vendredi 1 juin 2018

Les inégalités au Brésil: le présent et le passé

par Claude Morin

Notes pour une entrevue-vidéo que j'ai offerte à un groupe d’étudiants du cégep Édouard-Montpetit (Longueuil) le 3 mai 2018 pour un projet de fin d’études en sciences humaines (profil monde).

Comment se manifeste la pauvreté au Brésil?

La pauvreté se manifeste de multiples façons. Sous réserve d’y revenir plus tard, je dirais que le Brésil est l’une des sociétés les plus inégalitaires de la planète. Cette inégalité extrême est le produit d’une histoire qu’il faut prendre en compte. Le Brésil a connu un passé colonial qui le rattachait au Portugal, un pays maritime sans grandes ressources. Son économie a reposé jusqu’à la fin du XIXe siècle sur une institution la plus inégale qui soit, l’esclavage. Son élite se définissait par la grande propriété et seule une minorité disposait du pouvoir. Encore en 1930 sa république était « oligarchique ». Ce n’est qu’en 1988 que les analphabètes ont obtenu le droit de vote. Or les analphabètes représentaient alors encore le quart de la population.

La Fondation Abrinq a constaté en 2018 que plus de 40 % (16M) des enfants et ados de moins de 15 ans vivent dans la pauvreté. De ce nombre 5,8M (ou 13,5 %) vivent dans la misère (extrême pauvreté).

Voyons quelques manifestations de la pauvreté :
  • La faim est le premier indicateur de pauvreté. En 1946, fort de son expérience brésilienne, Josué de Castro publiait Géographie de la faim. Le dilemme brésilien : pain ou acier, un thème qu’il développera en 1951 dans sa Géopolitique de la faim. La faim demeure un problème persistant, particulièrement dans le Nord-Est et dans les favelas. Un proverbe brésilien dit : "Le pauvre mange de la viande quand il se mord la langue."
  • La non-scolarisation des enfants est un autre indicateur. La pénurie d’écoles ou leur éloignement en sont une cause. Une autre cause est que les familles pauvres ont besoin du travail des enfants. Le travail infantile représente 6 % des travailleurs (2,5M). La désertion scolaire reliée à la pauvreté concerne également beaucoup d’enfants.
  • L’accès à l’éducation demeure très différencié. Une minorité peut espérer accéder à l’enseignement et à un diplôme universitaires.
  • La discrimination est à la fois effet et cause de pauvreté. Comme le dit un proverbe : "Pauvreté n'est pas vice, mais mieux vaut la cacher." Au Brésil, elle participe de la discrimination socio-raciale. Je citerai une métaphore. Le sucre a longtemps été la principale ressource d’exportation. Le Brésil était à l’image du pain de sucre. La société se cristallisait avec les Blancs en haut, les gens au teint brun étant tenus en moindre estime au milieu, et les esclaves noirs se retrouvant en bas, comme pour la panela. Au Brésil, un « travail de noir » est encore un travail bâclé. Dans les petites annonces, une offre d’emploi qui précise une « bonne apparence » n’est pas destinée à un Noir.
  • Les bas salaires, l’emploi précaire, le chômage, le travail informel ou au noir sont le lot de millions de Brésiliens.
  • La citoyenneté demeure limitée. Avant 1930, le vote était public. Le contrôle des électeurs est demeuré une pratique et persiste dans les campagnes du Nord-Est. C’est le clientélisme. Les pauvres sont sensés soutenir les puissants dont ils recherchent la protection.
  • L’État applique une justice de classe. Les Brésiliens ne sont pas égaux devant la loi. L’élite a la capacité de manipuler et d’orienter les lois en sa faveur. Elle peut se soustraire aux lois. On le voit avec l’injustice qui vaut l’emprisonnement de Lula, le président qui a fait le plus pour les pauvres. Ceux qui ont fait le coup d’État contre Dilma Rousseff ont été de toutes les formes de corruption et pourtant ils échappent à toute sanction. « Pour nos amis, tout; pour nos ennemis, la loi ».
  • L’État de droit coexiste avec beaucoup de situations informelles : tel le jogo do bicho, une loterie clandestine qui entretient le rêve d’enrichissement fortuit chez les pauvres tout en enrichissant réellement diverses pègres. Les bicheiros se donnent une légitimité en finançant les écoles de samba et la participation populaire au carnaval.
  • L’accès inégal aux services se manifeste dans une institution bien brésilienne, le jeito. Le jeito est la façon de lubrifier les engrenages du gouvernement et de la bureaucratie pour obtenir une faveur ou pour contourner un règlement. Ceux qui en ont les moyens achètent ainsi des services ou échappent à des sanctions.
  • Il y a enfin le contrôle idéologique. L’avènement de la télévision y a contribué. Elle a créé un divertissement aliénant, les telenovelas. Ces feuilletons quotidiens mettent en scène des milieux riches; on y parle des tourments du cœur, des infidélités, avec des vedettes blanches. C’est même caricatural. Rien à voir avec la réalité des téléspectateurs les plus nombreux et assidus. Les Brésiliens adorent les contes de fée, ces histoires pleines de passion, de richesse, de statut dont rêvent les classes moyennes et pauvres.
Qu’est ce qui explique les inégalités sociales au Brésil durant le 20e siècle? Ont-elles diminué ou augmenté?

L’État et les pouvoirs qui lui sont associés et attribués (exécutif, législatif, judicaire, police) ont été, sauf pour de courtes périodes, au service d’une minorité privilégiée. Des avancées momentanées avant 1964 ou avant 2016 ont pu être annulées par des coups d’État. La distribution très inégale de la propriété et des revenus n’a pas été corrigée, même partiellement, par l’impôt (sur le capital, les revenus ou la succession). Les 10 % les plus riches concentrent 50 % des revenus. Le coefficient Gini qui mesure l’inégalité des revenus se situait à 0,59 en 2001 et à 0,52 en 2011. Pour le Canada, il s’établit à 0,31.
Certains indicateurs montreraient que globalement la pauvreté a reculé. Vers 1935, l’espérance de vie à la naissance était de 41 ans; en 2000, elle avait été portée à 68 ans. La vie moyenne avait donc gagné 27 ans. Vers 1920, 65 % des Brésiliens de 15 ans et plus étaient analphabètes; en 2000, la proportion d’analphabètes avait chuté à 13 %. Pendant la majeure partie du XXe siècle, les analphabètes ne pouvaient voter. Ils acquirent le droit de vote avec la constitution de 1988. 

Les inégalités sociales ont reculé rapidement entre 2003 et 2014. La pauvreté a diminué de 55 % et l’extrême pauvreté de 65 %. Le salaire minimum réel s’est accru de 76 % et les salaires réels ont augmenté de 35 %. Mais les inégalités se sont accrues depuis le coup d’État qui a limogé Dilma Rousseff en mai 2016. Un train de mesures a été annoncé : privatisations, réforme des lois du travail, réforme des retraites, gel prolongé des budgets pour les dépenses publiques. Le gouvernement issu du coup d'État parlementaire (mais aussi financier et médiatique) s'est attaqué aux conquêtes sociales.

Quelles sont les politiques mises en place par le gouvernement brésilien pour affecter, positivement ou négativement, ces inégalités?

Ce fut d’abord le syndicalisme, le droit des travailleurs de s’organiser pour défendre leurs droits. Cela a commencé sous Vargas dans les années 30-50. Mais ce droit ne concernait que les citadins. Encore était-ce un syndicalisme vertical liant les travailleurs à l’État corporatiste, se présentant comme arbitre entre eux et les patrons. Les travailleurs ruraux en étaient exclus.

Les gains majeurs furent réalisés sous les gouvernements Lula (2002-2010) qui mit en place des programmes sociaux. Le plan phare fut Fome Zero pour combattre la faim. Puis Bolsa Familia a offert une allocation aux familles pauvres: 70R/m versée à la mère par enfant scolarisé (>200 R par famille). Projovem a permis de scolariser 4,5 M de jeunes en accordant 120R/m aux jeunes qui apprenaient un métier. En 1978, moins de 8 % de la population brésilienne recevait des subsides de l’État. En 2008, cette proportion atteignait 58 %. On calcule que ces programmes ont tiré 50 M de Brésiliens de la pauvreté.

Quelles actions le gouvernement brésilien pourrait-il entreprendre pour diminuer ces inégalités?

Réaliser une réforme agraire véritable. Au Brésil, en 1997, 35 083 grandes propriétés foncières occupaient 153 M d’hectares (1,5 M km²), une superficie équivalente à la France, l’Espagne, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche réunies, laquelle correspondait à la moitié des superficies agricoles du Brésil, un pays qui compte 4 millions de paysans sans terre. Aucun gouvernement, même celui de Lula, n’a confronté sérieusement ce problème et procédé à une réforme agraire.

Entreprendre une véritable réforme fiscale de façon à ce que l’État ait les moyens de financer des programmes sociaux conséquents pour combattre la pauvreté et ses effets. Elle exigerait d’imposer davantage les grandes fortunes et les hauts revenus. La fiscalité actuelle frappe davantage l’achat de biens et services que les revenus et le patrimoine. Ainsi les familles gagnant deux salaires minimuns (= 575 USD/mois) dépensent 46 % en impôts indirects. Une telle réforme devrait parallèlement combattre l’évasion vers des paradis fiscaux pour les individus et fermer l’évitement fiscal pour les entreprises. Jorge Paulo Lemann, l’homme le plus riche du Brésil, figure dans les Paradise Papers, avec deux de ses partenaires comme propriétaire d’au moins 20 sociétés offshore inscrites aux Bermudes, aux Bahamas et aux îles Cayman. Sa fortune personnelle est estimée à 30 milliards USD. Elle équivaut à celle de 100 M de Brésiliens selon Oxfam.

Sous Lula et Rousseff, la pauvreté a reculé, mais le nombre de milliardaires a explosé ; les inégalités ont baissé, mais elles restent encore à un niveau très élevé ; la classe moyenne s'est accrue, mais le niveau de vie d'une fraction importante de celle-ci s'est relativement détérioré en raison de la reprise de l'inflation et de la hausse des impôts rattachés à la consommation.

D’un point de vue historique, depuis quand les inégalités économiques sont-elles présentes au Brésil? Y-a-t-il une période dans l’histoire où les inégalités étaient presque inexistantes?

Les inégalités tant économiques que sociales sont apparues dès la colonisation européenne du Brésil. La découverte du Brésil remonte à 1500 quand Pedro Álvares Cabral, en route pour l’Inde, dévia vers l’Ouest et accosta au Brésil dont le premier nom fut Terra da Vera (Santa) Cruz. Les Portugais allaient dans un premier temps extraire le pau brasil, un bois tinctorial (couleur de braise qui donnera son nom au pays), utilisant comme coupeurs les autochtones du littoral. Puis ils allaient peupler le Nord-Est et développer la culture de la canne à sucre. À cette fin, ils allaient importer des esclaves depuis l’Afrique où ils avaient établi des comptoirs. « Pas d’esclaves, pas de sucre, pas de Brésil ». Au 17e siècle, le Portugal allait perdre sa prééminence en Asie face notamment aux Pays-Bas qui s’installent en Indonésie pour le commerce des épices. Chassé du Japon, il ne conservera que quelques comptoirs (Macao, Goa). Le Brésil allait devenir au 18e siècle la principale source de revenus pour la couronne et les marchands portugais. Le colonialisme, on le sait, est source d’inégalités, car la colonie doit dégager et transmettre des surplus à la métropole. Ces surplus provenaient de la fiscalité (les impôts prélevés) et du commerce asymétrique. Devenu indépendant en 1822, le Brésil vécut des relations néocoloniales avec la Grande-Bretagne : des marchands, des investissements, des banques, des chemins de fer, etc. Ceci sur le front externe. Mais à l’intérieur, le principal facteur d’inégalités fut la persistance de l’esclavage. L’esclavage ne fut aboli au Brésil qu’en 1888, dernier pays des Amériques (après les États-Unis et Cuba). L’esclavage fut la pire institution : ses conséquences durent jusqu’à aujourd’hui. L’autre cadre fut la propriété rurale. Les privilégiés – les homens bons -- obtenaient des titres, les autres, la majorité, n’étaient que des occupants précaires susceptibles d’être une main-d’œuvre bon marché ou d’être expulsés faute d’être propriétaires.

En passant, les inégalités étaient moindres avant l’arrivée des Portugais en raison d’une plus grande homogénéité culturelle et technologique. Les autochtones sédentaires pratiquaient une agriculture fondée sur le manioc. Ils vivaient en tribus qui s’opposaient cependant dans des guerres incessantes ayant pour objectif le contrôle de territoires, la saisie de femmes et la capture de prisonniers destinés à des rituels anthropophages. Le tupi-guarani était la langue commune.

Pouvez-vous nous parler des célèbres favelas et de l’insécurité qui les caractérise?

Les favelas naissent avec l’abolition de l’esclavage. Les affranchis se retrouvent sans travail, sans maison. Ils cherchent des agglomérations d’hommes libres. Ils se glissent dans les villes. Ils se construisent des logis avec des rebuts. Les soldats de la guerre des Canudos rapatriés à Rio s’installent sur un morro (Providencia) qu’ils baptisent Favella (du nom d’une colline d’euphorbes à Canudos). C’est à Rio que le terme naîtra en raison notamment de la topographie de la ville (parsemée de collines impropres à l’occupation « noble ») et de son statut de capitale (jusqu’en 1960). Mais le phénomène va se multiplier et s’appliquer à presque toutes les villes en raison de leur essor rapide après 1940. A Rio, plus de 1,5 M vivent dans un millier de favelas, soit près du tiers de la population urbaine. Rocinha compte à elle seule plus de 150 000 habitants.

Le problème de Rio est particulier : les favelas jouxtent les beaux quartiers, les tours d’habitation. Leurs habitants travaillent pour leurs riches voisins: femmes de chambre, concierges, personnel de restaurant. Les zones d’opulence avoisinent les zones de détresse. Les rues sont envahies de camelots et vendeurs à la sauvette; les plages, par des truands qui pratiquent l’arrastão (agression emportant les articles de valeur).

Les favelas ont mauvaise réputation. On les considère comme des zones de non-droit parce que des trafiquants s’y sont implantés en quête d’impunité. Une contre-culture de la violence s’y est développée. Même la police n’y entre pas. Elles sont devenues des anti-villes au cœur des villes. Mais une favela contient plus que des drogués et des tueurs. On y trouve tout : des bus, des dispensaires, des boutiques, des troquets, etc. Les maisons catastrophiques sont peintes de plusieurs couleurs. Presque toutes les cabanes ont téléphone et télévision.

À partir de 2008 en gros, en prévision de la tenue des Jeux olympiques, on a voulu pacifier les favelas de Rio. On a commencé par les emmurer. Ce fut d’abord Santa Marta qui jouxte le quartier de Botafogo. Un mur de béton de 3 m de haut. Au début 2009, il y avait déjà 9 favelas emmurées. Le XXIe s. s’annonce le « siècle des murs » : ici le mur éloigne deux morceaux d’une même nation. Puis on a envoyé des commandos spéciaux. En nov. 2011, l’unité spéciale (UPP : Unidade de Polícia Pacificadora) a occupé sa 19e favela depuis 2009. 3 000 policiers et soldats ont occupé Rosinha, sans coup férir. Une seule arrestation, celle du caïd Antonio Bonfim Lopes, surnommé «Nem»*. Les 200 trafiquants avaient eu le temps de déménager! Trop souvent la pacification d’une favela ne fait que transférer la criminalité vers d’autres favelas. Comme la sécurité est l’affaire des pouvoirs locaux, l’intervention policière oscille entre une brutalité inouïe et des complicités fructueuses avec les organisations mafieuses et les administrations corrompues. Là où la pacification s’exerce une police communautaire prend la relève. L’objectif est de promouvoir l’inclusion sociale en offrant des services urbains complets (électricité, dispensaire, école, eau et égout). On a même instauré un tourisme de favela afin de créer une source de revenus. Marielle Franco était la preuve qu’une favela pouvait donner à la société une grande leader. À 38 ans, diplômée en administration publique, conseillère municipale, militante pour tous les droits, elle a été sauvagement exécutée en mars dernier par des tueurs à gages au service de politiciens corrompus ou de groupes paramilitaires. Ces derniers sont nés avec la bénédiction des forces de sécurité, mais rapidement ils se sont livrés à des extorsions et se sont disputés des territoires, allant jusqu’à collaborer avec ces mêmes groupes criminels qu’ils étaient sensés combattre.

La violence prospère sur le terreau de la misère au voisinage quotidien de l’opulence. Les associations criminelles exploitent les structures de contre-société des favelas pour couvrir leurs méfaits. Le taux annuel d’homicides et de morts par armes à feu pour 100 000 hab. dans la ville de Rio s’élève à 18 (mais à 36 dans les favelas); les armes à feu sont la principale cause de mortalité chez les 15-24 ans. L’insécurité est omniprésente au Brésil. La verticalisation des immeubles huppés protège grâce à des gardiens armés. La maison particulière n’est viable qu’à l’intérieur d’un condominio fechado, un lotissement entouré de hauts murs, bardé d’électronique et gardé. Entre l’école et le retour des parents, les enfants vont dans un clube. Les enfants pauvres vont dans la rue. Pensons au film Pixote d’Hector Babenco (1981) qui dépeint le monde violent des enfants abandonnés et l’incapacité du système à offrir des remèdes.

L’insécurité coûte très cher. Presque tous les lieux où l’on manipule de l’argent sont protégés par des gardiens armés. On dépenserait annuellement 8G$ pour la sécurité. Les agences de sécurité privées sont une grosse affaire. São Paulo est devenue la deuxième place pour le trafic des hélicoptères urbains, derrière New York, permettant d'éviter les engorgements du trafic et la violence urbaine.

* « Nem », le caïd bienfaiteur. Âgé de 35 ans, caïd depuis 10 ans, il vivait comme un roi, tirant 3 MR (1M USD) par mois du trafic des stups. Employé modèle d’une société de communications, il était devenu caïd après avoir emprunté de l’argent pour des traitements à sa fille auprès du précédent caïd de Rocinha. Père de sept enfants de trois femmes, il jouait au bienfaiteur pour sa communauté. Il a été trouvé dans le coffre d’une voiture dont les occupants prétendaient qu’elle était protégée par l’immunité diplomatique. Les occupants auraient offert jusqu’à 1 MR aux policiers pour mettre fin à la poursuite. Nem a déclaré que la moitié de ses gains allait à des pots-de-vin. Il dépensait pour la communauté et les individus (paniers de vivres), construisant même des maisons.