dimanche 31 mai 2020

Perspective historique sur la politique canadienne en Amérique latine

par Claude Morin (claude.morin@umontreal.ca)

Le Canada a posé sa candidature pour accéder en 2021 pour un septième mandat à un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Nous sommes nombreux à penser que le Canada ne méritait pas ce poste et que la Norvège ou l’Irlande étaient des candidats beaucoup plus méritants. Le Canada a démérité pour plusieurs raisons, entre autres pour son soutien inconditionnel à Israël lors de votes concernant la question palestinienne. Au fil des années, sous les gouvernements Harper, le Canada s’est fait l’écho des positions états-uniennes sur les dossiers internationaux, y compris en Amérique latine. Le retour des libéraux au pouvoir n’a pas constitué le changement attendu. Face à l’administration Trump, le Canada s’est montré encore plus conciliant comme si sa stratégie consistait à amadouer son partenaire imprévisible en échange de concessions sur des dossiers bilatéraux. Or les retours d’ascenseur ont été rares, sinon inexistants. En juin 2020, le Canada a essuyé un camouflet puisque sa candidature n'a pas été retenue.

En participant en première ligne à la création du Groupe de Lima à l'été de 1998 Ottawa a choisi son camp. Le Groupe de Lima n’a été dès ses origines qu’un agent de délégitimation du président Maduro en vue d’un « changement de régime » en accord avec les positions de Washington et de l’opposition vénézuélienne. En reconnaissant Juan Guaidó (« l’autoproclamé ») comme « président intérimaire » (ou « président en exercice ») et en faisant sa promotion auprès de pays amis, le Canada s’est associé à un coup de force orchestré par les États-Unis et a renoncé à ce rôle de médiateur entre les parties en conflit qu’il a joué dans le passé. Ce choix confirme à notre avis un glissement réactionnaire en cours depuis 2000. L’avènement de gouvernements progressistes en Amérique latine – la « vague rose » – a mené à des désaccords avec le Canada concernant le rôle accru des minières canadiennes et les conflits qu’elles suscitent avec les communautés où elles s’implantent. Les divergences ont aussi porté sur leur rejet des politiques néolibérales et d’une intégration continentale à l’avantage des pays du Nord. D’autant plus que le Canada tendait à s’accommoder des violations des droits de la personne dans les pays autoritaires avec lesquels il cherchait à développer des relations d’affaires, tels le Honduras, la Colombie, le Guatemala.

Je crois que cette évolution de la politique canadienne en Amérique latine correspond à la fonction subimpérialiste qu’assume de plus en plus le Canada. Le Canada a des intérêts propres qu'il tente de promouvoir, mais il est également un relais des États-Unis et de leurs transnationales. Même la centaine de minières qualifiées de « canadiennes », parce qu'elles ont leurs sièges sociaux au Canada et leurs actions à la Bourse de Toronto (et de Montréal), sont pour beaucoup des transnationales dont les actions sont majoritairement détenues hors du Canada (aux États-Unis, en Australie, en Grande-Bretagne, etc.). Ces minières profitent de la « réputation » (absence d’un passé colonialiste, « middle power », « honest broker ») et des lois du Canada. Le Canada essaie de surfer sur le « soft power », alors que les États-Unis brandissent le « big stick » et jouent du « hard power » grâce à leur puissance financière et militaire qui impose la peur et fait d'eux le suprême « bully boy » capable d'intimider. Le rôle du Canada dans le groupe de Lima correspond à sa position « subimpérialiste ». C’est aussi le cas en Haïti. Le gouvernement canadien pratique l'ingérence au nom du développement depuis des décennies, mais collabore à définir les gouvernements depuis 2004 dans le cadre d'un « cartel »impérialiste avec les États-Unis et la France.

Ceci pour dire que le Canada affiche de moins en moins une voix indépendante dans les dossiers internationaux. L’alignement sur les États-Unis a de quoi choquer. Justin Trudeau n’est que l’ombre de ce que fut son père sous ce rapport. Le nom ne doit pas nous abuser, les discours non plus. Sa défense de l’extraction et de l’exportation des ressources le met en contradiction avec ses déclarations sur l’environnement et sur la réconciliation avec les peuples autochtones. Elle rappelle que le Canada entretient toujours un colonialisme interne aux dépens des Premières Nations.

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Il est toujours instructif pour comprendre le présent et la route qui s’ouvre devant nous vers l’avenir de regarder dans le rétroviseur et de voir la route parcourue. Mon exposé comporte quatre sections.

1. De l’Atlantique Nord à l’Amérique du Sud : l’ère des relations bilatérales

Je distinguerai deux itinéraires, deux centres d’intérêt. Le premier cadre des interactions entre le Canada et l’Amérique latine, le plus ancien, fut de nature économique. Notre présence politique a mis du temps à s’exprimer. En revanche nos relations commerciales avec l’Amérique latine remontent à l’époque de la Nouvelle-France alors que dans le cadre du commerce triangulaire la colonie du Saint-Laurent et de l’Acadie exportait de la morue, du saumon, des pois, de la farine et du bois et importait une quarantaine de produits tropicaux des Antilles tels le sucre, le cacao, le tafia (rhum) et le sel.
Ce commerce allait se poursuivre sous le régime britannique, portant avant tout sur la morue salée ou séchée et le bois contre le sucre et le rhum. Une mission fut même envoyée au Mexique, au Brésil et dans les Caraïbes à la veille de la Confédération pour rechercher des partenaires commerciaux pour le cas où les États-Unis mettraient fin au traité de réciprocité signé en 1854 avec l’Amérique du Nord britannique.

C’est à titre d’appendice au capital britannique que le Canada allait développer de nouveaux intérêts au Sud des États-Unis. Des sociétés canadiennes allaient contribuer au tournant du XXe siècle à la modernisation de quelques pays d’Amérique latine, soit au Mexique, au Brésil, à Cuba. Elles allaient installer des réseaux de tramway, de téléphone, de gaz, d’électricité dans des villes. William Van Horne, président du Canadian Pacific Railway, allait financer et gérer la ligne ferroviaire entre La Havane et Santiago. Max Aitkin (Lord Beaverbrook), l’une des premières fortunes du Nouveau-Brunswick, avait des intérêts dans le chemin de fer et la banque à Cuba. La Royal Bank et la Bank of Nova Scotia allaient développer des réseaux à Cuba et dans les West Indies. L’assurance-vie fut un autre secteur où s’affirma l’internationalisme canadien. Fondée à Montréal en 1865, la Sun Life se constitua un empire dans les Amériques et au-delà, essaimant en Asie. Trois autres sociétés lui emboîtèrent le pas.

On remarquera que l’expansion du capitalisme canadien se concentrait avant 1950 dans les services publics le plus souvent dans le sillage du capital britannique, en alliance avec le capital états-unien dans certains marchés. Le fleuron du capitalisme canadien en Amérique latine fut sans aucun doute la Brazilian Traction, Light and Power Company incorporée à Toronto en 1912. Elle employait près de 50 000 Brésiliens vers 1940 et son empire couvrait plusieurs champs d’activités dont certaines où elle détenait une position de monopole. « A Luz » pour les Brésiliens, baptisée aussi la « Pieuvre canadienne », deviendra la Brascan Ltd en 1969, vendra des secteurs à l’État brésilien et sous les Bronfman se transformera en un conglomérat financier mondial, la Brookfield Asset Management.
Les premiers contacts politiques eurent pour cadre les guerres d’indépendance. Ils furent le fait d’idéalistes, de sympathisants, voire d’aventuriers. Ils n’avaient pas un caractère officiel. Je pense au Montréalais John Robertson officier et secrétaire auprès de Simón Bolívar, au Torontois William Ryan qui fut brigadier-général dans la guerre de libération cubaine lancée par Manuel de Céspedes, aux Québécois Jacques Chapleau et Georges Charette dans la seconde phase.

Ce n’est que par la Déclaration Balfour de 1926 que le Canada obtint une autonomie de fait en matière de politique extérieure, une autonomie sanctionnée par le Statut de Westminster en 1931. Pendant encore une dizaine d’années la représentation canadienne allait passer par les ambassades britanniques. Puis à partir de 1941 le Canada établira des légations, puis des ambassades au Brésil, au Mexique, à Cuba et en Argentine.

En 1948, au moment où est créée l’Organisation des États américains, le Canada a déjà ses représentants dans plusieurs pays. Il décide pourtant de ne pas adhérer à l’OÉA. Pourquoi a-t-il renoncé à faire partie d’une organisation panaméricaine? La question s’était posée au moment de la création de l’Union panaméricaine. Les pays d’Amérique latine avaient alors souhaité l’adhésion du Canada. Ils invitèrent instamment le Canada à se joindre à l’Union panaméricaine à plusieurs reprises. Et cela dès 1909. On lui réserva même un fauteuil portant l’inscription « Canada » au siège de l’UPA à Washington. Et ces pays étaient parmi les plus influents : le Chili (1923), le Brésil (1925, 1941), le Mexique (1928, 1931), l’Argentine (1929, 1941). Selon un mémo du ministère des Affaires extérieures de 1928, il était clair que Washington s’opposerait à l’adhésion du Canada, jugeant que sa politique étrangère était contrôlée par une puissance européenne et donc contraire à la doctrine Monroe.

Le Statut de Westminster (en 1931) ne changea rien à l’opposition de Washington. Le Canada lui apparaissait comme un représentant des intérêts britanniques. En 1941, alors que le Canada envisageait d’adhérer, les États-Unis firent savoir à d’autres pays qu’il ne saurait en être question parce que le Canada n’était que le paravent de la Grande-Bretagne. Sumner Welles considérait aussi que le Canada serait un concurrent potentiel sur les marchés latino-américains. Et Washington n’avait pas tort dans la mesure où Londres comptait sur Ottawa pour protéger ses positions au Brésil et en Argentine et amortir son déclin impérial auquel les États-Unis participaient.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le Canada n’avait plus de raison d’adhérer au système interaméricain. Il croyait à la théorie de l’équilibre des puissances. Des organisations régionales comme l’UPA, puis l’Organisation des États américaine se caractérisaient au contraire par une asymétrie flagrante. Les États-Unis y étaient les maîtres du jeu. Les diplomates en poste en Amérique latine étaient conscients que le puissant voisin ne tolérait pas la dissidence dans leur « arrière-cour ». Le Canada préféra s’investir dans l’ONU et dans l’OTAN, des organisations où il pouvait compter sur des alliés pour amortir les prétentions hégémoniques de Washington.

L’option multilatéraliste du Canada n’était pas la seule raison. En 1947, Lester B. Pearson considérait que le Canada était plus proche physiquement et politiquement de l’Europe que des « dictatures latino-américaines ». Le Canada ne gagnerait rien à adhérer à l’OÉA. Il risquerait de devoir prendre position pour ou contre les États-Unis sans pouvoir compter sur des alliés partageant ses valeurs. Il n’avait aucune envie de signer le Pacte de Rio (le volet militaire de l’OÉA) et de s’engager dans la défense de tout un continent. Washington souhaitait désormais à l’heure de la guerre froide que le Canada rejoigne l’OÉA. Or Ottawa préféra rester à l’écart. Son opposition au communisme et à l’URSS n’adoptait pas les accents de croisade de son voisin ni sa propension à voir tout à travers le prisme de l’anticommunisme. Certes plusieurs diplomates en poste appliquaient cette grille dans leur analyse des mouvements socio-politiques sur place, les attribuant à la subversion communiste. Mais des fonctionnaires à Ottawa croyaient que les réformes sociales étaient la meilleure défense face aux inégalités et que le nationalisme économique en Amérique latine n’était pas un produit soviétique.

Les dirigeants canadiens constataient avec le Rapport Gordon (1957) que les investissements états-uniens représentaient une menace pour la souveraineté nationale. L’industrie canadienne avait connu une grande expansion depuis 1939 : elle se cherchait des marchés. Or s’agissant de l’Amérique latine, la promotion des échanges commerciaux pouvait très bien se faire dans un cadre bilatéral.

2. La Révolution cubaine comme occasion de se démarquer

La Révolution cubaine allait fournir au Canada l’occasion de se démarquer par rapport à la politique belliqueuse de son voisin. Le Canada a refusé dès 1960 de suivre la politique cubaine de son allié. Il a été avec le Mexique le seul pays américain à n’avoir jamais suspendu ses relations avec Cuba établies en 1945. Sa politique à l’égard de La Havane a été au contraire une façon de démontrer son indépendance vis-à-vis de Washington et de défendre sa crédibilité en tant que «puissance intermédiaire». Il a toujours vu l’embargo comme une mesure extraordinaire visant à punir un gouvernement qui enfreint les règles de conduite admises par la communauté internationale. Ottawa a résisté aux nombreuses pressions de Washington pour qu’il endosse sa politique d’isolement de Cuba. John Diefenbaker se fit un point d’honneur de résister à l’arrogance de J. F. Kennedy et de ses conseillers (Rusk, Rostow) et à leur prétention de dicter les options du Canada.

Afin de ne pas indisposer indûment Washington, Ottawa a fait preuve de discrétion dans ses relations avec Cuba. Le Canada ne vendit rien qui aurait pu avoir une application militaire (telles les avions Beaver en 1960). Il ne fut pas un canal pour contourner l’embargo en vendant des biens US (dont des pièces de rechange). Ce commerce étant nettement à l'avantage du Canada, il contribuait à drainer des devises gagnées sur d'autres marchés occidentaux. Bien des projets de coopération proposés par Cuba ou des Canadiens ne virent pas le jour, car, selon les fonctionnaires, ils auraient compliqué les relations avec Washington. Ottawa n’a pas non plus accordé à Cuba le volume de crédits commerciaux qu’il octroyait à d’autres pays du Sud. Il a suspendu son programme d’assistance en 1978, après trois ans seulement, pour protester contre l'engagement cubain en Angola et l’ACDI n’a réinscrit Cuba sur sa liste des pays bénéficiaires qu’en 1994. Entre 1970 et 1990, le Canada a accordé à Cuba sous forme d’aide bilatérale 19,9M$, ce qui place Cuba au 15e rang des pays d’AL bénéficiaires de cette forme d’aide alors que Cuba figurait comme notre 4e partenaire commercial dans la région.

Il est enfin de notoriété dans le milieu du renseignement que les services secrets canadiens (dont la GRC) collaboraient avec leurs homologues états-uniens pour la surveillance du personnel cubain au Canada. Dans les années 1960, selon un fonctionnaire en poste, l’ambassade à La Havane servit à espionner pour le compte des États-Unis. Même après la fin de la Guerre froide, le SCRS avait à l’oeil les Canadiens trop proches à son goût de Cuba.

La politique cubaine de Washington a conditionné la politique cubaine d'Ottawa. J’ai déjà caractérisé la relation Canada-Cuba comme un « duo à trois voix ». La relation avec les États-Unis a toujours « donné le la ». La ligne de conduite a toujours été de défendre ses intérêts commerciaux, mais sans se mettre les États-Unis à dos. Ne pouvant faire abstraction de la sensibilité obsessionnelle que manifeste Washington à l’endroit de la situation politique à Cuba, Ottawa a, à maintes reprises, exprimé des inquiétudes sur la situation des droits de la personne.

La politique canadienne envers Cuba a connu des hauts et des bas. C’est sous Trudeau père qu’elle connut sa meilleure phase à l’époque où le Canada défendait sa « Troisième Option » et qu’il développait ses relations commerciales avec l’Amérique latine, y compris avec le Brésil sous une dictature militaire. Elle connut un repli sous Mulroney en raison de sa proximité avec Reagan et Bush père. Elle reprit sous Chrétien et Martin, avant de stagner sous Harper dans ce que Mark Entwistle a appelé une « neutral indifference », quand Harper, à la différence de Chrétien, défendait l’exclusion de Cuba des Sommets des Amériques.

Trudeau fils s’est limité à un arrêt de 24 h à Cuba en novembre 2016 en route vers un sommet à Lima. Ses mots (« deep sorrow » et « remarkable leader ») exprimés à la mort de Fidel ont choqué les conservateurs au Canada et dans le monde, mais il s’abstint d’assister aux obsèques. Il a raté plusieurs occasions de marquer par des actes que le Canada se dissocie des sanctions appliquées par l’administration Trump contre Cuba. Qu’importe : le Canada a fait montre de respect et de pragmatisme envers Cuba. Il aurait pu saisir bien des occasions d’accroître ses échanges (de l’ordre de 1G$ dans la présente décennie), en accordant notamment des crédits comme il le faisait avec d’autres partenaires du Sud. Il a opté pour un profil bas. Ce fut néanmoins au Canada que se déroulèrent les rencontres secrètes qui aboutirent au rapprochement annoncé le 17 décembre 2014.

3. Le Canada rejoint l’OÉA

Le Canada devint pourtant observateur permanent à l’OÉA en 1972, puis membre de plein droit en 1990. L’adhésion partielle s’inscrivait dans une redéfinition de la politique étrangère engagée par le gouvernement Trudeau dès 1968. Sa « Troisième Option » réclamait une politique de diversification tous azimuts afin de réduire notre vulnérabilité vis-à-vis les États-Unis. Elle représentait un substitut à une orientation anti-US jugée impossible. Il fallait conquérir de nouveaux marchés. L’Amérique latine allait figurer en bonne place dans les priorités. Elle allait bénéficier de programmes d’assistance au développement.

À la différence des États-Unis qui utilisent l’assistance comme une arme politique, l’octroyant pour coopter ou la refusant pour châtier, le Canada l’attribue en fonction des besoins des récipiendaires. P. E. Trudeau défendra le pluralisme idéologique, déclarant en 1983 : « lorsqu’un pays se dote d’un régime socialiste ou même marxiste, il n’adopte pas nécessairement un ‘appareil’ qui en fait automatiquement un satellite des Soviétiques ». Un tel propos dans la bouche d’un président des États-Unis aurait été frappé d’anathème. De même le Canada est-il disposé à financer des entreprises et des projets étatiques et à admettre des expropriations qui commanderaient aux États-Unis l’application de l’amendement Hickenlooper contre un pays.

En d’autres mots, le Canada entrait à l’OÉA pour développer un partenariat avec l’Amérique latine, promouvoir ses intérêts économiques. L’adhésion définitive en 1990 est à situer dans un contexte où le Canada s’engageait dans des traités de libre-échange et d’intégration continentale, un processus qui s’affirmait également en Europe et en Asie. Il ne pouvait demeurer sur la touche.

En général, un des principaux points de divergence entre le Canada et les États-Unis a porté sur l’usage de la force et des interventions militaires pour renverser des gouvernements progressistes. Le Canada fut critique de l’intervention en République dominicaine en 1965 et de l’invasion à Grenade en 1983. Reagan n’avait pas informé au préalable Ottawa qui avait pourtant des liens étroits avec les Caraïbes anglophones. Le Canada contribua de façon significative au processus de paix en Amérique centrale dans les années 1980 appuyant le Groupe de Contadora pour faire obstacle à une intervention militaire au Nicaragua. En revanche, le Canada appuya l’invasion de Panama en décembre 1989, le seul pays du continent avec le Salvador à appuyer cette intervention. Il semble que ce fut une décision intempestive de Mulroney prise sans consultation du ministère des Affaires étrangères.

Les coups d’État qui mettent fin à des gouvernements progressistes ne suscitent pas une dénonciation de la part du Canada malgré ses professions en faveur de la démocratie. Le renversement du gouvernement Goulart au Brésil en 1964, préparé en concertation avec les États-Unis, ne rencontra qu’une réaction « prudente, polie et saupoudrée d’une rhétorique de guerre froide » (Rosana Barbosa). Le coup d’État contre le gouvernement Allende au Chili en 1973 donna lieu à une reconnaissance rapide du nouveau régime militaire, dès le 23 septembre, suivant la recommandation de l’ambassadeur à Santiago qui fit obstacle à l’accueil de réfugiés. Une reconnaissance qui déchaîna des protestations de groupes au Canada. Non sans certaines hésitations au nom de la sécurité nationale, le Canada devint le pays qui accueillit le plus de réfugiés chiliens dont beaucoup étaient clairement identifiés à la gauche.

Les gouvernements issus des coups d’État au Honduras en 2009, au Paraguay en 2012, en Bolivie en 2019 furent vite reconnus sans égard au fait qu’ils suscitaient des résistances des populations et que des États de la région les condamnaient. La politique canadienne a toujours été de reconnaître tout gouvernement qui exerçait un contrôle effectif sur son territoire et qui promettait de respecter ses engagements internationaux. Que dire toutefois de la participation du Canada à un changement de régime en Haïti en 2004 quand Jean-Baptiste Aristide fut chassé de la présidence et embarqué pour l’exil en Afrique du Sud? Et à son rôle en première ligne au sein du Groupe de Lima qui vise à un changement de régime au Venezuela aux côtés de gouvernements mal élus tels ceux de la Colombie et du Honduras où l’on assassine des leaders sociaux et des opposants?

4. Les minières canadiennes : les « nouveaux conquistadors »

Avant la Deuxième Guerre mondiale, les intérêts canadiens sous la forme d’investissements et d’activités d’affaires (banques, chemins de fer, production et distribution d’électricité, assurances) étaient plus importants que les échanges commerciaux. En 1945, les échanges commerciaux avec l’Amérique latine représentaient 1,8 % de nos exportations et 5 % de nos importations. C’est alors qu’apparaîtra un nouveau secteur, l’industrie minière. Des minières canadiennes deviendront avec le temps notre principale projection d’affaires dans la région. Au point de détenir à mon avis un poids considérable dans l’orientation de la politique canadienne dans certains pays dans les années 2000. Les minières canadiennes sont présentes au Mexique, en Amérique centrale, à Cuba, au Venezuela, en Colombie, au Pérou, en Bolivie, au Chili, en Argentine, au Brésil. En 2015, les actifs miniers canadiens en Amérique latine s’élevaient à 88 G$, soit autant que ces actifs au Canada. Les budgets d’exploration y étaient deux fois plus importants qu’au Canada. 40 % des grandes minières en Amérique latine avaient leur siège social au Canada.

Les minières canadiennes en Amérique latine ont fait parler d’elles pour des comportements contraires aux prétendues « valeurs canadiennes ». Déjà en 1947 le gérant de la mine Luz admettait verser 2,5 % du produit brut au général-président Somoza. En 1954, les succursales de Noranda et Ventures menaçaient de s’en prendre à la Fédération des travailleurs du transport qui les avait dénoncées auprès du Congrès canadien du travail. La Falconbridge était dénoncée en République dominicaine en 1971 pour la vente du nickel à l’industrie de guerre US pendant la guerre du Vietnam et pour la pollution. INCO possédait vers 2006 des titres sur plus de 100 km² dans la région d’Ezibal, au Guatemala, comprenant des terres revendiquées par les Quiché.

Les minières canadiennes à l’étranger ont été souvent accusées de violer les droits de la personne, les droits des travailleurs, à utiliser des milices privées qui allaient jusqu’à tuer des opposants, à polluer et à détruire les écosystèmes, à diviser les communautés afin de coopter des alliés, à corrompre des gouvernements, bref à appliquer des procédures et à adopter des comportements qui ne pourraient avoir cours au Canada. Ces minières engagent des poursuites de plusieurs millions de dollars contre des pays d’Amérique latine quand des tribunaux locaux émettent des sanctions, ordonnent des indemnisations ou que les gouvernements les exproprient pour « juste cause ». Elles recourent à l’arbitrage supranational si elles sont déboutées. Elles n’hésitent pas à réclamer des indemnités énormes alléguant les profits attendus dont elles ont été privées. Telle cette minière (Cosigo Resources) qui poursuit la Colombie devant un tribunal de Houston pour 16,5 milliards $ pour avoir créé un parc national sur ce qu’elle estime être sa concession. Le Ministre du commerce international, Ed Fast (conservateur), déclarait devant l’Association minière du Canada en 2014 : « We as a government and Canadians broadly speaking expect our companies to do business in a way that reflects the highest ethical standards, that reflects the highest environmental standards, the highest level of corporate social responsibility, the highest level of transparency. » MiningWatch Canada a dénoncé à multiples occasions le comportement des minières à l’étranger. Voilà un domaine où la « marque Canada » émerge souillée par les activités des « nouveaux conquistadors ».

Les minières canadiennes étaient très actives au Honduras au moment du coup d’État. L’ambassade du Canada collabora avec le gouvernement Lobo à une réforme de la loi minière en dépit de l’opposition de la société civile à l’exploitation à ciel ouvert. Ottawa est restée muette face à l’assassinat de journalistes et de leaders communautaires. Peu de temps avant le coup d’État au Paraguay, la transnationale canadienne Rio Tinto Alcan était à Asunción pour négocier un contrat qui lui accorderait une subvention de 14 millions $ sur vingt ans sous forme d'énergie électrique pour l'exploitation de gisements de lithium. Le président Lugo s'opposait à ce marché de dupes. Le lobbyiste de Rio Tinto est devenu vice-ministre de l'Industrie sous le gouvernement putschiste. Au moment du coup d’État en Bolivie, les transnationales Tesla et Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs pour accéder aux immenses réserves de lithium, à cet « or blanc » du futur. Or Evo Morales s’opposait à ce pillage du lithium sans grandes retombées pour le pays et lui préférait un partenariat entre des minières chinoises et la société d'État YLB en vue de produire des batteries en Bolivie même. En novembre 2018, la minière canadienne TriMetals Mining a gagné un procès contre la Bolivie condamnée à lui verser 27M$, alors qu’elle en réclamait 385M$, pour l’expropriation de son projet Mallku Khota. 

Et que dire du Venezuela dont les ressources énergétiques et minières suscitent toutes les convoitises. Et où les sociétés minières canadiennes accumulent des réclamations contre l’État vénézuélien ou rongent leur frein en attente d’un « changement de régime ». Un changement de régime auquel collabore le gouvernement canadien comme « parrain » du Groupe de Lima et pour lequel il appuie des organisations antichavistes, même financièrement, depuis au moins 2005 sous prétexte de promouvoir la « démocratie ». La minière Crystallex a gagné un procès en arbitrage pour l’expropriation de sa mine d’or Las Cristinas et réclame de se payer à même la liquidation de CITGO, une société qui vaut 8G$ alors que sa créance est inférieure à 2G$.

samedi 29 février 2020

Regards sur les conjonctures politiques contrastées en Amérique latine


par Claude Morin
28 février 2020

Le texte qui suit découle d’une demande qui m’a été faite par la Fondation Salvador Allende de Montréal de traiter de la conjoncture actuelle en Amérique latine. Il s’appuie sur une démarche quotidienne qui consiste à suivre l’actualité de plusieurs pays à l’aide de sources diverses. Ma préoccupation majeure dans cet exercice est de comprendre ce qui s’y passe et d’évaluer les perspectives de changement ou de réaction.

J’écris ce texte dans le sillage d’un événement dramatique. Le coup d’État en Bolivie a eu l’effet d’une douche froide pour les peuples qui luttent pour la justice sociale, l’inclusion, la tolérance et pour ceux qui, à l’étranger, sommes solidaires des gouvernements progressistes qui portent l’espoir de ces peuples. Un revirement comme celui-là ne doit pas nous surprendre, pas plus qu’il ne doit nous faire désespérer de l’avenir. Des signes existaient à l’effet que les élections seraient l’occasion d’une opération de déstabilisation. Je n’avais prévu ni la trahison des policiers et des militaires ni la démission du tandem Evo Morales-Álvaro García Linera.

L’histoire que je pratique depuis un demi-siècle m’a enseigné deux leçons :
  1. Elle progresse en spirale avec des avancées et des reculs, mais les reculs ne peuvent jamais longtemps dissimulé l’attrait des conquêtes antérieures et des droits acquis. C’est encore moins le cas aujourd’hui. Les reculs ne peuvent être que momentanés, car le niveau de conscience des peuples s’approfondit avec l’éducation et l’expérience vécue. 
     
  2. Ce mouvement d’avancées et de reculs crée des cycles, tantôt ce sont les forces du changement qui progressent, tantôt ce sont celles de la réaction qui dominent. Il existe une relation dialectique entre les forces progressistes et les forces conservatrices. L’Amérique latine étant diverse, ces cycles ne sont pas non plus synchrones. Une avancée quelque part peut coïncider avec un recul ailleurs.

    Le coup d’État en Bolivie révèle une triste réalité : l’ère des coups d’État n’est pas révolue. L’oligarchie, conservatrice par nature, est incapable d’agir démocratiquement, qu’elle soit au pouvoir (afin de le conserver) ou dans l’opposition (afin de le récupérer). Dans les deux situations, elle peut recourir à un coup d’État. Dans l’opposition, elle le fera au nom de la démocratie qu’elle prétend restaurer. Avant 1985, en gros, elle appelait et soutenait sans vergogne des coups d’État menés par les armées. Puis les coups d’État eurent mauvaise presse, étant comme une négation de la modernité à laquelle les élites prétendaient s’identifier. Pendant un quart de siècle l’Amérique latine en fut à une exception près exempte. Des gouvernements progressistes furent élus dans plusieurs pays au début du XXe siècle. La droite n’allait pas renoncer : elle allait mettre en marche de nouveaux mécanismes pour la reconquête du pouvoir là où elle l’avait perdu et le conserver ailleurs. Depuis 2009, la réaction conservatrice drape les coups d’État sous des déguisements institutionnels. Les appareils militaires et policiers n’ont apparemment plus le premier rôle. Ce sont d’autres appareils qui véhiculent désormais la réaction : ce sont, selon les pays, les parlements, les juges, les médias, souvent en alliance les uns avec les autres. Les médias contrôlés par la droite jouent un rôle majeur. Ils exploitent à fond le dossier de l’insécurité en vue de justifier des solutions autoritaires, répressives, sans égard aux causes qui l’alimente. C’est un terreau fécond pour la droite. Face à un gouvernement de gauche, les médias s’emploient à débusquer des cas de corruption, qu’ils soient réels ou inventés. Le système judiciaire en fait la matière du « lawfare », une guerre asymétrique menée contre un adversaire devant les tribunaux. Les fausses nouvelles et la désinformation transmises par les médias sociaux ont aussi leur rôle dans l’agitation de l’opinion, les protestations de rue qui font le lit à des opérations de déstabilisation. Ces acteurs se sont manifestés au Honduras, au Venezuela, au Paraguay, au Brésil, en Bolivie.

    Une autre vérité qui se dévoile avec de plus en plus de détails chaque jour est que les États-Unis ont été le cerveau et l’instigateur de ce coup d’État. Les acteurs boliviens l’ont réalisé sur place sous la conduite de l’ambassade à La Paz et de la CIA, avec la participation d’exilés installés aux États-Unis, en relation avec certains parlementaires de ce pays et avec un financement venant d’agences états-uniennes directement et par l’entremise d’ONG actives en Bolivie. Le secrétariat de l’Organisation des États américains a été un complice majeur. L’objectif était un changement de régime en Bolivie afin d’y installer un gouvernement ami.
Dans les prochaines pages, je vais m’arrêter à certains pays et signaler comment évolue la dialectique changement/réaction et quelles sont les forces qui l’animent.

Mexique

L’élection d’Andrés Manuel López Obrador en juillet 2018 a représenté une avancée considérable, non seulement pour le Mexique, mais aussi pour le bloc progressiste latino-américain réuni dans le Grupo Puebla. Ce triomphe a été accompagné par une position majoritaire du parti Morena au Congrès. Un an après son entrée en fonction, AMLO jouit d’un taux d’approbation de 70 %, du jamais vu. L'insécurité affecte encore sérieusement plusieurs régions. Elle est une hydre aux têtes multiples. L’année 2019 présente un bilan de 34 582 assassinats, le plus élevé des 20 dernières années, soit un taux de 27 homicides pour 100 000 habitants (15 fois supérieur au taux canadien). Au moins a-t-il abandonné la stratégie de ses devanciers qui avait amplifié le problème en engageant une guerre contre les narcotrafiquants qui avait fait plus de 200 000 morts. Sa « Quatrième Transformation » à visée éthique et citoyenne demeure à l'ordre du jour, dans le discours, comme une boussole (comme une religion disent certains), mais progresse lentement. La lutte contre la corruption et l'impunité demeure une priorité. AMLO a évité la chasse aux sorcières contre les anciens dirigeants soupçonnés d'actes de grande corruption, laissant le procureur général procéder aux enquêtes. L’ex-directeur de Pemex vient d’être arrêté en Espagne accusé d’une mégafraude dont a pu profiter l’ex-président Peña Neto. Les États-Unis ont arrêté l’ancien tsar de la lutte antidrogue. AMLO a dénoncé le néolibéralisme de ses devanciers, déterminé à tourner la page sur 36 ans de politiques publiques néolibérales. Plusieurs programmes sociaux ont vu le jour qui améliorent la vie matérielle des jeunes et des aînés. L’économie se porte bien comme le peso. Les radicaux lui reprochent de ménager ses adversaires. AMLO n'est pas le Chávez qu'annonçaient ses ennemis politiques et les puissants durant la campagne électorale. Il serait plus proche d'un Lula, cherchant à se concilier le patronat nationaliste. Face à Trump, il défend la souveraineté et la dignité mexicaines en évitant toute surenchère dans la rhétorique. Il respecte ses voisins au nom du principe de non-ingérence. Le Mexique a abandonné le groupe de Lima et accordé l’asile à Evo Morales et à plusieurs de ses ministres. L'opposition a multiplié les fronts de résistance à ses politiques et les grands médias lui cherchent noise sur de nombreux dossiers. López Obrador gouverne en informant le peuple par le biais de conférences matutinales, une façon d’assurer une transmission directe de l’information. En somme, les contradictions ne manquent pas. Il n’empêche que l’espoir a remplacé la désespérance.

El Salvador

C’est un candidat antisystème qui a remporté la présidence en 2019 : Nayib Bukele, un entrepreneur et ancien maire de San Salvador. Proche du FMLN dans le passé, il en a été exclu et s’est porté candidat avec un parti ambigu, GANA. C’était la première fois en 30 ans que la présidence échappait aux deux partis qui avaient incarné la polarisation entre l’extrême-droite (ARENA) et le parti de l’ancienne guérilla (FMLN). Le FMLN qui avait détenu la présidence durant deux mandats a échoué à combattre l’insécurité tout en ayant adopté des mesures progressistes qui auraient dû lui valoir la faveur populaire (en éducation, contre les pesticides, contre les minières). Jeune et charismatique, Bukele n’a aucune idéologie affirmée. La population semble avoir voulu échapper à la polarisation. Une fois élu, Bukule a glissé à droite, courtisant le patronat (ANEP), Bayer (qui a absorbé Monsanto) et les minières, boudant les médias au profit de Twitter qu’il utilise à la façon de Trump et signant un accord pour bloquer les migrations vers le Nord. Fidèle à son discours de haine et antisystème, il prétend être tout le gouvernement. Près d’un millier de fonctionnaires de l’époque FMLN ont été congédiés sans ménagement. Son dernier geste a été d’expulser les membres de l’ambassade vénézuélienne, une manière de se mériter les bonnes grâces de Washington. En février dernier, il a envahi le Congrès avec une escorte militarisée dans une manœuvre pour forcer les députés à voter un emprunt international de 109 millions $ qu’il prétendait affecter à la lutte contre l’insécurité. Quatre Salvadoriens sur cinq appuient cette intervention intempestive tant ils discréditent les députés pour leur incapacité à changer la situation. Le Congrès s’est lui-même placé au coeur d’une controverse en adoptant sur un vote très serré une loi d’amnistie pour les auteurs de crimes durant le conflit qui a fait plus de 75 000 victimes entre 1980 et 1992.

Honduras

Juan Orlando Hernández (JOH) a été réélu en 2018 malgré le fait que la Constitution interdisait un deuxième mandat et grâce à une fraude tellement évidente qu’elle fut dénoncée d’abord par l’OÉA. Les protestations n’y firent rien, car elles venaient d’un candidat soutenu par la gauche et les mouvements sociaux, ce qui devait, aux yeux des élites, les exclure du pouvoir. Elles furent réprimées sauvagement. Le Honduras est le pays qui exportent le plus grand nombre d’immigrants dans ces caravanes qui progressaient vers la frontière sud des États-Unis et contre lesquelles Trump réclamait son « mur ». La corruption y est endémique comme l’est la violence meurtrière contre les écologistes, les manifestants, les journalistes. Il y a plus de 10 ans que la protestation y est criminalisée et que les Honduriens vivent dans la désespérance entre la protestation et l’exil. Tant l’OÉA que les États-Unis protègent un véritable dictateur élu grâce à l’argent sale et à un pacte avec le narcotrafic alors qu’ils multiplient les sanctions et les campagnes pour forcer Nicolás Maduro à abandonner le pouvoir au Venezuela.

Colombie

Les accords de paix signés en 2016 entre les FARC et l’État colombien ne sont pas appliqués. La faute en incombe à la droite (et surtout à l’ex-président Álvaro Uribe et à son parti le Centre démocratique) qui a réussi à imposer ses vues lors du référendum de ratification à l’automne 2016, puis à bloquer l’application de clauses au Congrès dans les dossiers de la justice, des réparations et de la représentation des FARC au Congrès. L’élection du dauphin d’Uribe, sa marionnette de fait, Iván Duque, en mai 2018, a déçu les espoirs. Il n’empêche que le candidat Gustavo Petro, pour la gauche, a obtenu 42 % des voix au second tour, soit plus de 8 millions votes, le meilleur score de la gauche dans l’histoire colombienne, au terme d’une campagne marquée par des attentats contre lui et la gauche. Comme par le passé, le vote à gauche risque d’être sans lendemain dans la mesure où il ne découle pas ni ne se prolonge dans une organisation. Même Petro a dû édulcorer son message dans une vaine tentative de capter des votes au centre. En Colombie règne une oligarchie néolibérale qui recourt à la violence extrême. Le bloc au pouvoir s’est reconstitué unissant mafias, narcos, assassins et oligarchie. Des leaders sociaux sont assassinés chaque semaine (près de 300 en trois ans) et près de 200 ex-guérilleros désarmés ont été exécutés. Quelque chose a néanmoins bougé. Aux élections locales et régionales en octobre dernier, plusieurs candidats d’opposition et de gauche ont triomphé dans plusieurs grandes villes. Claudia López, féministe, lesbienne, indépendante, a conquis la mairie de Bogotá. Le parti d’Álvaro Uribe a été le grand perdant de ces élections. Et depuis des semaines le gouvernement Duque affronte des protestations massives à travers le pays contre ses politiques sur les fronts économique et social. L’insécurité de toute origine a trop duré. À la façon de ses homologues équatorien et chilien L. Moreno et S. Piñera, il a envo l’armée dans les rues avec comme bilan des morts! Lui aussi se considère en guerre contre son peuple. Son taux de désapprobation dépasse les 70 %. Le Congrès pourrait ouvrir une enquête sur l’achat de votes sur la côte atlantique. Deux riches familles auraient investi des millions de dollars dans son élection de 2018. Ces soupçons d’illégitimité et ses nombreuses démonstrations d’incompétence ne l’empêchent pas de s’investir en première ligne dans la déstabilisation du Venezuela au service des plans de Washington et de la CIA contre Maduro. Et sur ce front il n’a accumulé que des échecs.

Équateur

Lenín Moreno, ancien vice-président et héritier apparent de Rafael Correa, a trahi le programme et les électeurs qui l'ont porté au pouvoir en 2017. Sitôt élu, il a pactisé avec les ennemis de Correa, a changé les titulaires de nombreux postes, a organisé un plébiscite afin, entre autres, de faire annuler des mesures anti-corruption et de faire interdire tout futur mandat présidentiel pour Correa. Il s’est employé à défaire les avancées démocratiques réalisées sous la présidence de Correa. Il a expulsé Julian Assange de l'ambassade équatorienne à Londres pour satisfaire aux demandes des États-Unis et leur a redonné la base aérienne de Manta. Pourtant l'OÉA et les gouvernements qui veulent abattre Maduro et la Révolution bolivarienne n’ont rien trouvé à redire contre cet assaut porté contre les institutions équatoriennes. Ses mesures néolibérales ont réduit les ressources fiscales de l’État, le conduisant à réclamer un prêt de 4 milliards $ du FMI qui a imposé ses conditions. Un décret éliminant les subsides sur les carburants a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres déclenchant des protestations majeures. Il a convoqué l’armée dans les rues, a décrété un couvre-feu et s’est réfugié à Guayaquil. Bilan : plus de 10 morts et des centaines de détenus. Les États-Unis l’ont assuré de leur soutien. L’entrée en scène de la CONAIE l’a obligé à abroger son décret et à offrir un dialogue sur mesure. Après avoir imputé les mobilisations à Maduro et à Correa, il s’est attaqué aux corréistes qui ont été arrêtés ou contraints à se réfugier dans des ambassades. L’Assemblée a rejeté un projet de loi qu’il avait présenté pour la réforme du travail et de la fiscalité. Le Front unitaire des travailleurs annonce pour mars plusieurs manifestations pour défendre la sécurité sociale et exiger le versement par l’État d’une dette de 5 milliards $. Peut-être Moreno est-il otage d’une opération de chantage. À l’époque où il était vice-président il aurait obtenu un pot-de-vin de plusieurs millions $, les aurait placés dans une banque panaméenne au nom de son frère et de sa femme. Cet argent aurait servi à acheter un appartement à Alicante, des meubles pour sa fille à Genève, etc. Il est protégé de poursuites par la Procureure générale qu’il a nommée. La corruption et l’évasion fiscale sont connues des services secrets des États-Unis. Ceux-ci ont peut-être fait couler l’information pour mieux contrôler Moreno. Ses trahisons cacheraient ce péché originel. Seulement 4% de ses compatriotes croient en lui, le pire score de tous les présidents.

Pérou

Le pays se débat depuis des années dans des affaires de corruption qui concernent les quatre derniers présidents et le clan Fujimori. Les révélations sont venues de la société brésilienne Odebrecht qui a admis avoir versé des pots-de-vin pour obtenir des contrats publics (métro, routes, etc.) pour des centaines de millions. Ollanta Humala et sa femme sont détenus, P. P. Kuczynski a été démis, García s’est suicidé. Keiko Fujimori est en détention préventive depuis des mois. Les députés fujimoristes, majoritaires au Congrès, ont tenté de bloquer les enquêtes et les poursuites et de s’opposer à des élections anticipées. Les Péruviens sont descendus dans la rue pour dénoncer la classe politique au cri de « Que se vayan todos ». Leur intervention a permis au président Martín Vizcarra de prévaloir face au Congrès. Des élections anticipées ont eu lieu en janvier. Les fujimoristes ont subi une déroute. Le Congrès est maintenant éclaté entre plusieurs partis de droite. Il en va de même pour la gauche. Les élites ne jurent que par des mesures néolibérales à l’avantage du capital financier et des entreprises extractivistes. La population dénonce des projets miniers qui polluent les nappes phréatiques, les bas salaires comme les pensions anémiques.

Argentine

Le gouvernement Macri qui fut à l'avant-garde d'une restauration néolibérale en 2015 en Amérique du Sud, avec un modèle proposé par les conservateurs du Sud et leurs alliés du Nord, a fracassé lourdement. Il n’a réalisé aucune de ses promesses de lutte contre la pauvreté et pour la création d’emplois. C’est tout le contraire qu’il a provoqué : inflation, dévaluation, congédiements, pauvreté. Il a imputé les difficultés à l’ «héritage » qu’il avait reçu du gouvernement antérieur et a alimenté le « lawfare » contre Cristina Fernández Kirchner et ses ministres. Les élections du 27 octobre ont signé son acte de décès. Il laisse à son successeur et adversaire (Alberto Fernández) une économie en plein recul avec un accord de prêt léonin auprès du FMI. Dès son arrivée au pouvoir le nouveau président a réinscrit l’Argentine dans le camp des progressistes, en se portant au secours de Morales et établissant un pont avec AMLO. Sa première action fut d’obtenir du Congrès qu’il vote la « loi de solidarité et de réactivation de la production dans le cadre de l’urgence économique ». Il a annoncé plusieurs mesures dont profiteront les retraités et les consommateurs.

Uruguay

On aurait espéré que le fiasco argentin soit une leçon pour les électeurs d'Uruguay confrontés à des candidats qui prétendaient se faire élire avec des recettes ayant échoué en Argentine et au Chili. Le second tour a eu lieu le 24 novembre. Il opposait Daniel Martínez. candidat du Frente Amplio au pouvoir depuis 2005, au candidat de droite Luis Lacalle Pou (Parti Nacional) qui avait obtenu le ralliement des quatre autres formations de droite (Parti Colorado, Cabildo Abierto, etc.). Martínez avait obtenu 39,2 % au premier tour contre 28,6 % pour son adversaire. Le Frente Amplio (une coalition de gauche) avait pourtant beaucoup fait pour les Uruguayens en 15 ans : économie, protection sociale, IVG, cannabis, éducation. Serait-ce l’usure du pouvoir? L’ingratitude des électeurs est monnaie courante surtout chez la classe moyenne préoccupée par la consommation, l’insécurité. La victoire au second tour dépendait du vote des 180 000 électeurs antérieurement acquis au FA et qui ont émis un vote de protestation en faveur de la droite au premier tour. Au second tour Lacalle Pou a devancé Martínez par 37 042 voix, soit un maigre 1,5 %. Il entreprendra son mandat le 1er mars 2020. Déjà il a annoncé une réduction substantielle du budget social.

Venezuela-Cuba : même combat

Il y a maintenant plus de 20 ans que Cuba et le Venezuela sont unis et solidaires. Cette alliance remonte à la victoire d’Hugo Chávez en décembre 1998. Elle découle de l’amitié profonde entre Fidel Castro et Chávez qui a précédé la victoire du second. Mais c’est cette victoire qui a soudé les deux pays dans un partenariat indéfectible. Les deux dirigeants concevront des projets bénéfiques pour les deux pays. Ainsi les médecins cubains fourniront des services médicaux au Venezuela. Le Venezuela paiera ces services avec du pétrole instaurant un système de troc. Cette coopération a aidé Cuba à sortir de la « période spéciale . Plusieurs institutions régionales naîtront par la suite, telles l’ALBA, l’UNASUR, la CELAC, et des initiatives au plan de la communication, telles TeleSur et le REDH.

Depuis des mois, l’administration Trump s’emploie à attaquer les deux pays. L’objectif déclaré est de forcer le président Maduro à abandonner le pouvoir sous prétexte que sa réélection en mai 2018 était illégale du fait qu’une partie de l’opposition avait boycotté le scrutin. Mais ce que Washington veut c’est un changement de régime au Venezuela. Il veut en finir avec la révolution bolivarienne et chasser les chavistes du pouvoir afin d’installer un gouvernement ami (fantoche) à Caracas. Il s’attaque maintenant à Cuba sous prétexte que La Havane maintient des troupes au Venezuela en appui à Maduro, sans égard au fait qu’il s’agit essentiellement de brigades de santé. Il prétend empêcher les livraisons de pétrole vénézuélien à Cuba et y créer une crise énergétique. Il a décrété plusieurs mesures additionnelles destinées à étrangler l’économie cubaine (en limitant les transferts d’argent venant des particuliers, en interdisant les croisières, en appliquant le chapitre III de la loi Helms-Burton, en contrant la location d’avions par la ligne Cubana, etc.). Il renforce donc le blocus contre Cuba, un blocus décrété depuis 1962 et conçu comme principale arme pour réaliser un changement de régime à La Havane. Affamer la population pour qu’elle se soulève contre les dirigeants et ouvre ainsi la voie à une reconquête de l’île : tel était l’objectif déclaré dans un document interne en 1960. La Maison Blanche utilise le même arsenal contre le Venezuela. Priver le gouvernement de ressources, l’empêcher d’acheter des aliments et des médicaments. Rendre la gestion impossible et faire souffrir la population, ouvrant la voie à l’agitation sociale, à un coup d’État, à une intervention militaire, à des élections taillées sur mesure pour le triomphe d’une opposition servile.

Ce qui unit ces deux pays c'est qu'ils sont la cible d'opérations visant à provoquer un changement de régime d'abord à Cuba, en œuvre depuis près de 60 ans, puis au Venezuela, depuis près de 20 ans. Ces opérations font partie d’une stratégie qui tient en deux mots : « regime change ». Dans le passé, on s’attaquait à un pays à la fois. Aujourd’hui la Maison-Blanche prétend faire d’une pierre deux coups : désespérer deux peuples, renverser deux révolutions, l’une à court terme (la vénézuélienne), l’autre à moyen terme (la cubaine).

Or les deux pays résistent en dépit des sacrifices que cela implique pour leurs populations. En novembre dernier, Cuba a présenté pour la 28e année une résolution à l’Assemblée générale de l’ONU condamnant le blocus. 187 pays ont voté la résolution contre 3 qui ont opposé un non : les États-Unis, Israël et un nouveau venu dans ce camp, le Brésil de J. Bolsonaro. Cela fait plus d’un quart de siècle que les États-Unis sont isolés sur cette question.

Le gouvernement Maduro résiste lui aussi. L’invention d’un président fantoche en janvier 2019 a fait long feu. Juan Guaidó a été reconnu par une cinquantaine de pays à l’instigation de Washington et du Canada. Ottawa et Chrystia Freeland se sont discrédités dans cette affaire révélant la nature véritable du Canada : un État subimpérialiste au service des intérêts de minières dont il abrite les sièges sociaux inscrites à la bourse de Toronto. Les tentatives de Guaidó d’animer un coup d’État ont toutes échoué lamentablement. Elles n’ont jamais réussi à briser l’unité des forces armées et l’alliance civilo-militaire créée par Hugo Chávez et renforcée par Maduro. Ses appels à la mobilisation dans la rue ont été de moins en moins suivis. Tout au plus a-t-il obtenu des fonds en faisant geler des actifs de l’État vénézuélien à l’étranger, des fonds dont lui et ses amis ont accaparé une partie à leur profit personnel. Maduro dispose de l’appui d’une centaine d’États au sein des pays non alignés et de l’assistance essentielle de la Russie et de la Chine. Le dialogue mené avec l’opposition modérée semble être sur la bonne voie. Une sortie politique à la crise est envisageable en 2020 avec des élections d’une nouvelle Assemblée nationale sous des conditions acceptables pour l’opposition. Juan Guaidó n’est même plus président de l’Assemblée nationale ayant perdu le vote qui devait renouveler son mandat. Il n’est plus qu’un paravent derrière lequel se meut l’ingérence étrangère. Celle-ci, loin de baisser les bras, ajoute aux sanctions qui ont déjà fait des dizaines de milliers de victimes, par leurs effets sur la santé et l’alimentation notamment. L’administration Trump réclame pour la prochaine année une enveloppe de 200 millions $ pour faire face à « la crise au Venezuela » et y soutenir la « transition démocratique ».

Un sondage récent (février) confirme que Trump, Guaidó, Trudeau se trompent magistralement. Leur politique est contraire à ce que veut la majorité des Vénézuéliens. Plus de 80 % des Vénézuéliens considèrent qu'ils sont les principales victimes des sanctions décrétées par les États-Unis. 83 % s'opposent à une intervention militaire pour chasser Maduro et 75 % considèrent que le dialogue entre le gouvernement et l'opposition est la voie à suivre. En fin de compte seulement 16 % approuvent les politiques de l’administration Trump envers le Venezuela.

Le Brésil entre Bolsonaro et Lula

La libération de Lula a modifié la dynamique interne. Celui qui menait largement dans les sondages à six mois des élections de 2018 aurait dû remporter la présidence. Son arrestation et son exclusion de la course ont ouvert la voie à Jair Bolsonaro, un ancien capitaine de l’armée et un sénateur sans envergure. La présidence Bolsonaro s’annonce désastreuse pour les Brésiliens et Brésiliennes. Et dans tous les domaines depuis l’économie (l’emploi, les salaires, les pensions), les rapports sociaux (exacerbés par la haine, le mépris, l’exclusion), l’insécurité (le port d’armes), les institutions (l’éducation, la justice, la vie parlementaire), la culture (porteuse d’une protestation), l’environnement (en Amazonie particulièrement), la souveraineté nationale (un alignement éhonté sur les politiques états-uniennes), la position du Brésil dans les forums régionaux et mondiaux. Un mouvement de boycottage des produits brésiliens a déjà commencé. Une certaine élite, de grands médias, une partie de la classe moyenne découvrent combien ce président est à la fois incompétent et indigne de la fonction. Lui et son clan (à commencer par ses fils) sont mêlés à des affaires criminelles qui pourraient lui valoir une destitution. Il suffirait pour cela que s’enclenche une vaste mobilisation à travers le Brésil sous le slogan « Fora Bolsonaro ». C’est la rue qui avait entraîné le procès en destitution et la démission du président Fernando Collor en 1992 suite à des actes de corruption.

Chili

On m’excusera de ne pas traiter du Chili, la tâche ayant été confiée à un collègue chilien plus compétent que moi. Je ne puis que saluer ici le courage et la détermination du peuple chilien. Après un mois de protestations dans les rues, il aura arraché ce qui semblait impossible : un accord sur l’élaboration d’une nouvelle constitution. Le mérite en revient surtout aux jeunes qui ont entraîné toutes les générations à leur suite. La mobilisation se poursuit afin d’obtenir rapidement satisfaction à plusieurs demandes sociales touchant les salaires, les pensions, l’éducation, la santé. Sebastián Piñera doit être imputable pour la répression qu’il a opposée aux manifestants en faisant intervenir l’armée comme si le pays était « en guerre » contre son peuple. Les Carabineros ont usé d’une force excessive et disproportionnée. La vingtaine de morts, les centaines de blessés – plusieurs ayant perdu la vue –, les milliers de détenus constituent un bilan dramatique et justifient la visite d’une commission d’enquête sur les droits de l’homme. Pourtant le Canada comme les États-Unis ont soutenu le président Piñera. Ils n’ont exprimé aucun blâme sur la façon dont il a géré la crise que lui comme les élites et la classe politique n’avaient pas vu venir. Pas plus de 6 % des Chiliens approuvent désormais sa gestion. Certains partis au sein de la droite font campagne contre une révision de la constitution lors du plébiscite du 26 avril.

Bolivie

Le 10 novembre dernier le président Evo Morales et plusieurs de ses ministres démissionnaient. Ils réagissaient à l’escalade de la violence à La Paz et ailleurs. Ils croyaient mettre fin à la contestation des élections et ramener la paix. Ce dénouement et la progression des évènements correspondent au schéma des « révolutions de couleur » pensé par Gene Sharpe et appliqué localement sous la supervision de la CIA et de l’ambassade. La manière dont le processus s'est déroulé montre en effet que les instigateurs suivaient un scénario pensé à l'avance. « Fraude » devait être le cri de ralliement avant même que l'élection n'ait lieu. La déclaration de l’OÉA à propos de l’interruption dans la transmission des résultats avec 83 % du décompte, Morales menait avec seulement 7 % d’avance) a donné le la. Les protestations se sont transformées en actions violentes. Des hordes paramilitaires et de jeunes mercenaires, le plus souvent en motos et armés, ont assailli les partisans de Morales et du MAS, attaquant leurs résidences, incendiant, prenant des otages. Un climat de terreur s’installa. La défection des appareils étatiques responsables de maintenir l'ordre et la sécurité répondait à un plan qui visait à provoquer la démission de ministres et parlementaires du MAS. Le coup de grâce fut le dépôt du rapport provisoire de l’OÉA et l’adhésion publique des forces armées au plan «suggérant» à Morales de se retirer. Les FAB annonçaient par cet appel qu’elles n’assuraient plus la protection des autorités constituées. Le général Kalimán, leur commandant en chef, aurait reçu un million de dollars de l’ambassade et serait parti pour les États-Unis.

Ce coup avait été de plus « annoncé » par des opérations antérieures. Si Carlos Mesa, arrivé en seconde place, a été le premier à invoquer la fraude et à réclamer un second tour, Luis Fernando Camacho a été l’acteur le plus virulent dans une opération qui appelait à la démission de Morales. Camacho vient de Santa Cruz, un département qui a orchestré un mouvement subversif en 2008. À la tête des Comités civiques constitués sur le modèle des phalanges franquistes, ce chrétien fondamentaliste fanatique vient d’une famille qui doit près de 3 millions à l’État pour des taxes impayées par ses sociétés gazières. Son ressentiment à l’endroit de Morales date de la nationalisation du gaz. La création du Système unique de santé en 2019 a constitué un autre coup dur pour la famille Camacho et son Grupo Nacional Vida assureur privé de soins de santé.

Déjà en 2016 cette région avait été le pivot de la mobilisation contre le référendum pour autoriser Morales à briguer un troisième mandat consécutif. L’opposition avait fabriqué des mensonges pour discréditer Morales en inventant l’existence d’un fils et en le compromettant avec une ex-compagne accusée de concussion. Le « non » l’emporta par une marge de 2,6 %. Ses partisans présentèrent un recours devant le Tribunal constitutionnel qui statua en faveur du droit à la réélection pour tous les postes électifs en se fondant sur le pacte de San José (Costa Rica). Je considère que ce fut une erreur même si Morales a suivi en cela la voie empruntée ou envisagée par les présidents Fujimori, Menem, Uribe et Hernández avant lui. En réaction à la propension des présidents à se perpétuer au pouvoir, les constitutions latino-américaines ont dans beaucoup de cas opposé un verrou au continuisme.

La Bolivie est revenue à l’instabilité qui l’a caractérisée pendant des décennies, car le coup d'État a créé un énorme déséquilibre en produisant plus de perdants que de gagnants. Sous Morales, tous les Boliviens avaient profité de la croissance de la richesse, les pauvres plus que les autres classes vu leur point de départ. Ici encore la classe moyenne en demande plus et les élites veulent défendre leur position privilégiée face à l'enrichissement de ceux qu'elles exploitaient et ... continuent d'exploiter. Une situation qui rappelle le Brésil sous Lula et les gouvernements PT. Une « révolution » par la consommation a ses limites. Morales s’est montré conciliant avec l’élite économique, cherchant à l’inclure, faisant des compromis, la ménageant donc, ce qu’avait fait Lula également. Mais la droite finit par trahir, par afficher ses vraies couleurs et à vouloir chasser l’intermédiaire pour gouverner directement, puis prendre sa revanche. Face à une police discréditée pour sa corruption, il a cherché à faire de l’armée une force nationale en ouvrant l’Escuela de Comando Antiimperialista General Juan José Torres. Il l’a doté d’un équipement moderne et lui a offert de bonnes conditions et un rôle accru dans l’économie. Il semble avoir oublié que plusieurs des officiers avaient été formés à l’École des Amériques, à Fort Benning (Georgie) et que leur loyauté n’était pas assurée.

Les partisans de Morales ont tout à redouter d'un nettoyage ethnique au sein des appareils de l’État et d'une destruction des acquis tant sociaux (programmes) qu'économiques avec la privatisation des entreprises publiques. La résistance a commencé dès l’annonce de la démission forcée. Elle a pris la forme de réunions, de marches vers les centres urbains, de blocages de routes. La Paz encerclée a connu des problèmes d’approvisionnement en combustible et en denrées. La résistance refusait de reconnaître le nouveau pouvoir illégitime. Il a fallu beaucoup de répression pour casser le mouvement. La répression a fait plus de 24 morts en une semaine, soit 35 depuis le 10 novembre. La présidente a même donné carte blanche à l’armée pour tuer impunément, en plus de lui attribuer une importante rallonge budgétaire pour s’assurer sa loyauté. Elle n’a abrogé son décret illégal qu’au bout de 10 jours. Et pour se prémunir d’un retour de Morales en Bolivie, le ministre de l’Intérieur a déposé une poursuite pour « sédition », « terrorisme » et trois autres chefs. La persécution annoncée contre sa personne et son héritage s’accompagne de la persécution de son image.

Les putschistes ont échoué à préserver les apparences d’une transition constitutionnelle. La sénatrice d’opposition Jeanine Áñez s’est autoproclamée présidente du Sénat, puis présidente intérimaire en l’absence des parlementaires du MAS, donc sans le quorum. Les démissions n’ont pu être validées comme l’exige la loi. On s’en est donc remis à une interprétation de 2001 basée sur l’ancienne constitution. Brandissant la Bible, Áñez a reçu l’écharpe présidentielle des mains d’un militaire. Elle a formé un cabinet composé de ministres ultraconservateurs venus pour beaucoup de la « demi lune », un ensemble de départements de tradition autonomiste indisposés à l’endroit du haut plateau occidental indigène. Les ministres de l’Intérieur et des Communications ont menacé de s’attaquer aux « séditieux ». Dans leur ligne de mire, il y avait les journalistes et coopérants étrangers et les « subversifs ». Le ministre de l’Économie est un fervent défenseur de l’entreprise privée et un critique des sociétés étatiques. Une chola d’El Alto anti-Morales représente les indigènes. Le haut commandement de la police et de l’armée a été changé.

Des élections auront lieu le 3 mai sous l’égide d’un nouveau Tribunal électoral dont le président a été désigné par le régime Áñez. Morales ne peut même pas se présenter à un poste de sénateur sous prétexte qu’il ne réside plus en Bolivie. Áñez est désormais candidate à la présidence, elle qui avait promis de se limiter à assurer la « transition ». On peut craindre que les élections ne soient truquées, comme elles le furent au Honduras en novembre 2009, après le coup d'État contre Manuel Zelaya en juin 2009. La droite n’a pas pris le pouvoir pour le perdre dans des élections. Le gouvernement Áñez aura mis à profit l’intervalle pour décapiter et décimer le MAS à coup de poursuites, d’arrestations. Plusieurs centaines de fonctionnaires ont été démis ou sont détenus sous divers prétextes et accusations. Le MAS qui détient actuellement une majorité des deux tiers aux deux chambres pourrait être affecté dans sa capacité à conserver les sièges qu’il détient.

Le gouvernement putschiste, sous le couvert de la « transition » s’est employé à démanteler les politiques économiques (et sociales) en faveur de l’entreprise privée (et étrangère). Il a rapidement réaligné ses relations extérieures. Il s’est retiré de l’ALBA, de l’UNASUR et de la CÉLAC, a rompu avec le gouvernement de Maduro et reconnu Guaidó. Il a adhéré au Groupe de Lima. Il a annoncé la nomination d’un ambassadeur à Washington et à Jérusalem. Il cherche à imposer un contrôle sur l’information et menace les journalistes qui ne suivent pas la ligne. Plusieurs médias ont perdu les ressources pour vaquer à leur mission. Cibles de menaces, les 600 coopérants cubains en santé ont dû quitter la Bolivie, ce qui a entraîné une détérioration dramatique de la couverture médicale.

Trois rapports indépendants venant de spécialistes (un professeur du Michigan, le Center for Economic and Policy Research) et de chercheurs du CELAG ont conclu que les « irrégularités » dénoncées par l’OÉA s’expliquaient et n’auraient pas mis en cause la victoire de Morales dès le premier tour. Et quand bien même si cette avance n’avait pas atteint l’écart de 10 %, on ne pouvait parler d’une « fraude » comme l’avait fait Luis Almagro le 12 novembre lors de la réunion extraordinaire de l’OÉA. L’OÉA a d’ailleurs mis trois semaines à publier son rapport final qui n’apporte pas de preuves sérieuses sur la prétendue « fraude ». Or l’accusation de fraude a été brandie comme l’accusation suprême pour délégitimer l’élection et déclencher un mouvement de contestation et une campagne d’agressions qui ont abouti aux démissions de Morales et de plusieurs ministres contraints à se réfugier dans les ambassades.

Sans aucune gêne et sans égard au rôle que les États-Unis ont joué dans ce qui fut un coup de force, Donald Trump a salué la démission de Morales comme « un moment significatif pour la démocratie dans l’hémisphère occidental ». Pour ensuite exprimer tout son soutien à Jeanine Áñez chargée par Washington d’organiser des élections transparentes. Bernie Sanders a été le seul candidat démocrate à identifier l’événement comme un coup d’État et à le dénoncer. Le gouvernement Trudeau a également signifié son soutien à la présidente Áñez. Un analyste canadien a collaboré à la rédaction du rapport de l’OÉA.

Ce coup d'État a également une composante géopolitique : il permettrait d’accéder aux immenses réserves de lithium afin de les exploiter au profit des transnationales. Tesla et Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs. Or des minières chinoises travaillaient à un partenariat avec la société d'État YLB dans le but de produire des batteries en Bolivie même. Les États-Unis ne pouvaient supporter que la Chine ait accès à cette ressource stratégique. L’exploitation du lithium par une société d’État suscitait également l’opposition de leaders locaux dans le département de Potosí qui préféraient toucher des redevances de la part de transnationales. Dans les actions violentes qui menèrent à la démission de Morales, Marco Pumari et ses comités civiques de Potosí se comportèrent comme Camacho et ses troupes de Santa Cruz. Ils furent les boutefeux dans une alliance entre le front externe et le front interne gérée en coulisses par Tuto Quintana et Erik Foranda en lien avec les États-Unis.