vendredi 7 janvier 2022

Le blocus contre Cuba constitue un crime

par Claude Morin

Note: On trouvera ci-dessous la version longue d'un article paru dans le quotidien Le Devoir (Montréal), le 23 juin 2021, le jour où l'Assemblée générale de l'ONU devait voter une résolution présentée par Cuba réclamant la fin du blocus économique, commercial et financier mis en place par les États-Unis en février 1962. C'était le 29e fois qu'une résolution cubaine à cette fin était mise au vote depuis 1992. Encore une fois les États-Unis se sont retrouvés seuls avec Israël à voter contre, alors que 184 États votaient en faveur de cette résolution. Comme par le passé, les États-Unis opposent une fin de non-recevoir aux nombreux appels de la communauté internationale à renoncer à une politique aussi cruelle qu'immorale, de plus en plus décriée à l'intérieur même de la classe politique et des institutions publiques. En décembre 2021, plus d'une centaine de congressistes (dont les présidents de 18 comités) adressaient une lettre au président Biden pour réclamer la suspension de mesures qui frappent durement et directement la population cubaine et lui demander de reprendre le processus de normalisation engagé en 2014 par l'administration Obama. 

Le présent article a aussi été publié en français et en espagnol sur le portail d'ALAI, une agence latino-américaine qui a son siège à Quito. Il est également accessible en plus de 20 langues (au moyen de la traduction automatique) sur le site de Mondialisation.ca.  

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De tous les obstacles qui se sont dressés devant Cuba sur la voie du développement économique, social et humain, aucun n’a été aussi formidable et n’a eu autant de conséquences néfastes que le blocus imposé par les États-Unis. Sous le terme lénifiant d’« embargo » se cache en effet tout un ensemble de dispositifs économiques unilatéraux et même extraterritoriaux. Dans les faits et en vertu de lois qui se sont ajoutées au fil des décennies, l’embargo a pris la forme d’un blocus, terme employé par Cuba pour désigner un acte de guerre dans une guerre non déclarée, car il concerne non seulement les produits, mais aussi la technologie, le transport, le financement, la monnaie, etc. D’autant plus que Washington a cherché à rendre multilatéral cet ensemble de mesures, à donner à sa législation anticubaine une portée extraterritoriale, en violation du droit international tant humanitaire que commercial.

En octobre 1960, Washington décrétait un embargo contre Cuba. D’abord limité aux exportations, il devait l’étendre à partir de février 1962 aux importations. Il présentait la mesure comme une riposte aux expropriations décrétées par le gouvernement cubain, puis comme représailles face au glissement de Cuba dans le camp socialiste. L’objectif était de provoquer l’asphyxie économique. On croyait que le « castrisme » ne pourrait survivre à cette opération d’étranglement. L’île était en effet au moment de la chute de Batista dépendante du marché états-unien pour les trois quarts de ses exportations et importations. Il fallut instaurer le carnet de rationnement pour assurer une distribution équitable et à prix subventionnés des aliments essentiels. Et trouver un marché pour le principal produit d’exportation, le sucre, et un fournisseur pour le pétrole. Dès ses origines, l’embargo fut utilisé comme un levier pour « faire hurler » l’économie, semer le chaos et affamer le peuple afin de le pousser à se soulever et à renverser le régime. La faim a toujours compté comme arme dans l’arsenal que la Maison- Blanche cherchait à déployer contre Cuba. Cela a donc fait de l’embargo une mesure foncièrement immorale en violation avec l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

À Washington, la chute de l’URSS et la disparition des partenaires est-européens ont ravivé l’espoir dans l’efficacité d’une mesure qui avait fait grand mal, sans parvenir toutefois à dresser le peuple contre son gouvernement. L’effondrement et la reconversion du commerce ont désorganisé l’économie, entraînant des pénuries de toutes sortes, une chute de la production faute de pétrole, de matières premières ou de pièces de rechange. La population cubaine connut alors ses pires privations de la période révolutionnaire. Deux lois vinrent renforcer l’embargo à partir de 1992 et de 1996. La seconde prétendait donner aux mesures une portée extraterritoriale et surtout faisait du Congrès une instance incontournable de tout processus d’abrogation, retirant à l’exécutif des prérogatives qu’il détenait jusqu’alors.

Le blocus a atteint son paroxysme sous l’administration Trump qui édicta plus de 240 mesures contre Cuba, dont beaucoup annulaient les assouplissements adoptés à la fin de la présidence Obama. Ces mesures visaient à priver Cuba de revenus venant du tourisme (interdiction des croisières, réduction des vols au seul aéroport de La Havane, interdiction des voyages favorisant les contacts people-to-people), à réduire les transferts monétaires en faveur des familles, à bloquer les livraisons du pétrole vénézuélien, à gêner les investissements étrangers (par l’application du chapitre III de la loi Helms-Burton). Interdiction fut faite de faire affaire avec des sociétés cubaines liées aux forces armées ou au parti communiste. Conscient que Cuba vendait des services médicaux et en tirait à la fois des revenus et un prestige, on a mené une campagne de dénigrement contre l’internationalisme médical et de pressions sur des pays pour qu’ils résilient des contrats les liant au ministère de la Santé cubaine.

Les États-Unis ont cherché à profiter de la pandémie pour resserrer le garrot. Les mesures financières et commerciales ont rendu plus difficile l’achat d’équipements médicaux et sanitaires, tels les masques, les visières, les tests de diagnostic, les blouses. Des équipements médicaux donnés à Cuba par la firme Alibaba n’ont pu être livrés parce qu’elle en avait confié le transport à une ligne colombienne rachetée par une ligne états-unienne. La société Medicuba a appris qu’en vertu du blocus elle ne pourrait se procurer des respirateurs de ses deux fournisseurs européens, IMT Medical AG et Acutronic, qui venaient d’être acquis par Vyaire Medical Inc. (Illinois). BioCubaFarma qui fabriquait 359 médicaments a dû suspendre la production de 120 médicaments en 2020 faute de pouvoir se procurer des intrants chimiques et des appareils nécessaires. Cuba a développé quatre vaccins contre la Covid-19, mais a dû mal à se procurer les flacons pour leur conditionnement et les seringues.

Cet ensemble de mesures coercitives unilatérales participe du crime de génocide, selon la Convention de Genève de 1948, et du crime de lèse-humanité, selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il constitue une violation systématique du droit à l’autodétermination du peuple cubain, du principe de l’égalité souveraine des États, de la liberté de commerce.

Il n’y a pas de famille cubaine ni de secteur qui n’aient pas souffert des effets du blocus : au niveau de la santé, de l’alimentation, des services, du prix des produits, des relations familiales, etc. 80 % des Cubains ont vécu depuis leur naissance sous le blocus. Jamais un peuple n’aura été soumis à un aussi long blocus. Il aura occasionné des préjudices qui s’élèvent, depuis son instauration, à près de 150 milliards en dollars. Entre avril 2019 et décembre 2020, il aura entraîné des pertes de neuf milliards. Les coûts qu’il occasionne en 12 heures équivalent à toute l’insuline que requièrent les 60 000 patients en une année.

Ce 23 juin, Cuba reviendra à la charge devant l’ONU avec une résolution réclamant la levée du blocus. Les États-Unis seront à nouveau sur la sellette, pour la 29e fois, et encore une fois ils seront isolés, impuissants à justifier une politique aussi ignoble. Pour les accompagner dans leur déroute, ils n’auront comme d’habitude qu’Israël et sans doute à nouveau le Brésil de Bolsonaro. Cette année, une campagne inédite aura mobilisé la société civile à travers le monde pour dénoncer le blocus. Des caravanes d’autos, de vélos et de piétons ont circulé dans les capitales et plusieurs villes, y compris aux États-Unis et au Canada, mais également en Europe et en Asie. Le vote de cette année prend un relief particulier du fait que des brigades médicales cubaines ont été actives pour combattre la pandémie dans une quarantaine d’États sur quatre continents.

L’administration Biden n’a encore posé aucun geste pour abroger les décrets de son prédécesseur et reprendre le processus de normalisation des relations avec Cuba engagé sous Obama. Les pressions se multplient et viennent de tous les bords. Le Center for Democracy in the Americas (CDA) et le Washington Office on Latin America (WOLA) ont déposé en décembre 2020 un document pour une politique de rapprochement qui, au bout de deux ans, aboutirait à la levée de l’embargo. Une des idées phares qui anime la proposition est que le rapprochement (engagement) est une stratégie plus efficace pour faire avancer la cause des droits de la personne, des libertés politiques et de la réforme économique. Des élus au Congrès réclament la levée des mesures touchant le commerce. Le sénateur Ron Wyden, président du Comité des finances, a qualifié récemment l’embargo de « vestige des années 1960 ». Plus de 19 conseils municipaux ont adopté des résolutions en vue de son retrait. C’est un débat qui fait mal paraître les États-Unis dans la mesure où le blocus répond à une finalité contraire au droit international et à la morale, une violation systématique de droits fondamentaux qui, comble de cynisme, a échoué en 60 ans à contrer l’orientation de Cuba au plan économique et politique.

L’administration Biden et l’Amérique latine : continuités et changements

par Claude Morin (claude.morin@umontreal.ca)

Note (7 janvier 2022): 

La version ci-dessous date du 19 avril 2021. Les considérations que j'y expose tiennent toujours pour l'ensemble du texte. Sur deux points cependant j'ai péché par optimisme. 

Je croyais à l'époque que l'administration Biden entreprendrait un rapprochement avec Cuba en abrogeant au moins certaines mesures adoptées par l'administration Trump. Cela figurait parmi les promesses de Biden lors de sa campagne à la présidence. Or il n'en fut rien. Loin d'avoir assoupli le blocus, Biden a ajouté de nouvelles mesures au nom de la défense des droits de la personne, de la promotion des libertés et de la démocratie. L'obsession électoraliste en prévision des élections de mi-mandat (en novembre 2022) et la perspective de possibles gains républicains aux deux chambres jouent un rôle. Mais y contribue également un calcul cynique en vue d'un gain en politique étrangère. Chercher à profiter de la pandémie et des pénuries qu’elle aggrave pour susciter la désespérance et la révolte dans l’île en téléguidant les opérations de ses agents comme ce fut le cas le 11 juillet dernier. Et à nouveau le 15 novembre lorsque des "artistes"-mercenaires prétendaient tenir une manifestation "pacifique" dans plusieurs villes. Les autorités cubaines leur coupèrent l'herbe sous le pied en déclarant la manifestation illégale parce qu'elle attentait à des articles de la Constitution et qu'elle visait à troubler la paix sociale. Pour Washington la stratégie subversive est toujours à l'ordre du jour. Les fonds et les espoirs portent désormais sur l'affrontement culturel et l'opposition d'artistes qu'on recrute et qu'on finance. On en fait les agents pour rallier la jeune génération. Les médias sociaux sont les vecteurs. La Maison-Blanche fait preuve de cynisme lorsqu’elle demande au gouvernement cubain – qu’elle qualifie d’« autoritaire » – d’écouter les protestataires. Alors que c’est elle qui est responsable de la souffrance que connaissent les Cubains et qu’elle prétend utiliser de façon opportuniste la pandémie pour orienter le cours des événements à Cuba. Comme si Cuba était un fruit mûr prêt à revenir dans le giron états-unien.

L'administration Biden n'a pas modifié non plus sa position face au Venezuela. Tout au plus a-t-on cessé d'ajouter aux mesures coercitives mises en place par Trump. L'industrie pétrolière peut ainsi reprendre du mieux et apporter des devises à une économie autrement exsangue. La situation a également évolué sur le terrain politique. Le gros de l'opposition a accepté, après des discussions avec les émissaires de Maduro à Mexico, d'abandonner l'abstentionnisme et de participer aux élections régionales de décembre dernier. Plusieurs de ses dirigeants ont même désavoué la ligne défendue par Juan Guaidó, la jugeant destructrice et sans avenir. Pourtant Washington reconnaît toujours ce dernier comme "président en exercice", alors que le soutien international se réduit désormais à 16 États au lieu des 50 qui le soutenaient en 2019. Le Groupe de Lima a perdu des membres et n'apparaît plus pertinent pour sa mission d'appui à un "changement de régime" à Caracas. Le gouvernement canadien aura fait fausse route en s'engageant à fond dans des manoeuvres visant à renverser le gouvernement Maduro (en pilotant la création du Groupe de Lima, en s'acoquinant avec Guaidó, en créant des sanctions de son crû), bref, en faisant cause commune avec l'impérialisme états-unien.

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 L’administration Trump, on en conviendra, a été calamiteuse pour tous les pays d’Amérique latine depuis le Mexique jusqu’au Brésil. Elle l’a surtout été pour les forces progressistes. Elle l’a été particulièrement pour Cuba, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. Et cela vaut aussi pour Haïti. Ces pays et leurs populations ont ainsi souffert de deux virus, du virus Trump d’abord à partir de 2017 (et de ses variants tels Jair Bolsonaro et Lenín Moreno qui se sont inféodés à Trump, adoptant ses politiques néolibérales et ses propos agressifs à l’endroit de groupes sociaux et de nations), puis de la Covid-19 à partir de mars 2020.

Trump n’a eu que mépris pour l’Amérique latine : en témoignent ses propos sur les Mexicains (« narcos » et « violeurs »), les immigrants (« criminels » et « terroristes ») et sur Haïti (identifié parmi les « shithole countries »). Il n’a pas daigné y mettre les pieds pendant son mandat. Sa présidence s’est caractérisée par une rhétorique agressive, des discours de haine, un recours débridé aux sanctions, des menaces d’intervenir (« toutes les options sont sur la table », à propos du Venezuela). Il a ciblé des ennemis. John Bolton, son conseiller à la sécurité nationale, l’a invité à affronter la « troika of tyranny » : Cuba, Venezuela, Nicaragua. Il a fait du regime change son objectif. Contre Cuba, il a adopté plus de 240 mesures coercitives pour compléter l’arsenal du blocus en place depuis près de 60 ans. Contre le Venezuela, il s’est attaqué à sa jugulaire, la pétrolière PDVSA, afin d’étrangler l’économie et de priver le gouvernement de moyens dans un pays qui tire 95 % de ses revenus de la vente du pétrole. Il a saisi la filiale Citgo opérant aux États-Unis et utilisé les recettes pour financer la construction de sections de « son mur » sur la frontière avec le Mexique.

Trump a échoué sur toute la ligne. Il n’a réalisé aucun de ses objectifs : il n’a pu renverser Nicolás Maduro; la révolution cubaine maintient le cap résistant comme elle l’a fait depuis six décennies; Daniel Ortega a survécu à un mouvement de contestation animé par Washington en 2018. Le coup d’État en Bolivie a été renversé par des élections qui ont remis le MAS solidement au pouvoir face à une droite discréditée. En juillet 2018, le Mexique a élu le gouvernement le plus progressiste de son histoire, un gouvernement qui avait annoncé en campagne qu’il ne serait pas la « piñata »de personne et qu’il défendrait la souveraineté du pays.

Que peut attendre l’Amérique latine de l’administration Biden? D’un président qui a eu la plus forte exposition à la région? Comme sénateur et vice-président, Biden y aurait fait 16 visites. Sa longue expérience d’homme politique et sa personnalité chaleureuse devraient le disposer à la négociation et au compromis. Le changement le plus visible, après quatre années de Trump, en sera un de style et de forme. On doit attendre un retour à la diplomatie et au multilatéralisme. Le choix d’Antony Blinken comme secrétaire d’État en témoigne, rompu qu’il est aux arcanes de la diplomatie depuis l’ère Clinton. Mike Pompeo, en revanche, était à l’image de Trump, une brute, un cosaque, porté à l’intimidation.

On ne saurait toutefois entretenir des illusions. Les États-Unis demeureront eux-mêmes sans égard à qui contrôle la présidence et le sénat. En politique étrangère, les démocrates sont plus internationalistes et prétendument idéalistes et les républicains plus isolationnistes et pragmatiques, mais tous deux ont une vue impériale des intérêts de leur pays dans le monde. Les administrations républicaines (Eisenhower, Nixon, Reagan, Bush) comme démocrates (Kennedy, Obama) ont dirigé des interventions militaires ou ont organisé des coups d’État en Amérique latine. Il leur est commun de considérer la région comme leur arrière-cour, d’y combattre les forces réformistes et nationalistes comme des menaces à leur hégémonie dans leur « hémisphère » ainsi qu’à leur crédibilité comme leader mondial. D’y voir un marché privilégié pour leurs produits et une source librement accessible de matières premières, d’y promouvoir les intérêts de leurs multinationales, de tenter de circonscrire l'intervention et le dirigisme des États dans l'économie, de promouvoir l’entreprise privée, l’investissement étranger et les prêts, de faire de l’assistance un canal pour l’ingérence dans les priorités de ces gouvernements et pour la cooptation des forces de sécurité à leur vision du monde.

Depuis 1945, pourtant, l'Amérique latine n'a jamais figuré comme un espace prioritaire, sauf lorsqu’une crise la plaçait sur l’avant-scène (Cuba, Chili). Sa position subalterne a évolué en fonction des défis qui se posaient à l'échelle planétaire. Pendant un demi-siècle, ce fut la Guerre froide, dans le conflit qui opposait les États-Unis à l’URSS, au communisme. Aujourd’hui, c’est le conflit avec la Chine, à la fois commercial, pour l’accès aux ressources, et géopolitique, découlant des communications et des infrastructures liées à la nouvelle route de la soie (au projet « Une ceinture, une route »).

L’administration Trump a invoqué la « doctrine Monroe » en vue d’affirmer le contrôle géopolitique sur la région. Biden n’en fera pas sans doute pas mention, tant c’est une invocation éminemment offensante pour la sensibilité latino-américaine. Pendant près de deux siècles, elle a servi à justifier des invasions, des soutiens aux dictatures militaires, le financement de forces de sécurité impliquées dans des violations massives des droits de la personne, le chantage et le sabotage économiques (pensons au cuivre chilien sous Allende, à la spéculation contre le bolivar sous Maduro), le soutien à des coups d’État pour renverser des gouvernements dûment élus. Obama n’a pas invoqué la doctrine Monroe, mais cela ne l’a pas empêché d’accompagner des coups d’État d’un genre nouveau au Honduras (2009), au Paraguay (2012), au Brésil (2016), menés par des frondes parlementaires, judiciaires et médiatiques. C’est aussi Obama qui a décrété en mars 2015 que le Venezuela constituait une « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère », ouvrant la voie juridique à l’adoption de mesures coercitives contre ce pays. C’était le même Obama qui prenant acte de l’échec d’une politique agressive contre Cuba a entrepris une « normalisation » des relations en décembre 2014. Sa démarche, saluée en Occident comme un virage « historique », reposait sur un calcul non dépourvu d’arrière-pensées subversives : en appeler au soft power pour tenter de séduire et de ramener au capitalisme un pays socialiste.

Biden traine de l’époque où il était un sénateur engagé en politique étrangère un passif qui lui est propre. N’a-t-il pas justifié son choix comme coéquipier par le fait qu’Obama « manquait d’expérience en politique étrangère »? Biden s’est toujours retrouvé parmi les partisans des aventures militaires, y compris quand il fallut justifier la guerre en Irak par le mensonge sur les armes de destruction massive qu’aurait détenues Saddam Hussein. Concernant l’Amérique latine, il s’est dit fier d’avoir piloté au Sénat le plan Colombie. “I’m the guy who put together Plan Colombia » a-t-il dit en campagne au Des Moines Register. Or le plan Colombie était une réponse militaire à une crise politique et sociale. Sous le couvert de combattre le narcotrafic et les mouvements de guérilla, il a renforcé la mainmise d’Álvaro Uribe sur la politique colombienne, a corrompu les militaires, a entraîné un désastre écologique (par les fumigations au glyphosate de deux millions d’hectares), a créé plus de trois millions de déplacés, fait des dizaines de milliers de victimes, dont plus de 6 000 morts (les « faux positifs » quand l’armée colombienne assassinait des civils pour gonfler ses statistiques et toucher des primes). Le plan Colombie a été un échec en matière de politique anti-drogue. La Colombie fournit 90 % de la cocaïne importée aux États-Unis. Ce n’aura été qu’un prétexte. Washington aura englouti 10 milliards de dollars dans l’équipement et la formation de l’armée colombienne en vue d’en faire une force supplétive au service de ses interventions en Amérique du Sud, particulièrement contre le Venezuela, et de son admission en 2018 comme partenaire mondial de l’OTAN. Le plan Colombie aura amplifié et porté à son paroxysme les violations des droits de la personne. Les massacres et les assassinats de leaders sociaux et d’ex-guérilleros n’ont fait qu’augmenter depuis la signature des accords de paix en 2016. L’Instituto de Estudios para el Desarrollo y la Paz, en un peu plus de 12 mois depuis 2020, a dénombré 110 massacres (446 victimes), l’assassinat de 342 leaders sociaux et défenseurs des droits, de 12 membres de leurs familles et de 74 signataires des accords de paix. Un passif que Biden voudrait ignorer!

Biden appartient à cette école qui veut bien ignorer la corruption et la violation des droits de la personne en échange de résultats à court terme, qui favorise les prêts de banques de développement en les conditionnant à des mesures d’austérité et qui défend des projets liés à l’extraction des ressources naturelles au profit des sociétés états-uniennes. Dans son esprit, le développement passe par le secteur privé et l’investissement étranger. Le rôle des gouvernements est de créer les conditions propices pour ces deux piliers. Trump a imposé en fin de mandat l’élection de Mauricio Claver-Carone, un ultra-néolibéral, un ennemi des gouvernements progressistes, à la présidence du Banco Interamericano de Desarrollo (BID), un poste qui avait toujours été détenu par un Latino-Américain. Les démocrates et plusieurs pays latino-américains s’opposaient à ce candidat clivant et demandaient le report de l’élection. Il est peu probable que Biden accompagne un mouvement visant à le remplacer.

Quelle pourrait être la politique de l’administration Biden à l’égard de ces pays qui ont le plus souffert de l’animosité de l’administration Trump, une animosité que Trump a portée à son paroxysme en raison de calculs électoraux ou parce qu’il appliquait aux relations bilatérales une façon de faire qu’il a pratiquée comme homme d’affaires, soit négocier en usant de l’intimidation.

Cuba – Biden va-t-il restaurer la situation qui prévalait en janvier 2017, un Obama-redux?

Je rappelle que Trump a mis en place 240 mesures destinées à durcir le blocus instauré en février 1962. Ces mesures visaient à priver Cuba de revenus venant du tourisme (interdiction des croisières, réduction des vols au seul aéroport de La Havane, interdiction des voyages favorisant les contacts people-to-people), à réduire les transferts monétaires (par le biais de Western Union), à bloquer les livraisons du pétrole vénézuélien (en sanctionnant l’entreprise Cubametales), à gêner les investissements étrangers (par l’application du chapitre III de la loi Helms-Burton). Interdiction fut faite de faire affaire avec des sociétés cubaines liées aux forces armées ou au parti communiste. À défaut de fermer l’ambassade à La Havane, on retira presque tout le personnel sous prétexte qu’il était victime d’une attaque mystérieuse. Conscient que Cuba vendait des services médicaux et en tirait à la fois des revenus et un prestige, on a mené une campagne de dénigrement contre l’internationalisme médical et de pressions sur des pays pour qu’ils résilient des contrats les liant au ministère de la Santé cubaine. Les États-Unis ont cherché à profiter de la pandémie pour resserrer le garrot. Le blocus a fait que des équipements médicaux donnés à Cuba par la firme Alibaba n’ont pu être livrés parce qu’elle en avait confié le transport à une ligne colombienne rachetée par une ligne états-unienne. En avril, la société Medicuba a appris qu’en vertu du blocus elle ne pourrait se procurer des respirateurs de ses deux fournisseurs européens, IMT Medical AG et Acutronic, qui venaient d’être acquis par Vyaire Medical Inc. (Illinois). Et Pompeo de réinscrire Cuba sur la liste des pays soutenant le terrorisme afin de compliquer encore plus le démantèlement de ces mesures, une liste sur laquelle Cuba avait figuré de 1982 à 2015.

Biden posera assurément – mais suivant quel calendrier? – des gestes pour détendre la relation. Il l’a annoncé dans sa campagne. À la différence de Trump, il n’a pas à satisfaire un électorat spécifique : la Floride semble devenue un territoire perdu pour les démocrates. Mais tout indique que le dossier cubain ne sera pas prioritaire. Il voudra d’abord mener le combat contre la pandémie, relancer l’économie et recoudre les alliances en vue de mieux faire face aux défis qui se posent à l’échelle internationale au Moyen Orient face à l’Iran et mondialement face à la Chine. Tout accord du Sénat concernant Cuba l’obligera en outre à traiter avec le sénateur Robert Menendez (D-NJ), d’origine cubaine, revenu à la présidence du Comité des relations étrangères. Menendez voudra livrer bataille contre un revirement de politique à l’endroit de Cuba et du Venezuela. Simple sénateur au moment de l’ouverture d’Obama, il avait affiché son opposition au rapprochement avec La Havane.

Comme Trump a imposé la majorité des sanctions par décrets présidentiels, Biden pourrait les abroger de la même façon. Je crois qu’il va procéder à la pièce. Sans doute annulera-t-il les mesures les plus agressives : celles touchant les transferts monétaires, les vols et croisières. Il voudra favoriser les exportations agricoles et stimuler, comme Obama, le développement du secteur privé dans l’île.

Comme le retrait de Cuba de la liste des pays parrainant le terrorisme doit passer par le Congrès, il devra entreprendre les démarches préparatoires y menant car l’inscription sur cette liste interdit les transactions bancaires et financières.

Il devrait aussi retourner le personnel à l’ambassade de La Havane et autoriser le retour du personnel cubain à l’ambassade à Washington. Biden s’est engagé en campagne à fermer la prison de Guantánamo qui renferme encore 40 prisonniers, en libérant certains prisonniers et en transférant d’autres à des pays qui les accepteront. Le problème est que les congressistes se sont toujours opposés à leur transfert aux États-Unis pour y être jugés et incarcérés.

Son seul acte concernant Cuba a consisté à reconduire le 24 février un décret de Clinton datant de mars 1996 déclarant une « urgence nationale » et interdisant l’entrée dans les eaux cubaines de tout vaisseau immatriculé aux États-Unis, une mesure qui prétendait à l’époque prévenir un exode massif.

Il cherchera des contreparties dans le domaine des droits de la personne, suivant la conception qu’on s’en fait aux États-Unis. Il voudra poursuivre la bataille entreprise sur le front culturel en finançant des groupes d’opposants à même les budgets significatifs attribués à la subversion par l’entremise des radios et les médias sociaux. En deux décennies, les administrations ont consacré 250 millions de dollars à des programmes de subversion contre Cuba. Ce financement n’a pas faibli sous Obama. Récemment les États-Unis ont payé des prétendus artistes cubains pour qu’ils organisent des actes de protestation contre le ministère de la Culture et contre des symboles cubains.

Pense-t-il à poser des conditions préalables ou à exiger des concessions? Cela n’a jamais fonctionné avec Cuba qui considère avec raison qu’elle n’a jamais menacé les États-Unis ni appliqué des sanctions. Cuba a toujours été la cible, la victime, et les États-Unis, l’agresseur. Le socialisme n’est pas négociable pas plus que le statut de parti unique pour le Parti communiste. Il en va de la souveraineté nationale. Une contrepartie serait de tenter d’enrôler Cuba dans une opération visant à obtenir le départ de Nicolás Maduro que Washington diabolise depuis 2013 comme il le faisant auparavant pour Chávez. Cela fait plus de cinq ans que Washington lie les dossiers cubain et vénézuélien. Cuba a été un intermédiaire essentiel dans le rapprochement entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), menant à un traité de paix en 2016. La Havane accueille les combattants de l’Armée de libération nationale (ELN), l’autre organisation des rebelles colombiens, pour la même raison. La collaboration de Cuba avec la révolution bolivarienne est d’une autre nature et Cuba entend demeurer un allié indéfectible.

Agir sur Cuba rapporterait à l’administration Biden des dividendes politiques à l’échelle internationale, tant la politique cubaine de Washington a été décriée. Depuis près de 30 ans, les États-Unis se sont retrouvés seuls avec Israël et parfois un troisième pays à s’opposer à l’ONU à une résolution réclamant la levée de l’embargo, du « blocus » comme l’appellent les Cubains.

 Préjudices accumulés résultant du blocus (1962-mars 2018)

Pourrait-elle aller au-delà et s’engager à la levée de l’embargo? Le sénateur Ron Wyden (D-Oregon), président du Comité des finances, a proposé le 6 février un projet de loi pour mettre fin au blocus. « The U.S.-Cuba Trade Act of 2021 would repeal the major statutes that codify sanctions against Cuba, including the Helms-Burton Act and the Cuban Democracy Act, as well as other provisions that affect trade, investment, and travel with Cuba. It would also establish normal trade relations with the country », a expliqué le sénateur dans un communiqué. Wyden reconnaît que le blocus constitue « un vestige des années 1960 »; « to continue this outdated, harmful policy of isolation would be a failure of American leadership », a-t-il ajouté. La loi éliminerait toute interdiction limitant les transferts de fonds, autoriserait tous les citoyens à visiter Cuba, retirerait les restrictions touchant au commerce et autres relations avec Cuba et légaliserait les services de communications entre les deux nations. Le blocus aurait coûté à l’économie cubaine suivant les calculs conservateurs plus de 140 milliards de dollars depuis son instauration en 1962.

Nous sommes encore loin de ce pas essentiel en route vers une normalisation des relations avec Cuba. Mais des organismes s’y activent. Le Center for Democracy in the Americas (CDA) et le Washington Office on Latin America (WOLA) ont déposé en décembre 2020 un document pour une politique de rapprochement qui, au bout de deux ans, aboutirait à la levée de l’embargo. Le document fait état de 22 accords ou protocoles d’entente signés entre 2015 et 2017. Une des idées phares qui anime la proposition est que le rapprochement (engagement) est une stratégie plus efficace pour faire avancer la cause des droits de la personne, des libertés politiques et de la réforme économique. Déjà plus de 15 villes des États-Unis, dont Chicago, réclament la normalisation des relations avec Cuba. Le 2 mars, 80 congressistes démocrates ont écrit une lettre au président Biden pour le presser à reprendre le chemin de la détente avec Cuba. Les signataires sont des membres influents au sein de comités de la Chambre.

En juin 2021, Cuba reviendra à la charge devant l’ONU avec une résolution réclamant la levée du blocus. Les États-Unis seront à nouveau sur la sellette, pour la 29e fois, et devront justifier leur position. Chaque fois ils virent dans cette résolution une atteinte à leur droit souverain de décider avec qui ils veulent commercer et s’activèrent pour mobiliser des appuis et des abstentions. À l’automne 2016, ils avaient choisi de s’abstenir. Va-t-on assister à une répétition de ce scénario en 2021?

Venezuela – Biden retirera-t-il des sanctions?

L’administration Trump s’est attaquée à Cuba, mais sa priorité régionale a été d’orchestrer un changement de régime au Venezuela. Cuba représente un défi idéologique : les États-Unis qui en avaient fait un satellite n’ont jamais accepté qu’elle s’extirpe de son orbite et choisisse la voie socialiste avec les alliances qu’impliquait ce choix. Le Venezuela constitue un défi géopolitique : les États-Unis veulent un accès libre et privilégié aux immenses ressources énergétiques (pétrole et gaz) et minières, alors même que la révolution bolivarienne a compris qu’elle devait pour progresser et survivre développer des alliances avec la Russie, la Chine, l’Iran et d’autres pays.

L’administration Trump n’a pas inventé cet objectif de ramener le Venezuela dans le giron. Les États-Unis y travaillent depuis vingt ans. Ils ont cherché à contenir Hugo Chávez élu en décembre 1998. Ils ont encouragé et reconnu le coup d’État d’avril 2002, même s’il a duré moins de 48 heures. Ils ont financé, conseillé et protégé l’opposition antichaviste. Ils l’ont encouragée à boycotter les scrutins dans une tentative pour délégitimer les victoires du chavisme. Ils ont formé de jeunes leaders pour attaquer les institutions. Ils ont accueilli les opposants, dont beaucoup étaient poursuivis pour des actes de violence ayant causé des morts ou étaient des déserteurs des forces de sécurité. Ils ont peut-être eu un rôle à jouer dans le cancer qui a emporté Chávez en 2013 : son aide-de-camp Leamsy Salazar bénéficie de la protection dans son exil aux États-Unis. Ils ont vu une opportunité avec Nicolás Maduro, un dirigeant qui n’avait ni le charisme ni l’habileté de Chávez. Ils ont dirigé la contestation des élections. Ils ont lancé une guerre économique contre le pétrole et la monnaie. Cette guerre a été portée à son paroxysme sous Trump par le biais des « sanctions ». L’objectif était de priver le gouvernement de moyens pour importer la nourriture et financer les programmes sociaux en vue de retourner la population contre le chavisme. C’était une variante du scénario appliqué contre Cuba depuis 1960. Or le chavisme a remporté tous les scrutins (sauf deux) depuis 1998, soit plus de vingt au total.

L’autoproclamation de Juan Guaidó, orchestrée par leurs soins, avec la collaboration du Canada, représentait l’amorce d’un gouvernement parallèle, une solution de rechange pendant que les États-Unis se chargeaient d’accélérer la dégradation des conditions de vie des Vénézuéliens. Washington a imposé cette voie à leurs alliés (Canada, Groupe de Lima, Union européenne). Maduro personnalisait la cible, mais le véritable objectif était d’en finir avec  la révolution bolivarienne et de porter au pouvoir, si possible par la voie des élections, un gouvernement ami, voire fantoche. Washington espérait grâce aux sanctions briser l’unité entre les forces armées et Maduro, provoquer des défections et rallier une partie déterminante de la FANB au camp de Guaidó.

Il y eut certes des défections. Mais l’unité n’a pas été brisée. Guaidó a échoué à rallier la population, promettant beaucoup plus qu’il ne pouvait réaliser, démontrant son incompétence et sombrant dans la corruption au point qu’une partie croissante de l’opposition a fini par l’abandonner et s’est ralliée à une solution politique passant par la participation au dialogue interne et aux élections conformément à la constitution.

L’option Guaidó se retrouve depuis des mois dans un cul-de-sac. Elle n’a plus aucune base juridique, car l’Assemblée nationale dont il était l’émanation a terminé son mandat en janvier 2021. Une nouvelle Assemblée s’est mise en place. Une opposition en fait partie, celle qui a accepté de jouer la carte constitutionnelle, donc de reconnaître la validité des élections du 6 décembre. L’UE ne reconnaît plus Guaidó comme « président intérimaire », mais refuse de reconnaître la nouvelle Assemblée. Elle maintient des sanctions et vient de les étendre à 19 fonctionnaires du Conseil électoral et du Tribunal suprême. Un rapport demandé par Gregory Meeks, président du Comité des affaires étrangères de la Chambre, reconnaît que les sanctions ont eu un coût humain considérable, aggravé par l’ineptie de Maduro et par la pandémie. Une experte de lONU, Alena Douhan, au terme d’un séjour au Venezuela en février dernier, a dénoncé les sanctions parce qu’elles visent à asphyxier l’économie et qu’elles constituent une violation flagrante du droit international, voire un « génocide ». L’agression viole le principe d’égalité souveraine des États et constitue une intervention dans les affaires internes du Venezuela en plus d’affecter ses relations régionales. Biden qui prétend défendre l’État de droit, la démocratie et les droits de la personne ne peut, s’il prétend à la cohérence, justifier le maintien d’une telle politique. Gregory Meeks a demandé à Biden de se distancer de la politique suivie par Trump, laquelle est un échec, et de travailler avec le Groupe de Lima et l’UE à une approche multilatérale plus efficace pour résoudre les crises multiples qui assaillent le Venezuela.

Or l’opposition de Washington au Venezuela chaviste est bipartisane. Elle a reposé sur un consensus. Mais la version Trump s’est révélée inefficiente. Cela a été reconnu en Chambre. Biden doit envisager un recalibrage. Maduro a toujours été ouvert à une négociation. Il a même dit en décembre qu’il accepterait de se soumettre à un referendum révocatoire à mi-mandat (donc à l’automne 2021) comme le permet la constitution. La Norvège qui œuvre depuis deux ans à rapprocher le gouvernement et l’opposition (celle qui dépend de Washington a maintes fois boudé les rencontres) a réalisé une mission en janvier pour évaluer l’ouverture au dialogue entre les parties. Toute négociation suppose une phase de mise en confiance des intervenants. Les États-Unis doivent être disposés à jeter du lest, à retirer des sanctions, notamment celles qui frappent le secteur énergétique et celles qui affectent directement la population.

Rien n’indique que Biden rebattra les cartes à court terme. Il vient de renouveler pour une autre année le décret signé par Obama en mars 2015 et de prolonger de 18 mois le statut TPS des quelque 200 000 immigrants vénézuéliens et le permis de travail afférent. Ses déclarations attestent que l’objectif n’a pas changé : obtenir une transition « démocratique » par le biais de nouvelles élections parlementaires et présidentielles. Ned Price, porte-parole du State Department, le 4 février, a qualifié Maduro de « dictateur » et Guaidó de « président intérimaire ». Tout au plus a-t-il déclaré que la Maison-Blanche privilégiait le dialogue et la négociation par l’entremise de tiers, alors que Trump répétait que « toutes les options étaient sur la table ».

La déclaration du secrétaire d'État Antony Blinken, le 3 mars, à l'effet que les États-Unis ne chercheraient plus à « promouvoir la démocratie par des interventions militaires coûteuses et à tenter de renverser des régimes autoritaires par la force » a déstabilisé l'opposition radicale (autour de Guaidó) qui réclamait une intervention militaire sous Trump, l'obligeant à envisager un retour à la voie politique et électorale pour tenter de reprendre le pouvoir. Une redéfinition est en cours au sein de l'opposition. Mais Blinken n'a rien dit du recours aux sanctions qui participent d'une guerre économique avec son coût humain élevé au Venezuela (à Cuba, en Iran et ailleurs). Pas plus qu’il n’a remis en question la légalité et la moralité de mesures coercitives unilatérales comme instrument de politique. Le Venezuela vient de déposer une plainte devant l’Organisation mondiale du commerce pour dénoncer les MCU comme contraires aux normes et principes de l’OMC.

Washington n’a plus d’ambassade à Caracas depuis 2019, gérant ses intérêts depuis Bogotá. La Colombie et le président Duque servent de base et de mercenaire contre le chavisme. C’est en sol colombien qu’a été préparée l’opération Gédéon qui visait à faire débarquer un commando sur les côtes vénézuéliennes en vue de capturer (ou même d’assassiner) Nicolás Maduro. Les envahisseurs ont vite été capturés en mai 2020. Carlos Vecchio, un ancien avocat pour Exxon et représentant de Guaidó aux États-Unis, a même été invité à l’investiture de Biden. Le scandale est qu’il a été accusé d’avoir incité à l’attaque contre le siège du Procureur général à Caracas en 2014 qui a été incendié et a fait deux morts. Il a été un protagoniste des guarimbas, ces violences de rue qui firent 49 morts et 10 milliards $ de dommages la même année. Il a échappé à la justice en s’enfuyant aux États-Unis. Il aurait donc participé à une opération de même nature que l’attaque contre le Capitole le 6 janvier dernier.

Bolivie – l’échec d’un coup d’État et le retour d’un gouvernement progressiste

Nul doute que les États-Unis ont joué le rôle de chef d’orchestre dans le coup d’État en novembre 2019, en collaboration avec le secrétaire-général de l’OÉA. La marche vers le coup d’État correspondait à un plan : dénoncer la victoire de Morales comme frauduleuse, inciter aux manifestations violentes, retourner les forces de sécurité et l’armée et pousser Morales à la démission, puis former un gouvernement de transition. Des armes et des fonds ont été introduits dès le mois d’août par le territoire argentin. Trump a salué la démission de Morales comme « un moment significatif pour la démocratie dans l’hémisphère occidental ». Pour ensuite exprimer tout son soutien à l’équipe des putschistes dont le mandat était d’organiser des élections transparentes. Or celle-ci a outrepassé son mandat en déconstruisant les acquis populaires pour leur substituer des mesures inspirées du néolibéralisme et en s’attaquant au MAS comme si elle dirigeait une vendetta. Elle a rompu avec Cuba, le Venezuela et s’est alignée sur Washington et ses alliés. Le gouvernement Áñez a fait preuve de népotisme, de corruption, d’incompétence, puis d’irresponsabilité dans sa gestion de la pandémie. Ce coup d'État avait aussi une composante géopolitique : accéder aux immenses réserves de lithium afin de les exploiter au profit des transnationales. Tesla et Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs. Or des minières chinoises travaillaient à un partenariat avec la société d'État YLB dans le but de produire des batteries en Bolivie même. Les États-Unis ne pouvaient supporter que la Chine ait accès à cette ressource stratégique. Rappelons le tweet d’Elon Musk : « We will coup whoever we want. Deal with it. »

La population n’a pas été dupe de la campagne de dénigrement, des poursuites, des fausses accusations contre le gouvernement du MAS, ses dirigeants et ses fonctionnaires. L'électorat a chassé sans équivoque les putschistes  répressifs, incompétents et corrompus et confié le  pouvoir à un gouvernement digne de sa confiance dirigé par Luis Arce Catacora et David Choquehuanca. L’économiste Arce fut l’architecte du programme économique sous les administrations Morales (2006-2019). Choquehuanca, un intellectuel aymara, occupa les fonctions de chancelier. Une équipe ministérielle compétente assume la direction des affaires. Le MAS détient à nouveau la majorité du pouvoir législatif. La Bolivie contrôlera ses ressources et a vite remboursé un prêt du FMI afin d’échapper aux conditions onéreuses acceptées par les putschistes. Le gouvernement Arce a annulé leurs décisions et repris sa marche vers un développement conçu pour un État plurinational. Sous Morales, tous les Boliviens avaient profité de la croissance de la richesse collective, les pauvres et les autochtones plus que les autres groupes eu égard à leur situation antérieure et aux diverses formes d’exclusion qui les frappaient.

Washington a dû prendre acte de sa défaite. À court terme, sa priorité sera de défendre les droits de ses collaborateurs dans les procès qui sont annoncés contre les crimes (dont 30 assassinats de manifestants, des centaines d’arrestations arbitraires, des refus d’honorer des saufconduits, des détournements de fonds) qu'ils ont commis pendant l'année où ils ont exercé un pouvoir de façon vindicative et malhonnête. Et d’assimiler les détentions à des actes de « persécution politique ». Les États-Unis accueillent déjà les anciens ministres de l’Intérieur et de la Défense, les deux titulaires les plus compromis dans la répression, qui se sont enfuis avant même l’investiture des nouvelles autorités. Le 27 mars, Antony Blinken twittait : « We are deeply concerned by growing signs of anti-democratic behavior and politicization of the legal system in Bolivia. The Bolivian government should release detained former officials, pending an independent and transparent inquiry into human rights and due process concerns. » Sachant que les États-Unis ont encouragé la persécution judiciaire en Amérique latine y compris sous Obama et ne l’ont jamais condamnée quand la droite en faisait grand usage – pensons au montage judiciaire contre Lula da Silva et à son emprisonnement avant même qu’il ait épuisé tous ses recours – , on ne peut que relever l’hypocrisie que cache cette déclaration. Sans compter que les États-Unis hébergent depuis près de 20 ans l’ex-président Gonzalo Sánchez de Lozada et son ministre de Défense Carlos Sánchez Berzaín responsables d’assassinats extrajudiciaires en octobre 2003 dans lesquels moururent 58 civils. À deux reprises, en 2008 et en 2013, la justice bolivienne a réclamé en vain leur extradition. C’est d’ailleurs pour prévenir la fuite aux États-Unis qu’Áñez et ses acolytes sont détenus en attente de leur procès.

Équateur – empêcher l’élection d’un gouvernement progressiste?

Un autre dossier chaud a récemment eu l’Équateur comme théâtre. Des élections étaient prévues en février 2021. Le contexte semblait favorable à l’élection d’un gouvernement progressiste. Une victoire qui devait modifier l’équilibre des forces en Amérique du Sud, renforçant l’aile gauche et redonnant vie à l’Union des nations sud-américaines qui avait son siège à Quito. Et surtout une victoire qui mettrait fin à une parenthèse inattendue quand Lenín Moreno, ancien vice-président et héritier apparent de Rafael Correa, a trahi le programme qu’il avait annoncé et les électeurs qui l'avaient porté au pouvoir en 2017. Sitôt élu, Moreno a pactisé avec les ennemis de Correa, a changé les titulaires de nombreux postes, a organisé un plébiscite afin, entre autres, de faire interdire tout futur mandat présidentiel pour Correa. Il a entrepris une persécution juridique contre l’ancien président et ses principaux fonctionnaires au nom d’une lutte contre la corruption plus fantasmée que réelle. Il s’est employé à défaire les avancées démocratiques réalisées sous la présidence de Correa. Chambardant les alliances bâties par son devancier, il récupéra le bâtiment qui abritait le siège d’UNASUR. Il expulsa Julian Assange, pourtant citoyen équatorien, de l'ambassade à Londres pour satisfaire aux demandes des États-Unis et leur rendit la base aérienne de Manta. L'OÉA et les gouvernements qui veulent abattre Maduro et la révolution bolivarienne n’ont rien trouvé à redire contre cet assaut porté contre les institutions équatoriennes. Des mesures néolibérales ont réduit les ressources fiscales de l’État, le conduisant à réclamer un prêt de 4 milliards de dollars du FMI qui a imposé ses conditions. Moreno a échoué lamentablement dans la gestion de la pandémie. Faute de pouvoir être traités dans les hôpitaux de Guayaquil, les malades mouraient à la maison et leurs cadavres jonchaient des rues dans l’attente de leur transport aux cimetières.

Désavoué par la population, Moreno a renoncé à briguer un second mandat. Il a cherché à organiser des élections qui ne ramèneraient pas le corréisme au pouvoir. Le Conseil national électoral qu’il avait désigné a bien tenté de bloquer la candidature de l’UNES (Union pour l’espoir) mené par Andrés Arauz que les sondages plaçaient largement en tête. Moreno s’est rendu à Washington en janvier pour prendre des instructions. Le 7 février, Arauz a fini en tête avec 32,7 % devant le banquier Guillermo Lasso, le candidat de droite, crédité de 19,7 %.

L’autre candidat que semblait soutenir Washington, Yaku Pérez, à la tête de Pachacutic, a fini troisième, à 32 000 voix de Lasso. Il prétendait défendre une option « écosocialiste ». Il s’est fait connaître pour son opposition à Correa et à ses projets extractionnistes. Partisan d’un indigénisme ethnique, il n’avait pas le soutien de plusieurs militants et organisations qui défendent un indigénisme de classe en alliance avec d’autres mouvements sociaux. Il a tout fait pour gagner le soutien de l’ambassade yankee, qualifiant Correa de « dictateur », dénonçant Evo Morales et Maduro. Sa conjointe franco-brésilienne, Manuela Picq, universitaire au service d’ONG, est une critique acerbe des gouvernements de gauche. Criant à la fraude, il a tenté d’arracher un recomptage des votes. Washington a soutenu sa démarche, applaudissant ce qui s’annonçait comme un pacte entre Lasso et Pérez, mais le candidat Lasso a fait marche arrière. La candidature de Pérez aura néanmoins fait son œuvre : elle aura servi à diviser le vote indigène, à capter des votes des jeunes sensibles à la cause écologiste et à empêcher Arauz d’obtenir ces 40 % qui lui auraient accordé la victoire dès le premier tour.

Le deuxième tour était annoncé pour le 11 avril. Il allait donc opposer Arauz à Lasso. Arauz paraissait disposer d’un avantage. Il défendait un programme qui aurait dû séduire la majorité des Équatoriens. Non seulement s’engageait-il pour une vaccination équitable et gratuite, mais aussi pour un bon de 1000 $ aux catégories les plus pauvres et les plus affectées par la pandémie. L’État équatorien retrouverait avec lui le chemin des mesures redistributives pour combattre le chômage, redresser les systèmes de santé et d’éducation mis à mal par les coupures effectuées sous Moreno, favoriser les jeunes et combattre l’évasion fiscale dont Lasso et Moreno avaient profité. Lasso avait contre lui d’être le propriétaire du Banco de Guayaquil, de s’être enrichi à la faveur de la crise financière de 1999 et de posséder de nombreux comptes dans les paradis fiscaux au mépris des lois équatoriennes. Il n’avait rien d’autre à offrir que les vieilles potions néolibérales. Mais il disposait de beaucoup d’argent et de l’appui du patronat et des grands médias. Les médias de tout acabit se sont employés à discréditer Arauz. La procureure générale, une protégée de Moreno à qui elle doit sa nomination controversée – elle est affublée du sobriquet « Fiscal 10/20 » pour la note obtenue à l’examen écrit – a ordonné la saisie d’une base de données en vue d’une vérification qui ne relèvait pas de sa compétence. Diana Salazar a même reçu des mains de son vis-à-vis colombien des documents saisis sur les appareils que possédait Uriel abattu par l’armée colombienne le 25 octobre dernier. Le commandant de la guérilla ELN y parlerait d’un prêt consenti à la campagne d’UNES. Le bruit a couru que Salazar pourrait exclure le parti UNES du ballotage sur la foi de documents fabriqués par le renseignement colombien comme cela s’était produit en 2008 quand l’armée avait abattu un chef des FARC, Raúl Reyes, et avait tenté avec le même type de sources d’impliquer Correa et Cuba.

Le 23 février, le secrétariat d’État a fait de Diana Salazar une des « champions de la lutte anti-corruption ». On aurait pu craindre dans les circonstances que l’administration Biden ne participe à une opération visant à exclure Arauz et l’UNES du ballotage. La complicité de la Colombie était évidente. C’est Semana, un hebdomadaire colombien appartenant à un magnat de la droite qui a publié le reportage reliant l’ELN à Arauz. La fabrication et la diffusion médiatique de faux est une spécialité de la CIA. Et la Colombie est la plaque tournante dans la région pour la stratégie d’agressions contre le Venezuela et contre toute autre menace représentée par une gauche. Iván Duque y poursuit l’œuvre de son parrain, Álvaro Uribe, d’être le relais et le pivot régional au service des intérêts de Washington qu’il identifie aux siens. La proscription d’Arauz aurait fait scandale. L’ambassadeur Michael Fitzpatrick n’a pas manqué de prodiguer ses conseils au gouvernement Moreno sur les moyens de peser contre l’élection d’Arauz au second tour. À moins de deux semaines du 11 avril, Moreno a proclamé l’état d’exception pour 30 jours dans la majeure partie du pays.

L’élection a eu lieu le 11 avril. Contre toute attente, Guillermo Lasso l’a emporté avec un avantage de 5 points, soit une différence de 400 000 voix. Profitant de l’effet Lenín, il a rallié tous les anti-corréistes à sa suite. Et surtout près de deux millions d’électeurs, faute de pouvoir voter pour lui, ont choisi d’adhérer à la consigne du « vote nul idéologique » lancée par la CONAIE (Confédération des peuples autochtones) ou de voter blanc. Se présentant comme le dauphin de Correa, Arauz a écopé du ressentiment accumulé par Correa chez les autochtones et auprès des secteurs moyens. À la dichotomie corréisme/anticorréisme proposée par ses adversaires il n’a pu construire sa campagne opposant des solutions populaires au néolibéralisme. À la politique de confrontation qui avait caractérisé les deux présidences de Correa, Lasso annonçait lui substituer le « dialogue » et l’unité des Équatoriens. L’opposition viendra de l’Assemblée et de la CONAIE. Élu, Lasso a rapidement affiché son alignement en annonçant qu’il inviterait Juan Guaidó, le « président légitime » du Venezuela à son investiture. Pour le moment, l’Équateur semble ancré à droite dans le camp des États-Unis.

Haïti – les braises d’une révolte qui couve

Je ne peux conclure sans évoquer un autre dossier chaud qui appelle à un changement de politique. Celle suivie envers Haïti par le Core Group (formé des ambassadeurs de plusieurs pays dont ceux des États-Unis et du Canada) est en nette contradiction dans les faits avec les principes de promotion de l'État de droit, de la démocratie, des droits de la personne, de la stabilité et de la lutte contre la corruption et le narcotrafic. Voilà autant de causes qui sont invoquées pour justifier sans fondement la politique de sanctions appliquée contre le Venezuela. Je ne vois pas comment Jovenel Moïse pourrait conserver un pouvoir qui n’a plus aucune base légale alors que lui et son devancier n’ont jamais disposé d’une légitimité, étant à l’évidence des fantoches mis en place par les nations tutélaires au moyen d’élections truquées et boudées par le peuple haïtien. L’usurpation patronnée de l’extérieur devra prendre fin. Elle n’a servi qu’à installer et à maintenir des dirigeants incompétents, corrompus et répressifs. « Les États-Unis ne sont pas les seuls à s’inquiéter de l’érosion continue de la démocratie en Haïti, de l’absence d’élections législatives et de la gouvernance par décrets », a affirmé, le 14 décembre 2020, dans un tweet, Michael Kozak, secrétaire adjoint par intérim du Bureau des affaires de l’hémisphère occidental du Département d’État. Six premiers ministres se sont succédé à ce jour sous la présidence de Moïse. Une inquiétude qui n’est exprimée que lorsque le risque d’une insurrection menace d’emporter un régime qui n’a cessé d’opprimer un peuple avec la complicité intéressée de ses élites et de leurs maîtres internationaux.

Conclusions

« America is back. Diplomacy is back at the center of our foreign policy », de déclarer Joe Biden dans son premier discours consacré à la politique étrangère le 4 février dernier. Après quatre années à entendre les propos du président Trump, à lire ses tweets et à le voir en action, on pouvait apprécier de lire la transcription de ce discours de Biden. L’essentiel de ses propos lénifiants participait d’une rhétorique à l’apparence progressiste. La politique intérieure et la politique étrangère forment un couple. Les valeurs qui déterminent la première doivent s’appliquer à l’autre. Biden croit au devoir et à la capacité des États-Unis d’agir dans le monde par l’exercice d’un leadership que les alliés leur reconnaîtraient. Le retour au multilatéralisme est la voie dont il célèbre les vertus. La défense des droits de la personne sera la bannière sous laquelle les États-Unis entendent diriger une nouvelle croisade contre l’« autoritarisme ». L’autoritarisme remplace le communisme comme épouvantail. La Chine et la Russie sont dans le collimateur. Biden refuse d’adapter sa politique étrangère à un monde devenu multipolaire. Mais avec une ouverture à discuter avec elles d’autres dossiers d’intérêt mutuel tels ceux de l’environnement et du contrôle des armes stratégiques.

Biden, comme ses devanciers, considère que les États-Unis sont justifiés d’exercer la double fonction de juge et de gendarme planétaires. Il croit au mythe de la « nation indispensable » (Madeleine Albright). C’est un attribut dérivé de l’exceptionnalisme, un dogme profondément ancré dans l’identité et la culture politique états-uniennes, et fondé avant tout sur leur puissance militaire. Un rôle que plusieurs gouvernements sont prêts à leur reconnaître comme par délégation non sans parfois faire valoir des intérêts divergents. Ainsi le gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne est devenu un enjeu important à la veille de son parachèvement au point que les États-Unis menacent de sanctionner les constructeurs. Washington croit encore détenir un pouvoir quasi impérial fondé sur une hégémonie mondiale acceptée par ses alliés.

Il ne fait pas de doute que l’autorité morale des États-Unis à juger de situations étrangères et à intervenir est affectée par les défauts qu’ils affichent dans leur propre fonctionnement interne. Le racisme systémique corrode la société et la justice. Le pays abrite la plus forte population carcérale avec une surreprésentation des non-Blancs. Des mesures vicieuses cherchent à bloquer le vote des gens de couleur, des latinos, des ex-détenus. Les campagnes électorales coûtent de plus en plus cher. Les législations sont soumises aux pressions des lobbys et des puissants qui sont les principaux donateurs. Les inégalités se sont accrues avec des réformes fiscales qui avantagent scandaleusement les nantis. Près de trente millions d’habitants n’ont pas accès à des soins de santé. Et l’on pourrait allonger la liste. Ce sont autant de démentis à l’existence d’une démocratie qui ne satisfait même pas aux critères de la démocratie procédurale, encore moins à ceux d’une démocratie sociale.

Le recours aux sanctions est également un instrument dont abuse Washington. L’appel aux sanctions contre les militaires birmans peut être bien accueilli. C’est ignorer que l’application de sanctions par Washington obéit à une géométrie variable. Elles frappent les régimes qu’il condamne, mais épargnent les régimes alliés qu’il tolère. L’Arabie saoudite ne peut être traité comme un État « paria » en dépit de son oppression des femmes et de sa conduite au Yémen. Mohammed ben Salmane échappe aux conséquences du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi. Les sanctions décidées par les États-Unis, même si d’autres pays les appliquent sous la pression de Washington, contreviennent souvent au droit international parce qu’elles frappent en réalité tout un peuple et particulièrement les classes les plus vulnérables. On a beau prétendre qu’elles sont ciblées. Dans les faits, les gouvernants et les élites peuvent plus facilement les contourner, leur résister et en atténuer l’impact, alors que le peuple subit de plein fouet le chômage, les pénuries alimentaires et l’hyperinflation. L’objectif secret est de prendre le peuple en otage pour que le gouvernement cède aux pressions ou qu’une « révolution de couleur » renverse le gouvernement dans le cadre d’une « guerre hybride ».

Richard Nephew que Biden vient de nommer émissaire adjoint pour l’Iran fut le coordinateur des sanctions contre l’Iran sous Obama. Dans son ouvrage The Art of Sanctions : A View from the Field, il livre la clé du succès. Infliger des souffrances aux secteurs les plus vulnérables afin de briser la détermination sociale et politique d’un État et le pousser à se soumettre aux demandes de Washington. Veut-on des exemples de pressions efficaces : par des attaques contre la monnaie faire grimper le prix du poulet ou rendre les médicaments hors de portée des gagnepetits tout en facilitant l’accès aux communications pour que les gens puissent échanger sur leurs conditions déplorables et en imputer la faute au « régime »? Bref, faire crier l’économie et utiliser la population affligée comme levier contre le gouvernement cible.

C’est une politique semblable qui est appliquée depuis plusieurs années contre le Venezuela. Contrairement à ce que voulaient faire croire les concepteurs, la population a souffert et continue de souffrir. Pourtant seule une minorité est descendue dans la rue pour protester contre le gouvernement Maduro. Quelques millions ont choisi d’émigrer ou de bouder les élections. Les mobilisations massives ont été avant tout le fait des chavistes, en appui au gouvernement. Celui-ci tient bon grâce à la solidité de l’union civico-militaire, aux efforts considérables pour atténuer les crises, à sa gestion de la pandémie – la meilleure performance des grands États d’Amérique du Sud – et à l’aide venue d’alliés, soit la Russie, la Chine, Cuba et l’Iran. Les sanctions font très mal, voire tue, mais le Venezuela résiste.

L’invention d’un « président intérimaire » a été un pétard mouillé. L’expédient n’avait aucune base juridique. Selon Jost Delbrück, expert allemand en droit public international, ce qui détermine la légitimité d’un gouvernement, c’est sa conformité avec sa constitution. Or Juan Guaidó, à la différence de Nicolás Maduro, ne tire pas sa légitimité de la constitution. La présidence n’était pas vacante et il n’était pas de surcroît en tête de liste pour la succession. De plus, il n’a jamais disposé d’un pouvoir effectif à l’intérieur du pays. Il s’était proclamé « président » en tant que président temporaire d’une Assemblée nationale qui se trouvait en infraction aux règles de fonctionnement depuis 2016. L’ingérence étrangère et la reconnaissance internationale n'y changeaient rien. Au contraire, elles constituaient une violation contre le pouvoir étatique légitime. Il faudra bien qu’un jour Washington rompe avec cette fiction.

Pour conclure, l’Amérique latine peut espérer tout au plus bénéficier d’une plus grande autonomie sous l’administration Biden. Elle le devra plus à la personnalité de Biden qu’à une mutation au sein des structures de pouvoir. Biden pourrait être le plus progressiste des présidents, celui que les origines, les drames personnels et les expériences de la vie politique auraient préparé à exercer le pouvoir avec compassion, du moins à l’endroit de ses concitoyens. Pourra-t-il ou saura-t-il faire de même en politique étrangère? Il est permis d’en douter. La politique étrangère résulte de l’interaction de plusieurs facteurs et agents depuis la bureaucratie dans les différents appareils, les lobbys, les experts au sein des think tanks, etc. L’État profond n’est pas qu’une invention des complotistes. Le Bureau ovale prend la décision finale, mais le chemin qui y mène est soumis à plusieurs évaluations et avis, ainsi qu’à des pressions et donc à des contradictions. Le discours qu’a prononcé le secrétaire d’État Antony Blinken le 3 mars définit un plan en huit points d’une politique étrangère fondée sur la primauté de la diplomatie. C’est à peine s’il réserve une place à l’usage de la force militaire. Pourtant rien n’indique que le Pentagone connaîtra une réduction de son budget. La Maison-Blanche demandera une majoration. Comme les États-Unis annoncent de nouvelles sanctions contre la Russie et la Chine, on peut craindre que les sanctions deviennent l’instrument majeur de la diplomatie Biden et du retour au « multilatéralisme ». Or les sanctions sont une forme de guerre, servant moins à la prévenir qu’à la préparer. On peut s’attendre aussi comme par le passé que la défense des droits de la personne ne soit qu’un prétexte pour attaquer des adversaires et justifier des sanctions. Et qu’elle soit à géométrie variable. Vladimir Poutine est qualifié d’« assassin », mais pas Mohammed ben Salman. La campagne internationale en faveur des Ouïgours devient une pièce de l’arsenal dans le conflit avec la Chine.

Les démocrates aiment draper leurs interventions à l’étranger dans des oripeaux moraux. Ils sont plus enclins à inventer des menaces pour justifier l’usage de la force. Ils ont fait grand cas d’une possible interférence russe dans les élections de 2016. Sans égard au fait que les États-Unis ont pratiqué ce type d’interférences à répétition en Russie, en Europe, en Amérique latine et ailleurs. Les républicains sont plus réalistes ou cyniques. À Bill O’Reilly qui demandait à Trump en février 2017 si Putin était un « assassin », Trump avait répondu avec franchise : « There are a lot of killers. We’ve got a lot of killers. Well, do you think our country is so innocent? ».

Pour m’en tenir à deux des pays visés par cet article, aux deux principales victimes des agressions états-uniennes, je crois que la conjoncture est propice pour que Cuba profite d’une certaine détente et que le Venezuela bénéficie d’une accalmie dans l’application des sanctions. Ne serait-ce que parce que d’autres dossiers plus brûlants accapareront l’attention d’une puissance qui ne dispose plus des mêmes moyens d’intervention ni de la même crédibilité internationale. Et que ces deux nations et peuples ont démontré une pugnacité digne d’admiration.

19 avril 2021

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Ce texte a fait l'objet d'une présentation le 19 avril 2021 lors d'une table ronde organisée par la Fondation Salvador Allende de Montréal. On trouvera sur son site la version PDF ainsi qu'un résumé de 4 pages. 

Des versions antérieures plus courtes avaient été publiées sur deux sites: