lundi 13 janvier 2014

Le Salvador : entre le futur et le passé

* Version longue d'un article publié dans la revue Relations, Montréal, déc. 2013


Rédigé en novembre 2013.

Depuis 1992, avec la signature des Accords de paix, la lutte armée a cédé la place à la lutte électorale. Le FMLN a déposé les armes et s’est transformé en parti politique. L’extrême droite – représentée par le parti ARENA – a conservé son emprise sur le pouvoir, mais le FMLN a progressivement conquis des espaces. D’abord la mairie de San Salvador en 1997, puis d’autres municipalités, accroissant sa présence à l’Assemblée législative, avant d’accéder à la présidence en mars 2009.

Cette victoire du FSLN a été qualifiée d’« historique ». En plus de concrétiser l’alternance, elle semblait annoncer l’avènement d’un nouveau Salvador, celui pour lequel des mouvements sociaux s’étaient formés et mobilisés dans les années soixante-dix, celui pour lequel le FMLN avait combattu les armes à la main dans une guerre civile qui l’avait opposé pendant douze années à l’oligarchie, aux forces armées, aux États-Unis. En février prochain, les Salvadoriens sont appelés à élire leur président. Or rien n’assure que le FMLN pourra conserver ce poste clé dans un régime fortement présidentialiste.

Des politiques sociales dans un cadre néolibéral

Le gouvernement de Mauricio Funes s’est pourtant distingué par des politiques sociales. Funes avait affirmé lors de sa victoire, rappelant l’engagement de Mgr Óscar Romero en faveur des pauvres, qu’il allait « favoriser les pauvres et les exclus ». En conformité avec sa promesse, il a créé des programmes sociaux ciblés pour les municipalités ou les familles les plus pauvres. Celles-ci ont connu une amélioration notable de leur accès aux services de santé, aux hôpitaux et aux médicaments. Les petits consommateurs ont bénéficié de subventions pour l’achat de gaz propane. Des enfants ont droit à des fournitures scolaires (comprenant des souliers et des uniformes de fabrication locale) dans un certain nombre de municipes. Près d’un million d’enfants reçoivent du lait trois fois par semaine. Le gouvernement a aussi distribué plus de 40 000 titres de propriété. Les petits agriculteurs et artisans ont profité indirectement de ces programmes. Les 100 000 domestiques sont désormais inscrites à la sécurité sociale. Les salaires et les pensions des fonctionnaires ont été augmentés. En revanche, faute d’un financement adéquat, le plan « Maison pour tous » n’a connu qu’une application modeste. Le gouvernement s’est aussi préoccupé de l’environnement. Une loi récente interdit les pesticides toxiques. Des projets d’exploitation minière et de construction de barrage ont été suspendus face à la résistance des communautés.

L’économie a représenté le talon d’Achille du gouvernement. L’état des finances publiques ne lui a pas permis de réaliser plusieurs engagements annoncés en juin 2009. Mauricio Funes n’a pu instaurer une rupture avec les politiques néolibérales de ses prédécesseurs. Il ne faut pas entretenir d’illusions à ce chapitre. Majoritaire à l’Assemblée législative, la droite dispose d’un réel pouvoir de véto. Elle n’avait consenti aux Accords de paix que dans la mesure où la guerre civile menaçait ses intérêts économiques. L’oligarchie s’est renouvelée depuis une trentaine d’années. La vieille oligarchie liée à l’agroexportation (notamment du café) qui avait été un protagoniste central dans la guerre civile et la répression a été déplacée par une nouvelle oligarchie qui a développé des intérêts dans toute l’Amérique centrale et qui a partie liée avec des transnationales étrangères. Ses intérêts ne sont plus dans l’agriculture ni même dans l’industrie; elle s’est déployée dans le commerce, les services, le tourisme. Ce sont ces groupes formés de grandes familles qui ont poussé pour l’adoption du dollar comme devise en 2001 et pour la signature de traités de libre échange (dont le DR-CAFTA entré en vigueur en 2006).

Ces deux mesures que dénonçait le FMLN n’ont eu aucun effet sur la création d’emplois. Le Salvador continue d’exporter sa main-d’œuvre. Tous les jours 600 Salvadoriens en moyenne abandonnent leur pays en quête d’une vie meilleure pour eux-mêmes et pour leur famille. Plusieurs risquent leur vie et la perdent dans cette migration vers le Nord à travers le Guatemala et le Mexique. Aux 6,6 millions de Salvadoriens demeurés au pays s’ajoutent 3 millions qui vivent à l’étranger, aux États-Unis, au Canada et en Europe. Une culture de l’émigration tient lieu de projet national. L’économie salvadorienne dépend aujourd’hui largement des transferts effectués par ces émigrants établis à l’étranger. Les remesas ont augmenté de 686 millions $ en 1992 à 4 milliards en 2012 et représentent plus de la moitié des revenus extérieurs.
Les États-Unis jouissent d’un énorme pouvoir au Salvador. Ils se sont ingérés dans de précédentes campagnes électorales. Des programmes d’assistance, tel Fomilenio, leur servent de leviers. L’ambassade a ainsi manœuvré pour l’adoption de la loi du Partenariat Public-Privé qui donne la clé des ports, aéroports et routes aux transnationales étatsuniennes. Le Partenariat pour la Croissance fait collaborer les États-Unis, le gouvernement Funes et des ténors de la bourgeoisie salvadorienne. Le FMLN n’a pu remettre en question les grandes orientations économiques promues par l’ANEP et les autres organisations patronales. Condamné au pragmatisme, il ne peut faire la promotion du socialisme sans qu’on lui oppose l’épouvantail du communisme. En politique étrangère, le président Funes a reconnu l’État palestinien, a renoué les relations diplomatiques avec Cuba, mais s’est opposé à l’adhésion du Salvador à l’ALBA. Washington travaille à intégrer ce pays dans l’Alliance du Pacifique.

L’insécurité, un enjeu social et électoral

La guerre civile avait fait 75 000 morts, 12 000 blessés et 8 000 disparus. Lui a succédé une autre violence qui aurait fait en vingt ans 50 000 morts. En 2010, on enregistrait 70 meurtres par 100 000 habitants, un taux parmi les plus élevés de la planète. Assassinats, enlèvements, extorsions sèment la peur chez les riches et les pauvres.

On a beaucoup fait état de la violence déployée par les bandes de rues, les maras. Ces bandes sont nées au sein de l’émigration salvadorienne en Californie. La déportation des jeunes délinquants a déplacé le problème au Salvador. Mais cette criminalité juvénile n’est pas la seule en cause. Le crime organisé, les narcotrafiquants, les anciens combattants démobilisés et réduits au chômage contribuent à la violence. Les femmes y sont tuées plus qu’ailleurs. Il n’empêche que la répression a pris pour cible les maras. Partisans de la mano dura, les gouvernements ARENA ont politisé la criminalité en vue de gains auprès de l’électorat pauvre et des classes moyennes.

Le FMLN préconise pour sa part une approche globale qui tient compte des racines socio-économiques de la délinquance. En mars 2012, les maras ont décidé d’une trêve entre elles. Des gens proches du gouvernement, un aumônier militaire et un ancien commandant de la guérilla, ont agi comme médiateurs. La moyenne quotidienne de meurtres a chuté de 15 à 6. En janvier dernier, 11 municipalités s’engageaient à mettre en place des plans de réinsertion sociale pour les membres des bandes qui rendent leurs armes. Le succès de cette approche met en danger la stratégie d’ARENA fondée sur l’exploitation électoraliste de l’insécurité. ARENA a répliqué par son initiative « Alliance citoyenne », incitant les gens à se transformer en vigiles et à seconder la police. Les États-Unis ont critiqué la politique de sécurité, menaçant de suspendre l’assistance s’il est démontré que l’argent a servi à la réinsertion des délinquants. C’est comme si la droite et Washington souhaitaient l’échec de la trêve pour éviter que le FMLN ne recueille des dividendes politiques.

Un autre dossier explosif concerne l’impunité. L’Assemblée a voté en 1993 une loi d’amnistie générale pour les crimes commis entre 1980 et 1992. Des groupes de victimes réclament des procès pour que justice soit rendue. Ils invoquent le crime de lèse-humanité qui ne serait pas couvert par l’amnistie. Le président Funes a posé un geste, dénoncé par la droite, en demandant pardon au nom de l’État pour le massacre d’El Mozote, le plus connu d’une centaine de massacres. Il n’a pas remis en cause l’amnistie. Son gouvernement compte d’anciens officiers et d’anciens guérilleros à des postes de ministres ou de conseillers.

Le FMLN a fait élire en 2009 un président en choisissant un candidat hors de ses rangs, un journaliste bien connu. Or cette fois le FMLN propose à la présidence et à la vice-présidence deux ex-commandants, Salvador Sánchez Cerén et Óscar Ortiz. Il convient de se demander si cette formule ralliera une majorité absolue. Malgré ses limites, le gouvernement Funes a représenté une avancée significative à plusieurs égards. L’élection de Norman Quijano ou d’Antonio Saca, l’un et l’autre issus d’ARENA, constituerait un net recul. Ces deux candidats sont de plus dans la ligne de mire de la justice, le premier pour sa gestion comme maire de San Salvador, le second pour plusieurs scandales survenus alors qu’il était président. À défaut de l’emporter au premier tour, le FMLN risque de perdre au second tour face à une alliance des droites.