mardi 1 novembre 2022

« Octobre 1962 : la perspective cubaine sur la ‘crise des missiles’»

par Claude Morin

Les éditions Pathfinder m’avaient invité à présenter le 29 octobre deux de leurs titres, consacrés l’un à la crise des missiles, l’autre aux témoignages de quatre généraux cubains. Comme on m’avait demandé de faire un exposé sur la crise des missiles, je me suis documenté parallèlement à d’autres études, en particulier à des articles et ouvrages parus depuis 2002 et à des sources publiées depuis 2012 sur le site du National Security Archive (https://nsarchive.gwu.edu). Ce passé est encore très présent à Cuba. Les États-Unis n'ont pas envahi Cuba, mais ils n'ont cessé de l'agresser de toutes les façons sans égard à l'engagement pris à la fin d'octobre 1962 de ne pas attaquer Cuba. 

Pour les lecteurs qui n'iraient pas au bout de ce long texte, j'en résume ici les principales leçons.

L'origine de la crise se situe à la fois en Europe et à Cuba. D'une part, Khrouchtchev s'inquiétait de la présence en Turquie (et en Italie) des missiles Jupiter équipés d'ogives nucléaires. Ces missiles mettraient 10 min. pour frapper l'URSS alors que les ICBM soviétiques mettraient 25 min. pour frapper les États-Unis. De l'autre, les États-Unis préparaient une opération majeure pour renverser Castro, y compris au moyen d'une nouvelle invasion. L'espionnage soviétique était au courant des objectifs de l'Opération Mangouste. Moscou en avait informé La Havane. D'où l'idée chez Khrouchtchev de proposer aux Cubains d'installer des missiles dans l'île. Khrouchtchev voyait ces missiles comme une force de dissuasion pour la défense de Cuba. Il ne comptait pas en faire usage: voilà pourquoi la mise à feu ne pourrait se faire sans un ordre émanant de Moscou. Il s'en servirait pour créer les conditions d'un compromis avec Washington, chacune des deux puissances devant retirer les missiles placés dans le voisinage de l'autre. Au départ, Fidel ne voulait pas accueillir des missiles et faire apparaître Cuba comme une base militaire soviétique. Il voulait un pacte de défense mutuelle et de coopération. Il en rédigea d'ailleurs les termes. Il accepta au nom de la solidarité socialiste, sensible à l'argument que l'URSS pouvait ainsi améliorer son rapport de force face aux États-Unis. Contre l'idée d'une installation clandestine, il défendait l'idée d'une installation publique. Les Soviétiques étaient d'un autre avis: croyant que l'abondance des palmiers fournirait un couvert propice, ils ne consultèrent pas les Cubains sur la façon de dissimuler ces armes. Le compromis final ayant été gardé secret -- Kennedy ne voulait pas admettre publiquement quelque concession -- , Fidel fut fâché d'apprendre en mai 1963 lors d'une mission en URSS et d'une longue rencontre avec Khrouchtchev (qui lui lut des lettres échangées avec Kennedy) que les missiles installés à Cuba avaient servi de monnaie d'échange et que Cuba avait été un "pion". Les missiles Jupiter venaient alors d'être retirés de Turquie (et d'Italie). En conséquence, si les États-Unis n'avaient pas installé de missiles à proximité de l'URSS et si Cuba n'avait pas été la cible d'agressions multiples et d'un plan d'invasion, des missiles n'auraient pas été installés à Cuba et la crise n'aurait pas eu lieu. 

On ne peut s'empêcher de rapprocher la situation de 1962 avec celle que nous vivons présentement avec le conflit en Ukraine. En 1962 comme en 2022, les États-Unis ont donné dans la provocation. En 1962, ils voulaient en finir avec Castro et avec une révolution dans ce qu'ils considéraient être leur arrière-cour. Et leurs missiles nucléaires menaçaient l'URSS. L’URSS a voulu en installant des missiles à Cuba prévenir une invasion en dissuadant l’envahisseur au moyen de la menace nucléaire et amener Washington à retirer ses missiles de Turquie (et d’Italie). La crise de 2022 a été préparée par l’expansion continue de l’OTAN sur les marges de la Russie, par la transformation de l’Ukraine en satellite US (accélérée depuis Maidan en 2014 par l’installation de gouvernements et de politiques antirusses) et par le refus d’envisager une reconfiguration des paramètres de sécurité en Europe qui tiendrait compte des préoccupations légitimes de la Russie. L’Ukraine s’est prêtée au jeu de la provocation à l’instigation des États-Unis qui rêvaient d'attirer la Russie dans un conflit qui l'affaiblirait et qui pourrait provoquer un changement de régime à Moscou.

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« La crise des missiles à Cuba » comme on la désigne en Occident s’est invitée dans l’actualité en raison moins d’une commémoration qu’en tant que dimension possible du conflit russo-ukrainien. La crainte de la Russie que l’Ukraine n’adhère à l’OTAN et n’accueille sur son territoire des armes nucléaires fut l’un des motifs au lancement de l’opération militaire spéciale. Moscou se trouverait dans ce cas à 5 minutes de tirs de missiles depuis l’Ukraine. La possibilité d’un recours russe à l’arme nucléaire a par la suite agité la noria à nouvelles en Occident au gré des déclarations sibyllines des autorités russes. Le président Biden en a remis une couche en déclarant que le monde risquait une « apocalypse nucléaire » à cause de la guerre en Ukraine, un risque qu’il qualifiait de sans précédent depuis la crise cubaine des missiles.

Des centaines d’ouvrages ont été publiés sur la crise des missiles. La Bibliothèque Kennedy en énumère plus de 225 sous la vedette matière « Cuban Missile Crisis » et cette liste établie en 2002 compte peu de titres dans des langues autres que l’anglais. C’est dire l’impact retentissant qu’a eu cette crise. L’ouvrage de Tomás Diez Acosta qui nous réunit cet après-midi, paru en espagnol et en anglais en 2002, occupe néanmoins une place à part. À la différence des ouvrages publiés aux États-Unis et dans les pays occidentaux, qui se focalisent sur l’affrontement entre Washington et Moscou, October 1962 : The « Missile » Crisis as Seen from Cuba offre une perspective cubaine. La défense de la jeune révolution cubaine et de son projet socialiste, l’affirmation de son indépendance et de sa souveraineté, la mobilisation à la fois spontanée et organisée du peuple cubain en armes, la vision stratégique et politique de Fidel Castro et des dirigeants cubains : telle est la matière de ce récit argumenté avec force sur la base d’une documentation abondante et suivant un plan qui confère un sens à l’enchaînement des faits. L’originalité de cet ouvrage tient à son cadre chronologique. L’accent n’est plus sur ces « 13 jours » (ces Thirteen Days, titre que donnait Robert Kennedy à ses mémoires) qui ont alimenté des chroniques et des films. Le projecteur éclaire ce qui a préparé le paroxysme de ces journées dramatiques où tout semblait pouvoir arriver. Et il révèle que le compromis qu’ont scellé Kennedy et Khrouchtchev n’a rien changé pour les Cubains toujours assiégés soixante ans plus tard par les États-Unis. Voilà pourquoi cet épisode s’appelle à Cuba la « crise d’Octobre » tant il s’inscrit dans une série avec ses suites qui durent jusqu’à nos jours.

Tomás Diez Acosta était bien préparé pour écrire ce livre. Entré dans les Forces armées révolutionnaires (FAR) en 1961 à 15 ans, il a quitté l’active avec le rang de lieutenant-colonel en 1998. Pendant 16 ans il a enseigné l’histoire dans des académies militaires avant de devenir chercheur à l’Institut d’histoire cubaine. Il a participé à ce titre aux conférences tripartites qui se sont tenues sur la crise des missiles à partir de 1989. Il est l’auteur de quatre études qui ont pavé sa route vers l’écriture du présent ouvrage.

On juge de la qualité d’un ouvrage d’histoire à la qualité et à la diversité des sources qu’il exploite. L’auteur recourt ici aux sources officielles émanant des trois protagonistes. Il s’agit pour l’essentiel de sources publiées émanant d’archives qui ne devinrent accessibles qu’une trentaine d’années plus tard à Washington comme à Moscou. Profitant de son statut, Diez Acosta appuie également son analyse sur une documentation provenant des archives militaires cubaines. Il a mené de plus des entrevues avec une douzaine d’officiers soviétiques en poste à Cuba durant le conflit. Il met enfin à notre disposition en une centaine de pages cinq documents issus du gouvernement cubain, dont la transcription des discussions entre le secrétaire général de l’ONU, U Thant, en visite à La Havane, et les dirigeants cubains.

L’originalité de ce livre tient à ce qu’il situe la crise des missiles dans le contexte des plans ourdis par l’administration Kennedy pour détruire la révolution cubaine et renverser, voire assassiner Fidel. Des plans dont nous connaissons aujourd’hui les détails. Dès le 30 novembre 1961, Kennedy charge un groupe spécial élargi au sein du Conseil de sécurité nationale de préparer et d’orchestrer le « Projet Cuba » qui se déclinera en plusieurs volets et phases en parallèle avec l’opération Mangouste qui s’y rattache. Doivent y contribuer l’isolement politique et diplomatique (expulsion de Cuba en janvier 1962), un blocus économique (décrété en février), plus de 5 000 actions subversives dont 700 actes de sabotage entre janvier et août, des complots pour assassiner Fidel et Raúl, la guerre psychologique par le biais des médias et de rumeurs, des exercices navals et militaires dans les Caraïbes. On attend de ces mesures qu’elles amènent la population à se soulever, en prévoyant qu’à défaut d’une insurrection il faudra intervenir militairement. L’administration Kennedy agit en toute urgence. Abattre un gouvernement « communiste » dans son voisinage devient une priorité. Et cette fois, pour ne pas répéter le fiasco de la Baie des Cochons, tous les appareils d’État sont appelés à collaborer de manière coordonnée, la CIA bien sûr, mais surtout le Pentagone. Tout se met en place en vue d’un dénouement prévu pour octobre 1962.

Moscou a eu vent du plan et en informe le gouvernement cubain. Pour défendre Cuba contre une attaque d’envergure, une délégation soviétique venue à La Havane propose l’installation de missiles. Fidel hésite, ne voulant pas que Cuba soit vue comme une base militaire soviétique. Il préférerait un pacte de défense mutuelle par lequel l’URSS reconnaîtrait publiquement qu’une attaque contre Cuba équivaudrait à une attaque contre elle. Il rédigera un projet de protocole à cet effet. Il est d’avis que le transfert des missiles devrait se faire ouvertement. Après tout, Cuba est souveraine et a le droit de se défendre avec les armes adaptées à la menace qu’elle affronte. Les Soviétiques livrent des blindés, des chasseurs, des batteries antiaériennes, mais entendent maintenir le secret sur le transfert des missiles jusqu’à ce qu’ils soient opérationnels. Ce sera l’opération Anadyr, du nom d’une rivière et d’une base du nord-est soviétique. En quelques mois une armada de quelque 80 navires transporteront plus de 40 000 hommes et une variété de missiles avec le matériel pour construire les rampes de lancement. L’URSS avait prévu livrer une soixantaine de missiles. En octobre, Cuba avait reçu 36 missiles R-12 d’une portée de 1 400 milles. Avec les missiles R-13 embarqués sur les sous-marins, cette force capable de frapper les États-Unis représentait une puissance stratégique de 67 mégatonnes.

Dans l’intervalle Cuba s’emploie à réorganiser sa défense et à adapter la gestion gouvernementale à cette mission. Diez Acosta expose en détail l’ampleur de cette réorganisation des structures militaires pour faire des FAR une force diversifiée et intégrée. Plus de 100 000 hommes étaient en uniforme. Les appareils de sécurité durent faire face à l’intensification des actions subversives faites de sabotages, d’infiltrations d’agents et le parachutages d’armes. L’URSS fournissait des armes à des conditions de paiement généreuses, mais la défense de l’île absorbait une part croissante de ressources qui n’étaient plus disponibles pour l’économie civile. C’est dire que Cuba supportait un immense coût pour contrer les attaques qui s’accentuèrent tout au long de 1962.

L’espionnage militaire était une composante essentielle de l’opération Mangouste en vue de préparer l’invasion. Le 29 août, un vol de reconnaissance détecta la présence de missiles sol-air. Il s’ensuivit une multiplication des survols de l’île. Oleg Penkovsky, un colonel au sein du GRU (le renseignement militaire soviétique), avait transmis les plans d’installation des missiles. Le 14 octobre, un avion U-2 photographia les installations de missiles R-12 sur une base de Pinar del Río. Le 16 octobre, une fois effectuée l’analyse des photos, Kennedy réunit un comité de 14 conseillers (ExComm) qui siégera en permanence pendant 13 jours. Quatre options seront analysées : des négociations diplomatiques, un blocus aéronaval, des frappes ponctuelles ou massives, une invasion de grande envergure. Tout se met en place pour exécuter les différentes options en vertu de plans de contingence mis à jour. Ainsi on reconnaît que des frappes contre les sites identifiés présentent le risque que des missiles à moyenne portée ayant échappé au repérage puissent opposer une riposte dévastatrice contre les États-Unis.

Le 22 octobre, Kennedy informe le public dans un discours télévisé. Son intervention a une résonance internationale. Il dénonce la « duperie » des Soviétiques qui ont menti sur la nature des armes livrées à Cuba. Tout missile nucléaire lancé depuis Cuba sera considéré comme une attaque de l’URSS contre les États-Unis et donnera lieu à une riposte contre l’URSS. Il annonce la mise en place d’un blocus naval (qualifiée de « quarantaine ») pour empêcher toute nouvelle livraison d’armes à Cuba. Dans les heures qui suivent, 269 000 hommes, dont 169 000 réservistes, sont mobilisés à travers l’île. Le 23, Fidel s’adresse au peuple cubain dans un discours dont la transcription incluse ici fait plus de 30 pages. Il répond point par point aux affirmations de Kennedy. Il affirme haut et fort que les États-Unis n’ont aucun droit de décider des armes que Cuba devrait ou ne devrait pas avoir. Les armes qu’emploiera Cuba sont défensives. Cuba étant souveraine, elle n’autorisera personne à inspecter son territoire y compris par des survols. L’alerte de combat a été donnée. Le peuple est prêt à résister et à faire payer cher toute agression. Fidel appelle au désarmement, mais cela doit s’appliquer aussi aux agresseurs. Cuba demeure disposée à résoudre ses différends avec les États-Unis, mais sur un pied d’égalité. Cela demeurera la ligne de conduite de Cuba jusqu’à aujourd’hui.

Le 22 commence la phase la plus dangereuse du conflit. L’administration Kennedy communique avec les principaux chefs d’État de l’OTAN. Certains expriment des réserves. Le premier ministre canadien John Diefenbaker, le dernier consulté, se montre au premier abord réfractaire. Les troupes US à l’échelle mondiale sont mises en état d’alerte (DEFCON-3), puis en alerte de combat (DEFCON-2) à partir du 24, quand le blocus entre en vigueur. Durant la crise, la marine US mobilisera 85 000 hommes, dont 40 000 marines et 183 navires de guerre dont huit porte-avions. L’aviation ne sera pas en reste : 2 142 avions seront utilisés. Elle totalisera 115 000 heures de vol. Pendant deux semaines, le quart des B-52 avec leurs armes nucléaires resteront en permanence en vol. L’armée mobilisera pour sa part 100 000 hommes. Cette démonstration de force était de nature à impressionner les Soviétiques.

Khrouchtchev ne cède pas à la panique : il ne décrète pas une alerte. Il entreprend toutefois de correspondre avec Kennedy. Il fait part de son soutien inconditionnel à Cuba. Le blocus naval étant illégal, il n’en tiendra pas compte. Le 23, le conflit est porté devant le Conseil de sécurité. L’ambassadeur Adlai Stevenson y accuse Cuba d’héberger des armes stratégiques. Le représentant cubain répondra que ce sont les agressions répétées des États-Unis qui forcent Cuba à s’armer et que la Charte de l’ONU oblige ses membres à régler leurs différends par des négociations avant d’en venir à ces mesures extrêmes. Le 25 se produit le débat le plus acrimonieux. Stevenson justifie les mesures militaires prises en invoquant une résolution de l’OÉA. Devant le refus de l’ambasssadeur Valerian Zorin de reconnaître la présence d’armes offensives à Cuba, il présente les photos aériennes attestant du déploiement de missiles. Conscients du danger d’une conflagration, des représentants de 45 nations, en majorité des membres du Mouvement des non-alignés, pressent le secrétaire-général U Thant d’agir comme médiateur.

Le 26, Kennedy informe l’ExComm qu’il croit que seule une invasion pourrait en finir avec la menace que posent les missiles. Il ordonne de multiplier les survols de l’île à basse altitude et de former un gouvernement civil en prévision d’une invasion. Il ne dissimule pas ses plans de façon à ce que les espions soviétiques les transmettent à Moscou. Khrouchtchev prend alors la mesure du danger que les frappes contre Cuba représentent. Il exprime à Kennedy son ouverture à un compromis. Il ordonne aux navires de rester à l’écart du périmètre fixé par le blocus. Or ces navires transportaient les missiles R-14 (d’une portée de 2 800 milles) et venaient escortés par des sous-marins. Une tentative de les arraisonner aurait eu de graves conséquences. Et surtout il envoie un message encodé à Kennedy par l’entremise de son ambassade à Washington. Il propose de retirer les missiles en échange de la levée du blocus et d’assurances à l’effet que les États-Unis n’envahiront pas Cuba. En l’absence d’invasion, ces missiles n’auraient plus d’objet. L’ambassadeur Dobrynin rappellera à Robert Kennedy que les États-Unis ont installé des missiles Jupiter en Turquie en bordure de l’URSS. Kennedy répondit favorablement au message de Khrouchtchev, mais en exigeant de vérifier le retrait à Cuba même.

Le même jour, le 26, croyant à l’imminence d’une invasion, Fidel envoie un télégramme à Khrouchtchev. Il propose qu’en cas d’attaque venant des États-Unis l’ordre soit donné pour une riposte nucléaire. Fidel donne aussi l’ordre d’abattre tous les avions qui violeront l’espace aérien cubain. Theodore Sorensen, un membre de l’ExComm, écrira que ces vols ne servaient pas seulement à la reconnaissance, mais étaient un moyen de harceler les Russes et d’humilier Castro. Ils pouvaient servir en outre à faciliter au moment opportun le lancement d’une attaque surprise. Les commandements cubain et soviétique avaient acquis la conviction que les États-Unis effectueraient une attaque aérienne entre le 27 et le 29. Fidel reçoit la confirmation que toutes les unités soviétiques sont prêtes au combat, y compris les unités de missiles.

Le lendemain, un U-2 en mission de reconnaissance sera abattu par un missile sol-air et son pilote périra. D’autres avions essuieront des tirs. La tension atteindra son comble, car Washington y voyait un acte de guerre auquel il fallait répondre par une attaque. Le 27 fut la journée la plus dangereuse.* Une série d’incidents et d’erreurs faillit mener à des tirs d’armes nucléaires. Un sous-marin soviétique B-59 en plongée au large de Cuba fut pris pour cible par la marine US. Le capitaine pensa que la guerre avait débuté et voulut lancer une torpille nucléaire, mais Vasily Arkhipov, le chef de la flotille qui se trouvait à bord, s’opposa. Kennedy, de son côté, comprenant que l’ordre d’abattre le U-2 n’émanait pas de Moscou, mais d’un officier sur place, décida de retarder la riposte. Les chefs d’état-major en vinrent à lui proposer l’exécution au plus tard le 29 de l’OPLAN 312 (le plan prévoyant les frappes aériennes) suivie de l’invasion (OPLAN 316). Mais Kennedy hésitait sur la marche à suivre. Il gardait à l’esprit la recommandation formulée dès le 17 par Adlai Stevenson en faveur d’un règlement diplomatique qui comporterait un compromis, terminant par une formule choc : « Blackmail and intimidation never; negociation and sanity always. ». Kennedy s’inquiétait également de ce que les Soviétiques pourraient faire contre Berlin en guise de représailles.

Les communications entre Kennedy et Khrouchtchev avaient été difficiles. Kennedy jouait sur deux tableaux – la menace d’une attaque contre Cuba et la diplomatie – alors que Khrouchtchev ne voulait pas renoncer aux missiles à Cuba sans que les États-Unis retirent leurs missiles de la Turquie. Khrouchtchev comprend le 27 qu’il ne contrôle pas la situation à Cuba. Les tirs contre les avions n’avaient pas été autorisés par Moscou. Il sait que 162 ogives nucléaires sont à Cuba et que les officiers soviétiques pourraient les utiliser en cas d’invasion. Il prend conscience du danger. Il voulait la dissuasion nucléaire, mais pas la guerre nucléaire. Son arsenal nucléaire pas plus que ses vecteurs n’avaient rien de comparable avec ceux dont disposaient les États-Unis. Conscient du risque que la situation pose, il rédige les termes d’une entente, sans même consulter le Politburo. Le 28, Radio Moscou en fait la diffusion : les États-Unis s’engageraient à ne pas envahir Cuba et l’URSS y démantèlerait les missiles et les rapatrierait en Union soviétique. Des représentants de l’ONU en vérifieraient le retrait. Kennedy donnera son accord, mais refusera de s’engager par écrit au retrait des missiles Jupiter en Turquie et en Italie. Dans ses tractations avec Dobrynin, Robert Kennedy dira que ce compromis ne peut faire partie de l’entente. L’existence de ce compromis restera secret pendant plus de 30 ans, supposément parce que le retrait aurait nécessité l’accord de l’OTAN. La promesse de non-invasion (« no-invasion pledge ») ne donna pas lieu non plus à la signature d’un pacte formel.**

Les autorités cubaines apprennent l’existence de l’accord par Radio Moscou. Elles n’ont pas été consultées ni informées. Elles se sentent trahies. Fidel écrit à Khrouchtchev : il ne veut pas nuire aux négociations, aussi demandera-t-il à la DCA cubaine ne ne pas tirer, mais sans renoncer au droit de défendre l’espace aérien. Il l’informe qu’il s’opposera en vertu de la souveraineté de Cuba à autoriser une inspection du territoire. Le jour même des fonctionnaires du State Department tentent de convaincre U Thant d’ordonner l’inspection immédiate des sites de missiles. U Thant considère qu’il n’en a pas l’autorité. Khrouchtchev justifiera sa conduite : l’entente était une nécessité si l’on voulait éviter un holocauste mondial et la destruction de la Révolution cubaine. Il reproche à Fidel d’avoir proposé une première frappe. Fidel s’en défendra : cette frappe n’aurait pu intervenir qu’une fois commencée l’agression.

Le 28, Fidel fait connaître publiquement les cinq points qui définiraient un engagement de non-agression : 1- la cessation d’un blocus économique; 2- la cessation de toutes les activités subversives; 3- la cessation des actes de piraterie depuis les États-Unis et Porto Rico; 4- la cessation des violations de l’espace aérien et maritime; 5- la rétrocession de la base de Guantánamo. Jamais les États-Unis voudront donner satisfaction sur aucun de ces points. Voilà pourquoi Fidel dira qu’on a évité la guerre, mais qu’on n’a pas édifié la paix. Il considéra que Khrouchtchev avait trahi ses engagements et négocié à rabais.

Lors de ses discussions avec U Thant venu à La Havane, les 30 et 31 octobre, Fidel défendra le droit souverain de Cuba de refuser l’inspection sur son territoire. De la même manière il dénoncera les survols de l’île. Dans les deux cas, il n’y voit que des mesures pour humilier Cuba. Il réitère sa définition en 5 points d’un accord de non-agression. Fidel ne se satisfait pas d’une solution à court terme qui ne réglerait pas le problème à long terme. U Thant en convient, mais il ne peut l’imposer au Conseil de sécurité où les États-Unis ont un droit de véto. De retour à New York, U Thant obtiendra que la vérification se fasse en mer.

Le 2 novembre, Kennedy pouvait annoncer le démontage des 42 missiles R-12. Les huit navires les transportant allaient quitter Cuba entre le 5 et le 9. L’aviation US procéda à une vérification visuelle alors que les navires franchissaient la ligne du blocus. Cela acquis, l’administration Kennedy demanda le rapatriement des bombardiers IL-28 qu’elle considérait être des armes offensives. Moscou voulait les laisser à Cuba et n’acceptait de les retirer que si Cuba y consentait. Une campagne médiatique accusa les dirigeants cubains de faire obstacle à la résolution de la crise d’autant plus qu’ils s’opposaient aux survols qu’un fonctionnaire de la Défense considérait « un droit » des États-Unis. Des négociations furent nécessaires pour assurer le rapatriement des bombardiers le 6 décembre. Le blocus naval ne fut levé que le 20 novembre après un accord sur cette question. Les missiles nucléaires tactiques – une centaine – ne faisaient pas partie de l’entente parce que les États-Unis ignoraient leur présence à Cuba. Khrouchtchev avait d’abord pensé les laisser aux Cubains comme une garantie additionnelle. Son envoyé spécial, le vice-premier ministre Anastas Mikoyan, venu à La Havane pour tenter d’adoucir l’amertume des Cubains, constatant l’humeur de Fidel, considéra qu’on ne pouvait les laisser à Cuba. Il eut fort à faire pour convaincre Fidel de renoncer à cette force de dissuasion. Ces derniers missiles quittèrent Cuba en décembre sans que les États-Unis n’aient été informés de leur existence.***

La crise des missiles était terminée pour les deux puissances. La crise mondiale prenait fin. D’une part, les États-Unis avaient ignoré que les ogives nucléaires étaient arrivés à Cuba depuis plusieurs semaines. D’autre part, les missiles à plus longue portée (les R-14) n’avaient pas été livrés. De plus, en aucun moment durant la crise, les ogives nucléaires ne furent montées sur les missiles et le carburant pour les propulser n’avait pas été injecté. Les missiles ne pouvaient être lancés que sur ordre de Moscou. Les Cubains n’en eurent jamais le contrôle. Fidel considéra que ce fut une erreur politique de Khrouchtchev d’avoir transféré les missiles en secret et d’avoir menti à Kennedy en les qualifiant d’armes défensives. Pour Kennedy les missiles étaient des armes offensives puisqu’ils pouvaient porter des têtes nucléaires sur une partie des États-Unis. Il parla de la « duperie » des Soviétiques et cela lui conféra une supériorité morale. Khrouchtchev n’avait pas pensé les utiliser pour attaquer les États-Unis. Il les voyait comme une force de dissuasion afin de protéger Cuba d’une agression et comme un élément pour diminuer l’écart de puissance : leur installation à Cuba pouvait compenser l’imposant déficit en vecteurs intercontinentaux. Les deux rivaux allaient en 1963 installer une ligne rouge pour accélérer les communications et entreprendraient plus tard des négociations pour le contrôle des armes nucléaires.

Mais pour les Cubains, rien n’était réglé. La crise d’Octobre ne fut pour eux qu’un épisode, le plus dramatique certes, d’un affrontement qui dure toujours. Fidel avait raison : la solution ne fut que momentanée. Je crois néanmoins que la crise des missiles a pu prévenir une invasion de Cuba. Elle éclata en octobre en ce mois que le Projet Cuba avait fixé pour le dénouement de l’opération Mangouste. Il était devenu patent en septembre que le peuple cubain n’allait pas se soulever contre son gouvernement et offrir aux États-Unis les conditions pour un « changement de régime ». Les sabotages et les groupes infiltrés avaient échoué à faire naître une opposition crédible et efficace capable d’engendrer un tel mouvement. Confrontés à cette réalité, les États-Unis, s’ils persistaient à vouloir en finir avec Castro et le communisme, allaient devoir envahir Cuba. La crise des missiles scella le sort de l’opération Mangouste. On en discuta dans le cadre des réunions de l’ExComm. L’entente avec Khrouchtchev mit fin à l’option de l’invasion et l’opération Mangouste fut définitivement annulée en janvier 1963.

Contrairement à ce que le Projet Cuba envisageait en lançant toutes ces attaques contre Cuba qui justifièrent l’installation des missiles, la Révolution survécut. Comme cela s’était produit avec Playa Girón, elle sortit même renforcée de la crise des missiles. Fidel qui n’avait que 36 ans démontra une logique infaillible dans l’exposé des principes qui guidaient ses décisions. Il défendit avec brio et pugnacité la souveraineté de la nation. On s’en convainc à la lecture des longues discussions qu’il eut avec U Thant, de son discours au peuple cubain du 23 octobre, de ses messages à Khrouchtchev, puis de ses réflexions sur la crise lors de la troisième Conférence tripartite qui se tint à La Havane en janvier 1992. L’administration Kennedy avait travaillé à se débarrasser de Fidel. Elle chercha pendant la crise à l’humilier. L’État cubain fut tenu à l’écart des négociations entre les États-Unis et l’URSS, entre Kennedy et Khrouchtchev. Il était hors de question pour Kennedy d’interagir avec Fidel, « our enemy », et de l’inclure dans les négociations.

Je terminerai en invoquant le rôle que le peuple cubain joua dans cette crise. Les peuples états-unien et soviétique ne furent que des spectateurs. Les premiers vécurent leur angoisse en stockant des provisions. Le peuple cubain fut appelé en revanche à se mobiliser et il le fit. Comme l’écrit l’essayiste argentino-mexicain Adolfo Gilly, « Octobre fut vécu par les Cubains comme un moment culminant de leur lutte pour leur indépendance, pour leur révolution et pour leur manifestation comme nation souveraine. [...] Le gouvernement cubain appela tout le peuple à prendre les armes, déclara l’alerte de combat et convertit la crise en une mobilisation de la nation dans un moment de danger suprême : la disparition de l’île sous le feu nucléaire. Cette expérience unique donna à Cuba son sens à la crise d’Octobre : être un des grands moments constitutifs de la nation. » En octobre 1962, alors que le gouvernement US menaçait d’envahir Cuba, le peuple cubain devint le protagoniste d’un modèle de sérénité, de détermination et de bravoure qui fera partie de ses traditions révolutionnaires et de son esprit de combat. C’est cette attitude que le commandant Ernesto Guevara exaltera le 7 décembre 1962 devant le monument à Antonio Maceo, à Santiago, en commémoration de l’anniversaire de sa mort au combat en 1896: « Tout notre peuple fut un Maceo, tout notre peuple se disputa la première ligne de défense dans une bataille pour laquelle les lignes n’étaient peut-être pas nettes, dans une bataille où le front était partout et où nous serions attaqués depuis les airs, depuis la mer et sur terre, remplissant notre rôle d’avant-garde du monde socialiste en ce moment et en ce lieu précis de la bataille ».

Je signale en terminant que Tomás Diez Acosta a collaboré avec un chercheur suédois, Håkan Karlsson, à un nouvel ouvrage en 2019. The Missile Crisis from a Cuban Perspective : Historical, Archaeological and Anthropological Reflections (Routledge). La première partie condense (en 68 p.) dans ses grandes lignes la structure de l’ouvrage de 2002. La seconde partie (61 p.) est une enquête de terrain sur ce qu’il reste de cet épisode dans la mémoire des gens et dans les artefacts matériels et sur la façon de valoriser ce patrimoine tant matériel que mémoriel et humain. Les deux auteurs ont poursuivi leur collaboration et publié à ce jour, également chez Routledge, quatre autres ouvrages sur la politique cubaine des administrations Kennedy, Johnson, Nixon et Ford. Ce sont là, en plus de mille pages, la meilleure synthèse sur les méandres de cette politique d’hostilité faite d’agressions multiformes destinées à saigner la révolution cubaine et à renverser le « régime » à La Havane. +

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* Voir les documents publiés par le NSA.

** Le NSA a rassemblé des documents sur le secret entourant le compromis. Kennedy reconnaissait que les missiles Jupiter étaient désuets à l’heure où l’on armait les sous-marins dans la Méditerranée de missiles Polaris. On les retira de Turquie en avril 1963. Concernant le « non-invasion pledge », la correspondance entre Kennedy et Khrouchtchev publiée en 1992 montre que Kennedy s’employa à nuancer son engagement et à se ménager une porte de sortie. Une invasion demeurerait toujours possible advenant, par exemple, une attaque sur la base de Guantánamo, une agression, voire des actions subversives, contre des pays d’Amérique latine. Il exploitait également le refus de Castro d’autoriser les inspections et son opposition aux survols. Sans exclure que des armes offensives (nucléaires) puissent être réintroduites, notamment par la Chine. En août 1970, suite à des craintes d'une invasion communiquées aux Soviétiques par les Cubains, Nixon et Kissinger "réaffirmeront" auprès de l'attaché Yuli M. Vorontzov que l'entente Kennedy-Khrouchtchev était toujours valide. 

*** Il est instructif de lire la transcription de deux échanges qu’Anastas Mikoyan eut avec Fidel Castro le 22 novembre et avec Kennedy le 29 novembre. Dans le premier, Mikoyan explique pourquoi l’URSS doit retirer les missiles tactiques alors que Fidel affirme ne pas faire confiance à Kennedy et souhaite poursuive la collaboration militaire avec l’URSS. Il avoue qu'il n'aurait jamais accepté d'accueillir des missiles nucléaires s'il avait su que l'URSS les retirerait dans ces conditions humiliantes pour Cuba. Dans le second, Mikoyan défend la cause de Cuba, alors que Kennedy assortit sa promesse (de ne pas envahir Cuba) de conditions qui lui laisseraient la voie libre. Mikoyan le place devant sa contradiction : “You want to continue subversive work against Cuba and at the same time keep the ‘right’ to attack Cuba should Castro want to respond in kind.” Il importe de constater que la transcription parle de « non-agression », un terme plus englobant de celui de « non-invasion ». Si les États-Unis n’ont pas envahi Cuba, ils ont recouru depuis 1962 à toute la gamme des formes d’agression contre Cuba depuis la guerre économique, les attentats et les sabotages, la guerre biologique, la guerre médiatique, la guerre diplomatique.

+ Ce sont respectivement The Last Year of President Kennedy and the "Multiple Path" Policy Toward Cuba (2019), The Johnson Administration's Cuba Policy : from "Dirty War" to Passive Containment (2021), The Nixon Administration and Cuba : Continuity and Rupture (2021) et The Policy of the Ford Administration Toward Cuba : Carrot and Stick (2022).

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Haciendo historia

Diez Acosta a mis sa formation et son expérience d’officier militaire au service d’une lecture historique de la Révolution. Le second ouvrage dont je dirai quelques mots, Haciendo historia. Entrevistas con cuatro generales de las Fuerzas Revolucionarias de Cuba (Pathfinder, 1998), nous livre les réflexions de quatre généraux cubains qui ont fait l’histoire. Ces quatre généraux, interviewés en 1997, reviennent sur leur expérience au service de la défense d’un projet de société. Tous ont depuis passé l’arme à gauche, mais tous affichent des états de service admirables, une identification avec la Révolution cubaine et une grande modestie. Deux avaient embrassé la carrière militaire avant la révolution. Leur opposition à la dictature de Batista les conduisit en prison. C’est le triomphe de l’armée rebelle qui les libéra. Les deux autres y ont adhéré dans leur jeunesse, devenant des combattants dans des colonnes commandées par Raúl et le Che. Je vous les présente avec leur profils en tirant des éléments de ce livre et d’autres glanés dans les articles que leur consacre EcuRed, l’encyclopédie cubaine en ligne. Et je m’arrête dans chaque cas sur un des points qu’abordent les généraux dans les entrevues.

  • Néstor López Cuba (1938-1999). Né au sein d’une famille paysanne d’Holguín, il rallia le front dirigé par Raúl Castro. À 22 ans, il devint chef du premier bataillon de tanks. Ses actions à Playa Girón lui méritèrent le grade de capitaine. Il devait servir dans des missions en Syrie, en Angola, puis au Nicaragua. Il occupera des fonctions politiques et sera élu au Comité central et à l’Assemblée nationale. Dans l’entrevue, il défend le recours aux mines antipersonnelles dont il dit qu’elles sont l’arme du pauvre.

  • Enrique Carreras (1922-2014). Jeune officier dans l’armée de l’air, formé comme pilote aux États-Unis, opposé au coup d’État de 1952, il refusa de bombarder des unités rebelles de Cienfuegos et fut incarcéré à l’île des Pins. Fidel lui confia la formation des pilotes. C’est à titre de commandant que son escadron s’illustra à Playa Girón. Père de la force aérienne révolutionnaire en qualité d’instructeur et de gestionnaire. Il devait servir par la suite en Angola, y compris dans la bataille de Cuito Cuanavale qui assura la victoire du MPLA contre l’armée sud-africaine. Il servit aussi comme attaché militaire dans plusieurs pays. Carreras livre dans l’entrevue les commentaires les plus riches sur la collaboration étroite entre les officiers soviétiques et cubains durant la crise d’Octobre. Eux aussi s’opposaient aux survols – 386 entre le 22 octobre et le 1er décembre – mais ils se sentaient menottés, car l’ordre de tirer devait venir de Moscou. La destruction du U-2 aurait pu déclencher une attaque US et donc la guerre, mais en raison du risque d’escalade elle ouvrit plutôt la voie à la négociation.

  • José Ramón Fernández (1923-2019). Jeune officier de l’armée, il s’opposa lui aussi au coup d’État de Batista et participa avec d’autres officiers à une rébellion en 1956. C’est de la prison de l’île des Pins qu’il se rallia à l’Armée rebelle. Fidel en fit le directeur de l’école des cadets. Commandant d’opérations à Playa Girón, vice-ministre des FAR, il fut pendant deux décennies ministre de l’Éducation, puis occupa les plus hautes fonctions au sein du gouvernement à titre de vice-président du Conseil des ministres de 1978 à 2012. Il fut parallèlement président du Comité olympique cubain de 1997 à 2018. Il fut assurément l’un des cadres les plus polyvalents, les plus compétents et les plus décorés. Il rappelle dans l’entrevue le concept de base de la défense à Cuba : « la guerre de tout le peuple ». Durant la crise d’Octobre, en comptant les miliciens, ce furent 400 000 hommes qui prirent les armes. Le peuple cubain est la première force de dissuasion qu’affronte l’impérialisme. En 1962, le Pentagone avait estimé qu’une invasion de Cuba, en l’absence d’armes nucléaires, pourrait entraîner 18 500 pertes pour les envahisseurs dans les dix premiers jours. La crise des missiles, en l’absence d’affrontements, coûta au Pentagone 165 millions $, soit plus de 1,4 milliard en $ de 2012. Les Cubains pour leur part estimèrent que Cuba pourrait subir jusqu'à 800 000 pertes.

  • Harry Villegas (1940-2019). Né dans une famille afrocubaine paysanne établie sur les contreforts de la Sierra Maestra, il entra à 14 ans dans la clandestinité, puis fit partie comme combattant de la colonne du Che. Membre de la garde et homme de confiance de Guevara, il l’accompagna au Congo où il reçut le surnom de Pombo (feuille en swahili), puis en Bolivie. Il compte parmi les trois combattants qui survécurent à cette mission. Il devait servir par la suite comme conseiller militaire en Angola et au Nicaragua. Villegas souligne combien à Cuba la formation militaire s’accompagne d’une formation politique. Les forces armées représentent les mêmes intérêts de classe que la majorité du peuple cubain, d’où leur efficacité dans l’intervention lors de désastres naturels dans cet archipel placé sur la route des ouragans.