par
Claude Morin (claude.morin@umontreal.ca)
Le Canada a posé sa
candidature pour accéder en 2021 pour un septième mandat à un siège non
permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Nous sommes
nombreux à penser que le Canada ne méritait pas ce poste et que la
Norvège ou l’Irlande étaient des candidats beaucoup plus méritants.
Le Canada a démérité pour plusieurs raisons, entre autres pour son
soutien inconditionnel à Israël lors de votes concernant la
question palestinienne. Au fil des années, sous les gouvernements
Harper, le Canada s’est fait l’écho des positions états-uniennes
sur les dossiers internationaux, y compris en Amérique latine. Le
retour des libéraux au pouvoir n’a pas constitué le changement
attendu. Face à l’administration Trump, le Canada s’est montré
encore plus conciliant comme si sa stratégie consistait à amadouer
son partenaire imprévisible en échange de concessions sur des
dossiers bilatéraux. Or les retours d’ascenseur ont été rares, sinon inexistants. En juin 2020, le Canada a essuyé un camouflet puisque sa candidature n'a pas été retenue.
En participant en première ligne à la création du
Groupe de Lima à l'été de 1998 Ottawa a choisi son camp. Le Groupe
de Lima n’a
été dès ses
origines qu’un agent
de délégitimation du président Maduro en
vue d’un « changement de régime » en
accord avec les positions de Washington et de l’opposition
vénézuélienne. En
reconnaissant Juan Guaidó (« l’autoproclamé »)
comme
« président intérimaire » (ou « président en exercice ») et en faisant sa
promotion
auprès de pays amis, le
Canada s’est
associé à un coup de force orchestré par les États-Unis et
a
renoncé
à ce rôle de médiateur entre les parties en conflit qu’il a joué
dans le passé. Ce
choix confirme
à notre avis un glissement réactionnaire en
cours depuis 2000.
L’avènement de gouvernements progressistes en Amérique latine –
la
« vague rose » – a
mené à des désaccords avec le Canada concernant le rôle accru
des
minières canadiennes et
les conflits qu’elles suscitent avec les communautés où elles
s’implantent. Les divergences ont aussi porté sur leur rejet des
politiques néolibérales et d’une intégration continentale à
l’avantage des pays du Nord. D’autant plus
que le Canada
tendait à s’accommoder des violations des droits de la personne
dans les pays autoritaires avec lesquels il cherchait à développer
des relations d’affaires, tels le Honduras, la Colombie, le
Guatemala.
Je
crois que cette évolution de la politique canadienne en Amérique
latine correspond à la fonction
subimpérialiste qu’assume
de plus en plus le Canada. Le
Canada a des intérêts propres qu'il tente de promouvoir, mais il
est également un relais des États-Unis et de leurs transnationales.
Même la centaine de minières qualifiées
de « canadiennes »,
parce qu'elles ont leurs sièges sociaux au Canada et leurs actions à
la Bourse de Toronto (et de
Montréal),
sont pour beaucoup des transnationales dont les actions sont
majoritairement détenues hors du Canada (aux États-Unis, en
Australie, en Grande-Bretagne,
etc.). Ces minières profitent de la « réputation »
(absence
d’un passé
colonialiste, « middle power », « honest broker »)
et des lois du Canada. Le
Canada essaie de surfer sur le « soft power », alors que
les États-Unis
brandissent
le « big stick » et jouent
du
« hard power » grâce à leur
puissance
financière et militaire qui impose la peur et fait d'eux le suprême
« bully boy » capable d'intimider. Le rôle du Canada
dans le groupe de Lima correspond à sa position « subimpérialiste ».
C’est
aussi le cas en Haïti.
Le gouvernement canadien pratique l'ingérence au nom du
développement depuis des décennies, mais collabore à définir les
gouvernements depuis 2004 dans le cadre d'un « cartel »impérialiste
avec
les États-Unis et la France.
Ceci
pour dire que le
Canada affiche de moins en moins une voix indépendante
dans les dossiers
internationaux. L’alignement
sur les États-Unis a
de quoi choquer. Justin
Trudeau n’est que l’ombre de ce que fut son père sous ce
rapport. Le nom ne doit pas nous
abuser, les discours non plus. Sa
défense de l’extraction et
de l’exportation des ressources le met en contradiction avec ses
déclarations sur l’environnement et sur la réconciliation avec
les peuples autochtones. Elle rappelle que le Canada entretient
toujours un colonialisme interne aux dépens des Premières Nations.
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Il
est toujours instructif pour comprendre le présent et la route qui
s’ouvre devant nous vers l’avenir de regarder dans le rétroviseur
et de voir la route parcourue. Mon exposé comporte quatre sections.
1.
De l’Atlantique Nord à l’Amérique du Sud : l’ère des
relations bilatérales
Je
distinguerai deux itinéraires, deux centres d’intérêt. Le
premier cadre des interactions entre le Canada et l’Amérique
latine, le plus ancien, fut de nature économique. Notre présence
politique a mis du temps à s’exprimer. En revanche nos relations
commerciales avec l’Amérique latine remontent à l’époque de la
Nouvelle-France alors que dans le cadre du commerce triangulaire la
colonie du Saint-Laurent et de l’Acadie exportait de la morue, du
saumon, des pois, de la farine et du bois et importait une
quarantaine de produits tropicaux des Antilles tels le sucre, le
cacao, le tafia (rhum) et le sel.
Ce
commerce allait se poursuivre sous le régime britannique, portant
avant tout sur la morue salée ou séchée et le bois contre le sucre
et le rhum. Une mission fut même envoyée au Mexique, au Brésil et
dans les Caraïbes à la veille de la Confédération pour rechercher
des partenaires commerciaux pour le cas où les États-Unis
mettraient fin au traité de réciprocité signé en 1854 avec
l’Amérique du Nord britannique.
C’est
à titre d’appendice au capital britannique que le Canada allait
développer de nouveaux intérêts au Sud des États-Unis. Des
sociétés canadiennes allaient contribuer au tournant du XXe siècle
à la modernisation de quelques pays d’Amérique latine, soit au
Mexique, au Brésil, à Cuba. Elles allaient installer des réseaux
de tramway, de téléphone, de gaz, d’électricité dans des
villes. William Van Horne, président du Canadian Pacific Railway,
allait financer et gérer la ligne ferroviaire entre La Havane et
Santiago. Max Aitkin (Lord Beaverbrook), l’une des premières
fortunes du Nouveau-Brunswick, avait des intérêts dans le chemin de
fer et la banque à Cuba. La Royal Bank et la Bank of Nova Scotia
allaient développer des réseaux à Cuba et dans les West Indies.
L’assurance-vie fut un autre secteur où s’affirma
l’internationalisme canadien. Fondée à Montréal en 1865, la Sun
Life se constitua un empire dans les Amériques et au-delà,
essaimant en Asie. Trois autres sociétés lui emboîtèrent le pas.
On
remarquera que l’expansion du capitalisme canadien se concentrait
avant 1950 dans les services publics le plus souvent dans le sillage
du capital britannique, en alliance avec le capital états-unien dans
certains marchés. Le fleuron du capitalisme canadien en Amérique
latine fut sans aucun doute la Brazilian Traction, Light and Power
Company incorporée à Toronto en 1912. Elle employait près de 50
000 Brésiliens vers 1940 et son empire couvrait plusieurs champs
d’activités dont certaines où elle détenait une position de
monopole. « A Luz » pour les Brésiliens, baptisée aussi la «
Pieuvre canadienne », deviendra la Brascan Ltd en 1969, vendra des
secteurs à l’État brésilien et sous les Bronfman se transformera
en un conglomérat financier mondial, la Brookfield Asset Management.
Les
premiers contacts politiques eurent pour cadre les guerres
d’indépendance. Ils furent le fait d’idéalistes, de
sympathisants, voire d’aventuriers. Ils n’avaient pas un
caractère officiel. Je pense au Montréalais John Robertson officier
et secrétaire auprès de Simón Bolívar, au Torontois William Ryan
qui fut brigadier-général dans la guerre de libération cubaine
lancée par Manuel de Céspedes, aux Québécois Jacques Chapleau et
Georges Charette dans la seconde phase.
Ce
n’est que par la Déclaration Balfour de 1926 que le Canada obtint
une autonomie de fait en matière de politique extérieure, une
autonomie sanctionnée par le Statut de Westminster en 1931. Pendant
encore une dizaine d’années la représentation canadienne allait
passer par les ambassades britanniques. Puis à partir de 1941 le
Canada établira des légations, puis des ambassades au Brésil, au
Mexique, à Cuba et en Argentine.
En
1948, au moment où est créée l’Organisation des États
américains, le Canada a déjà ses représentants dans plusieurs
pays. Il décide pourtant de ne pas adhérer à l’OÉA. Pourquoi
a-t-il renoncé à faire partie d’une organisation panaméricaine?
La question s’était posée au moment de la création de l’Union
panaméricaine. Les pays d’Amérique latine avaient alors souhaité
l’adhésion du Canada. Ils invitèrent instamment le Canada à se
joindre à l’Union panaméricaine à plusieurs reprises. Et cela
dès 1909. On lui réserva même un fauteuil portant l’inscription
« Canada » au siège de l’UPA à Washington. Et ces pays étaient
parmi les plus influents : le Chili (1923), le Brésil (1925, 1941),
le Mexique (1928, 1931), l’Argentine (1929, 1941). Selon un mémo
du ministère des Affaires extérieures de 1928, il était clair que
Washington s’opposerait à l’adhésion du Canada, jugeant que sa
politique étrangère était contrôlée par une puissance européenne
et donc contraire à la doctrine Monroe.
Le
Statut de Westminster (en 1931) ne changea rien à l’opposition de
Washington. Le Canada lui apparaissait comme un représentant des
intérêts britanniques. En 1941, alors que le Canada envisageait
d’adhérer, les États-Unis firent savoir à d’autres pays qu’il
ne saurait en être question parce que le Canada n’était que le
paravent de la Grande-Bretagne. Sumner Welles considérait aussi que
le Canada serait un concurrent potentiel sur les marchés
latino-américains. Et Washington n’avait pas tort dans la mesure
où Londres comptait sur Ottawa pour protéger ses positions au
Brésil et en Argentine et amortir son déclin impérial auquel les
États-Unis participaient.
Au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le Canada n’avait plus
de raison d’adhérer au système interaméricain. Il croyait à la
théorie de l’équilibre des puissances. Des organisations
régionales comme l’UPA, puis l’Organisation des États
américaine se caractérisaient au contraire par une asymétrie
flagrante. Les États-Unis y étaient les maîtres du jeu. Les
diplomates en poste en Amérique latine étaient conscients que le
puissant voisin ne tolérait pas la dissidence dans leur «
arrière-cour ». Le Canada préféra s’investir dans l’ONU et
dans l’OTAN, des organisations où il pouvait compter sur des
alliés pour amortir les prétentions hégémoniques de Washington.
L’option
multilatéraliste du Canada n’était pas la seule raison. En 1947,
Lester B. Pearson considérait que le Canada était plus proche
physiquement et politiquement de l’Europe que des « dictatures
latino-américaines ». Le Canada ne gagnerait rien à adhérer à
l’OÉA. Il risquerait de devoir prendre position pour ou contre les
États-Unis sans pouvoir compter sur des alliés partageant ses
valeurs. Il n’avait aucune envie de signer le Pacte de Rio (le
volet militaire de l’OÉA) et de s’engager dans la défense de
tout un continent. Washington souhaitait désormais à l’heure de
la guerre froide que le Canada rejoigne l’OÉA. Or Ottawa préféra
rester à l’écart. Son opposition au communisme et à l’URSS
n’adoptait pas les accents de croisade de son voisin ni sa
propension à voir tout à travers le prisme de l’anticommunisme.
Certes plusieurs diplomates en poste appliquaient cette grille dans
leur analyse des mouvements socio-politiques sur place, les
attribuant à la subversion communiste. Mais des fonctionnaires à
Ottawa croyaient que les réformes sociales étaient la meilleure
défense face aux inégalités et que le nationalisme économique en
Amérique latine n’était pas un produit soviétique.
Les
dirigeants canadiens constataient avec le Rapport Gordon (1957) que
les investissements états-uniens représentaient une menace pour la
souveraineté nationale. L’industrie canadienne avait connu une
grande expansion depuis 1939 : elle se cherchait des marchés. Or
s’agissant de l’Amérique latine, la promotion des échanges
commerciaux pouvait très bien se faire dans un cadre bilatéral.
2.
La Révolution cubaine comme occasion de se démarquer
La
Révolution cubaine allait fournir au Canada l’occasion de se
démarquer par rapport à la politique belliqueuse de son voisin. Le
Canada a refusé dès 1960 de suivre la politique cubaine de son
allié. Il a été avec le Mexique le seul pays américain à n’avoir
jamais suspendu ses relations avec Cuba établies en 1945. Sa
politique à l’égard de La Havane a été au contraire une façon
de démontrer son indépendance vis-à-vis de Washington et de
défendre sa crédibilité en tant que «puissance intermédiaire».
Il a toujours vu l’embargo comme une mesure extraordinaire visant à
punir un gouvernement qui enfreint les règles de conduite admises
par la communauté internationale. Ottawa a résisté aux nombreuses
pressions de Washington pour qu’il endosse sa politique d’isolement
de Cuba. John Diefenbaker se fit un point d’honneur de résister à
l’arrogance de J. F. Kennedy et de ses conseillers (Rusk, Rostow)
et à leur prétention de dicter les options du Canada.
Afin
de ne pas indisposer indûment Washington, Ottawa a fait preuve de
discrétion dans ses relations avec Cuba. Le Canada ne vendit rien
qui aurait pu avoir une application militaire (telles les avions
Beaver en 1960). Il ne fut pas un canal pour contourner l’embargo
en vendant des biens US (dont des pièces de rechange). Ce commerce
étant nettement à l'avantage du Canada, il contribuait à drainer
des devises gagnées sur d'autres marchés occidentaux. Bien des
projets de coopération proposés par Cuba ou des Canadiens ne virent
pas le jour, car, selon les fonctionnaires, ils auraient compliqué
les relations avec Washington. Ottawa n’a pas non plus accordé à
Cuba le volume de crédits commerciaux qu’il octroyait à d’autres
pays du Sud. Il a suspendu son programme d’assistance en 1978,
après trois ans seulement, pour protester contre l'engagement cubain
en Angola et l’ACDI n’a réinscrit Cuba sur sa liste des pays
bénéficiaires qu’en 1994. Entre 1970 et 1990, le Canada a accordé
à Cuba sous forme d’aide bilatérale 19,9M$, ce qui place Cuba au
15e rang des pays d’AL bénéficiaires de cette forme d’aide
alors que Cuba figurait comme notre 4e partenaire commercial dans la
région.
Il
est enfin de notoriété dans le milieu du renseignement que les
services secrets canadiens (dont la GRC) collaboraient avec leurs
homologues états-uniens pour la surveillance du personnel cubain au
Canada. Dans les années 1960, selon un fonctionnaire en poste,
l’ambassade à La Havane servit à espionner pour le compte des
États-Unis. Même après la fin de la Guerre froide, le SCRS avait à
l’oeil les Canadiens trop proches à son goût de Cuba.
La
politique cubaine de Washington a conditionné la politique cubaine
d'Ottawa. J’ai déjà caractérisé la relation Canada-Cuba comme
un « duo à trois voix ». La relation avec les États-Unis a
toujours « donné le la ». La ligne de conduite a toujours été de
défendre ses intérêts commerciaux, mais sans se mettre les
États-Unis à dos. Ne pouvant faire abstraction de la sensibilité
obsessionnelle que manifeste Washington à l’endroit de la
situation politique à Cuba, Ottawa a, à maintes reprises, exprimé
des inquiétudes sur la situation des droits de la personne.
La
politique canadienne envers Cuba a connu des hauts et des bas. C’est
sous Trudeau père qu’elle connut sa meilleure phase à l’époque
où le Canada défendait sa « Troisième Option » et qu’il
développait ses relations commerciales avec l’Amérique latine, y
compris avec le Brésil sous une dictature militaire. Elle connut un
repli sous Mulroney en raison de sa proximité avec Reagan et Bush
père. Elle reprit sous Chrétien et Martin, avant de stagner sous
Harper dans ce que Mark Entwistle a appelé une « neutral
indifference », quand Harper, à la différence de Chrétien,
défendait l’exclusion de Cuba des Sommets des Amériques.
Trudeau
fils s’est limité à un arrêt de 24 h à Cuba en novembre 2016 en
route vers un sommet à Lima. Ses mots (« deep sorrow » et «
remarkable leader ») exprimés à la mort de Fidel ont choqué les
conservateurs au Canada et dans le monde, mais il s’abstint
d’assister aux obsèques. Il a raté plusieurs occasions de marquer
par des actes que le Canada se dissocie des sanctions appliquées par
l’administration Trump contre Cuba. Qu’importe : le Canada a fait
montre de respect et de pragmatisme envers Cuba. Il aurait pu saisir
bien des occasions d’accroître ses échanges (de l’ordre de 1G$
dans la présente décennie), en accordant notamment des crédits
comme il le faisait avec d’autres partenaires du Sud. Il a opté
pour un profil bas. Ce fut néanmoins au Canada que se déroulèrent
les rencontres secrètes qui aboutirent au rapprochement annoncé le
17 décembre 2014.
3.
Le Canada rejoint l’OÉA
Le
Canada devint pourtant observateur permanent à l’OÉA en 1972,
puis membre de plein droit en 1990. L’adhésion partielle
s’inscrivait dans une redéfinition de la politique étrangère
engagée par le gouvernement Trudeau dès 1968. Sa « Troisième
Option » réclamait une politique de diversification tous azimuts
afin de réduire notre vulnérabilité vis-à-vis les États-Unis.
Elle représentait un substitut à une orientation anti-US jugée
impossible. Il fallait conquérir de nouveaux marchés. L’Amérique
latine allait figurer en bonne place dans les priorités. Elle allait
bénéficier de programmes d’assistance au développement.
À
la différence des États-Unis qui utilisent l’assistance comme une
arme politique, l’octroyant pour coopter ou la refusant pour
châtier, le Canada l’attribue en fonction des besoins des
récipiendaires. P. E. Trudeau défendra le pluralisme idéologique,
déclarant en 1983 : « lorsqu’un pays se dote d’un régime
socialiste ou même marxiste, il n’adopte pas nécessairement un
‘appareil’ qui en fait automatiquement un satellite des
Soviétiques ». Un tel propos dans la bouche d’un président des
États-Unis aurait été frappé d’anathème. De même le Canada
est-il disposé à financer des entreprises et des projets étatiques
et à admettre des expropriations qui commanderaient aux États-Unis
l’application de l’amendement Hickenlooper contre un pays.
En
d’autres mots, le Canada entrait à l’OÉA pour développer un
partenariat avec l’Amérique latine, promouvoir ses intérêts
économiques. L’adhésion définitive en 1990 est à situer dans un
contexte où le Canada s’engageait dans des traités de
libre-échange et d’intégration continentale, un processus qui
s’affirmait également en Europe et en Asie. Il ne pouvait demeurer
sur la touche.
En
général, un des principaux points de divergence entre le Canada et
les États-Unis a porté sur l’usage de la force et des
interventions militaires pour renverser des gouvernements
progressistes. Le Canada fut critique de l’intervention en
République dominicaine en 1965 et de l’invasion à Grenade en
1983. Reagan n’avait pas informé au préalable Ottawa qui avait
pourtant des liens étroits avec les Caraïbes anglophones. Le Canada
contribua de façon significative au processus de paix en Amérique
centrale dans les années 1980 appuyant le Groupe de Contadora pour
faire obstacle à une intervention militaire au Nicaragua. En
revanche, le Canada appuya l’invasion de Panama en décembre 1989,
le seul pays du continent avec le Salvador à appuyer cette
intervention. Il semble que ce fut une décision intempestive de
Mulroney prise sans consultation du ministère des Affaires
étrangères.
Les
coups d’État qui mettent fin à des gouvernements progressistes ne
suscitent pas une dénonciation de la part du Canada malgré ses
professions en faveur de la démocratie. Le renversement du
gouvernement Goulart au Brésil en 1964, préparé en concertation
avec les États-Unis, ne rencontra qu’une réaction « prudente,
polie et saupoudrée d’une rhétorique de guerre froide » (Rosana
Barbosa). Le coup d’État contre le gouvernement Allende au Chili
en 1973 donna lieu à une reconnaissance rapide du nouveau régime
militaire, dès le 23 septembre, suivant la recommandation de
l’ambassadeur à Santiago qui fit obstacle à l’accueil de
réfugiés. Une reconnaissance qui déchaîna des protestations de
groupes au Canada. Non sans certaines hésitations au nom de la
sécurité nationale, le Canada devint le pays qui accueillit le plus
de réfugiés chiliens dont beaucoup étaient clairement identifiés
à la gauche.
Les
gouvernements issus des coups d’État au Honduras en 2009, au
Paraguay en 2012, en Bolivie en 2019 furent vite reconnus sans égard
au fait qu’ils suscitaient des résistances des populations et que
des États de la région les condamnaient. La politique canadienne a
toujours été de reconnaître tout gouvernement qui exerçait un
contrôle effectif sur son territoire et qui promettait de respecter
ses engagements internationaux. Que dire toutefois de la
participation du Canada à un changement de régime en Haïti en 2004
quand Jean-Baptiste Aristide fut chassé de la présidence et
embarqué pour l’exil en Afrique du Sud? Et à son rôle en
première ligne au sein du Groupe de Lima qui vise à un changement
de régime au Venezuela aux côtés de gouvernements mal élus tels
ceux de la Colombie et du Honduras où l’on assassine des leaders
sociaux et des opposants?
4.
Les minières canadiennes : les « nouveaux
conquistadors »
Avant
la Deuxième Guerre mondiale, les intérêts canadiens sous la forme
d’investissements et d’activités d’affaires (banques, chemins
de fer, production et distribution d’électricité, assurances)
étaient plus importants que les échanges commerciaux. En 1945, les
échanges commerciaux avec l’Amérique latine représentaient 1,8 %
de nos exportations et 5 % de nos importations. C’est alors
qu’apparaîtra un nouveau secteur, l’industrie minière. Des
minières canadiennes deviendront avec le temps notre principale
projection d’affaires dans la région. Au point de détenir à mon
avis un poids considérable dans l’orientation de la politique
canadienne dans certains pays dans les années 2000. Les minières
canadiennes sont présentes au Mexique, en Amérique centrale, à
Cuba, au Venezuela, en Colombie, au Pérou, en Bolivie, au Chili, en
Argentine, au Brésil. En 2015, les actifs miniers canadiens en
Amérique latine s’élevaient à 88 G$, soit autant que ces actifs
au Canada. Les budgets d’exploration y étaient deux fois plus
importants qu’au Canada. 40 % des grandes minières en Amérique
latine avaient leur siège social au Canada.
Les
minières canadiennes en Amérique latine ont fait parler d’elles
pour des comportements contraires aux prétendues « valeurs
canadiennes ». Déjà en 1947 le gérant de la mine Luz
admettait verser 2,5 % du produit brut au général-président
Somoza. En 1954, les succursales de Noranda et Ventures menaçaient
de s’en prendre à la Fédération des travailleurs du transport
qui les avait dénoncées auprès du Congrès canadien du travail. La
Falconbridge était dénoncée en République dominicaine en 1971
pour la vente du nickel à l’industrie de guerre US pendant la
guerre du Vietnam et pour la pollution. INCO possédait vers 2006 des
titres sur plus de 100 km² dans la région d’Ezibal, au Guatemala,
comprenant des terres revendiquées par les Quiché.
Les
minières canadiennes à l’étranger ont été souvent accusées de
violer les droits de la personne, les droits des travailleurs, à
utiliser des milices privées qui allaient jusqu’à tuer des
opposants, à polluer et à détruire les écosystèmes, à diviser
les communautés afin de coopter des alliés, à corrompre des
gouvernements, bref à appliquer des procédures et à adopter des
comportements qui ne pourraient avoir cours au Canada. Ces minières
engagent des poursuites de plusieurs millions de dollars contre des
pays d’Amérique latine quand des tribunaux locaux émettent des
sanctions, ordonnent des indemnisations ou que les gouvernements les
exproprient pour « juste cause ». Elles recourent à l’arbitrage
supranational si elles sont déboutées. Elles n’hésitent pas à
réclamer des indemnités énormes alléguant les profits attendus
dont elles ont été privées. Telle cette minière (Cosigo
Resources) qui poursuit la Colombie devant un tribunal de Houston
pour 16,5 milliards $ pour avoir créé un parc national sur ce
qu’elle estime être sa concession. Le Ministre du commerce
international, Ed Fast (conservateur), déclarait devant
l’Association minière du Canada en 2014 : « We as a government
and Canadians broadly speaking expect our companies to do business in
a way that reflects the highest ethical standards, that reflects the
highest environmental standards, the highest level of corporate
social responsibility, the highest level of transparency. »
MiningWatch Canada a dénoncé à multiples occasions le comportement
des minières à l’étranger. Voilà un domaine où la « marque
Canada » émerge souillée par les activités des « nouveaux
conquistadors ».
Les
minières canadiennes étaient très actives au Honduras au moment du
coup d’État. L’ambassade du Canada collabora avec le
gouvernement Lobo à une réforme de la loi minière en dépit de
l’opposition de la société civile à l’exploitation à ciel
ouvert. Ottawa est restée muette face à l’assassinat de
journalistes et de leaders communautaires. Peu de temps avant le coup
d’État au Paraguay, la transnationale canadienne Rio Tinto Alcan
était à Asunción pour négocier un contrat qui lui accorderait une
subvention de 14 millions $ sur vingt ans sous forme d'énergie
électrique pour l'exploitation de gisements de lithium. Le président
Lugo s'opposait à ce marché de dupes. Le lobbyiste de Rio Tinto est
devenu vice-ministre de l'Industrie sous le gouvernement putschiste.
Au moment du coup d’État en Bolivie, les transnationales Tesla et
Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs pour accéder
aux immenses réserves de lithium, à cet « or blanc » du futur. Or
Evo Morales s’opposait à ce pillage du lithium sans grandes
retombées pour le pays et lui préférait un partenariat entre des
minières chinoises et la société d'État YLB en vue de produire
des batteries en Bolivie même. En novembre 2018, la minière
canadienne TriMetals Mining a gagné un procès contre la Bolivie
condamnée à lui verser 27M$, alors qu’elle en réclamait 385M$,
pour l’expropriation de son projet Mallku Khota.
Et que dire du
Venezuela dont les ressources énergétiques et minières suscitent
toutes les convoitises. Et où les sociétés minières canadiennes
accumulent des réclamations contre l’État vénézuélien ou
rongent leur frein en attente d’un « changement de régime ». Un
changement de régime auquel collabore le gouvernement canadien comme
« parrain » du Groupe de Lima et pour lequel il appuie
des organisations antichavistes, même financièrement, depuis au
moins 2005 sous prétexte de promouvoir la « démocratie ».
La minière Crystallex a gagné
un procès en arbitrage pour l’expropriation de sa mine d’or Las
Cristinas et réclame de se payer à même la liquidation de CITGO,
une société qui vaut 8G$ alors que sa créance est inférieure à
2G$.