dimanche 24 septembre 2023

« Salvador Allende, l’autopsie d’un crime. À propos d'un ouvrage récent »

 par Claude Morin

ALLENDE, AUTOPSIA DE UN CRIMEN, par Francisco Marín Castro y Luis Ravanal Zepeda. Santiago, Ceibo Ediciones, 2023. 306 p.

Le compte rendu ci-dessous reprend pour l'essentiel l'argumentation des auteurs. J'y ai ajouté quelques éléments personnels en introduction et en conclusion ainsi que d'autres tirés des travaux du Dr Julián Aceitero Gómez et d'une recherche sur internet à propos du Dr Patricio Guijón.

La controverse n’est pas éteinte : 50 ans plus tard on ignore toujours plusieurs faits entourant la mort d'Allende. L'armée chilienne a construit un récit qui est devenu la version officielle, prenant soin de confisquer ou de faire disparaître des preuves tant matérielles que documentaires, d'orienter la recherche en manipulant la scène du crime, d'intimider des témoins ou de les assassiner, de multiplier les obstacles menant à la vérité. Les enquêtes médico-légales et judiciaires qui ont suivi à partir de 2011 et qui ont confirmé le suicide ont pris soin de ne pas braquer l'objectif sur les contradictions qui jalonnaient la route comme s'il valait mieux ne pas remuer les braises qui refusent de refroidir dans le Chili contemporain. La vérité judiciaire a fini par avoir préséance sur ce qui pouvait être la vérité historique.

C’est que la manière dont Allende est mort n'est pas un détail sans conséquence. Elias Canetti (Masse et puissance) l'a bien compris. L'image du héros mort et la forme de sa mort peuvent déclencher des rebellions et une résistance, ou peut déboucher au contraire dans la soumission et la résignation. La façon de se représenter sa mort peut être un appel au combat ou apparaître comme une immolation. La mort au combat d'Allende (ou son assassinat) a un sens que n'a pas son suicide. Les putschistes ont contaminé, manipulé, déformé et occulté les preuves de façon à dicter la thèse du suicide dès le 12 septembre 1973, puis à la faire triompher y compris auprès de partisans d'Allende.

 

Salvador Allende avec son AKMS et sa garde personnelle, Palais de La Moneda. (Photo attribuée à Leopoldo Víctor Vargas)
  


Cet ouvrage a changé mon jugement sur la mort d'Allende. Comme beaucoup d’autres, je n'avais pas cru au départ au suicide, tant ce dénouement paraissait contraire à la psychologie d'Allende et aux propos publics et privés qu’il avait tenus en cette journée fatidique. J'avais aussi été influencé par la version qu'en avait donnée à plus d'une occasion Fidel Castro qui avait ses hommes sur place, y compris au sein du GAP, la garde personnelle que Beatriz Allende avait organisée pour la protection de son père. Mais ce que j'avais lu concernant les enquêtes subséquentes, notamment celle de 2011 et le verdict de la Cour suprême en 2014, participaient d'une confirmation de la thèse du suicide que sa famille (sauf Beatriz) avait avalisée dès le départ, admettant qu’Allende voulait échapper ainsi à l’humiliation d’une déroute.

Les deux auteurs apportent séparément des faits qui compromettent sérieusement la thèse du suicide. Francisco Marín Castro reconstitue dans ses détails la journée du 11 septembre. Il fait appel à un nombre impressionnant de sources et de témoignages. On ne voit pas pourquoi Allende aurait abandonné vivant la voie de la résistance combative. Dès le départ il rejetait l'option d'une reddition. Même lorsqu'il l'envisagea après 11h et en plein bombardement du palais présidentiel, il posait des conditions au profit des travailleurs, mais non pour lui-même. Lui prétendait se battre "hasta el final" avec son équipe de volontaires. Les faits lui donneront raison. Les communications entre les putschistes montrent qu’il était hors de question pour Pinochet de le laisser partir vivant, sinon sur un vol pour « nulle part ». Allende mort, il proposait d'envoyer son cadavre à Cuba avec sa famille. On opta dès le lendemain pour une sépulture clandestine hors de Santiago en refusant que le corps soit vu par sa veuve. Les échanges de Pinochet révèlent la hargne qui l'habitait à l’endroit d’Allende et de son entourage. La majorité des membres du GAP et du bataillon Tacna furent assassinés après la saisie du palais.

L'auteur montre que les militaires ont veillé à tout contrôler. L'autopsie fut effectuée par des médecins militaires dans l’hôpital militaire. L’original du rapport disparut de sorte que l’enquête de 2011 se fit sur une photocopie trafiquée, une partie ayant été produite à l’aide d’un traitement de texte inexistant en 1973!. L'arme qu'avait utilisée Allende (un AKMS et non un AK-47) fut confisquée par l'armée (et remise, semble-t-il, à Pinochet) et ne fut jamais soumise à un examen. Les lunettes d'Allende subirent le même sort. Les preuves abondent quant à la manipulation de la scène du décès. Le corps et l’arme furent déplacés, des douilles furent retirées, nombre de pièces photographiques furent détenues par l’armée. Les putschistes firent en sorte qu’une fois Allende mort on ne puisse leur imputer la responsabilité du décès. Il fallait que le récit gravite autour du suicide. Les indices rassemblés par Marín Castro tendent à démontrer une mise en scène macabre afin de simuler un suicide post-mortem. La version officielle du suicide trouva ainsi des éléments de preuves. Les doutes persistaient néanmoins. L'exhumation de 1990 malheureusement fut décidée pour des raisons politiques et non juridiques ou médico-légales. La Concertation ne recherchait pas la vérité, mais voulait fermer le dossier et conclure au suicide au nom d'une réconciliation sans provoquer les militaires. L’exhumation ne respectait aucune règle en la matière. Elle fut faite en l’absence d’experts. Des ossements ont alors été perdus de même que des vêtements qui ne furent pas déposés dans le nouveau cercueil destiné aux obsèques officielles d'un Allende émasculé. La seconde autopsie multidisciplinaire de 2011 se fera donc sur des restes incomplets ainsi que sur des documents dont l’authenticité posait problème.

La contribution du Dr Ravanal Zepada est encore plus dévastatrice. L'analyse des pièces et des deux autopsies comme la reconstitution de la scène révèlent des procédures contraires aux règles des enquêtes médico-légales et policières. L'absence de photos de l'autopsie de 1973 ou leur occultation, l'absence d'analyses balistiques, tout cela démontre que les militaires ont voulu détruire toute thèse contraire à celle du suicide. Le Dr Ravanal, une sommité en médecine légale, expose une série de contradictions et de démentis. Le constat le plus important est que le crâne d'Allende démontrait à l'origine au moins deux blessures: une première faite avec une arme de faible puissance ayant laissé un orifice réduit de sortie à l'arrière et une autre faite avec une arme de guerre à forte puissance qui a fait éclater la boîte crânienne. La première aurait suffi pour tuer Allende. La seconde, attribuée au suicide, aurait donc eu lieu après sa mort. Elle proviendrait d'une simulation post-mortem, déterminante pour la version militaire, puis officielle. Allende n'aurait donc pas pu se tirer avec son AKMS, l'arme que Fidel lui avait offerte. Marín Castro nous apprend que le général Palacios qui commandait le groupe qui entra dans la Moneda a révélé à plus d'un de ses proches plusieurs années plus tard qu'il avait achevé Allende avec son pistolet de service en tirant un coup à la tête. Il s’attribuait de ce fait la mort d’Allende. Il aurait été blessé à la main lors de l'assaut par une balle d'Allende. Une enquête indépendante menée aux États-Unis a révélé que René Riveros, du corps d'infanterie, se retrouvant en face d'un civil armé dans un salon de la Moneda, aurait déchargé son arme sur Allende. Il devait par la suite faire partie de la garde personnelle de Pinochet, travailler au sein de la DINA, puis de la Brigade Lautaro, les deux spécialisées dans l'assassinat d'opposants réels ou présumés. Une ascension sans doute motivée par son action contre Allende.

Allende mort, la scène fut arrangée par les militaires, sans doute par le SIM (le renseignement militaire). Le corps fut transporté et disposé assis, l'arme du prétendu suicide fut placée sur lui. Faute d'analyse balistique et du relevé d'empreintes sur une arme disparue, on ne peut attribuer l'explosion du crâne à un projectile provenant de l'AKMS qu'aurait actionné Allende. La position du cadavre n'est pas non plus conforme avec la thèse du suicide. La trajectoire de la balle attribuée à l'AKMS ressemble à celle d'un "pinball" voyageant du crâne au mur, puis au plafond avant de se retrouver sur un divan en face!! L'autopsie (ou du moins le rapport qui a été établi) ne s’est pas intéressée aux blessures au corps (thorax, abdomen) qui pourraient provenir de l’arme de Riveros. Elle décrit pourtant un boxer « profusément imprégné de sang ». Les vêtements soumis à l'autopsie de 2011 et provenant de l’exhumation de 1990 diffèrent, notamment le boxer qui n'est pas taché de sang. Comme si les militaires avaient changé des vêtements (dont le boxer, le chandail, le pantalon) entre l'autopsie et la sépulture de manière à camoufler des preuves embarrassantes. Une photo prise sur place montre le corps d’Allende (p. 159) vêtu d’un chandail blanc à col haut sans tache de sang, ce qui est incompatible avec la thèse d’un Allende vivant, assis et se tirant un coup avec l’arme posée entre ses jambes. On peut donc en déduire qu’Allende était déjà mort au moment où quelqu’un effectua le tir sous le menton.

Toutes les objections des auteurs sont à l'effet de contredire la thèse du suicide et d'introduire des indices sérieux pointant vers l'assassinat. Le témoignage du Dr Patricio Guijón Klein, l'un des médecins d'Allende, ne tient pas la route: il en aurait donné trois versions. Il prétendait avoir entendu Allende se tirer, puis l'avoir vu se mettre l'AKMS sous le menton et se tirer. Son témoignage a été largement utilisé en appui à la thèse du suicide. J'avoue que c'est l'élément le plus troublant dans cette histoire. Selon l’analyse – publiée en 2016 – du Dr Julián Aceitero Gómez sur les pièces du dossier, le général Palacios, assimilant Guijón à un membre du GAP, l'aurait accusé sur place d'avoir assassiné Allende de façon à lui extorquer un faux témoignage. Guijón aurait-il inventé son récit pour éviter d'être accusé? Il fut néanmoins arrêté, emprisonné, envoyé à l'île Dawson, puis placé en résidence surveillée. Selon mes recherches sur internet, il ne s'est jamais dédit publiquement jusqu'à sa mort à 88 ans en 2020. Peut-être considéra-t-il qu’il valait mieux pour sa survie ne pas révéler ce qui s’était réellement passé et ce qu’il savait. Après tout, d’autres payèrent de leur vie d’avoir été présents ce jour-là à la Moneda.

En conclusion, les faits rapportés par ce livre attestent que la thèse officielle du suicide correspond à un récit voulu et construit par les militaires de façon à contrer à l’avance la thèse de l’assassinat. Selon moi, elle est devenue la version officielle parce qu'elle servait également les adversaires d'Allende, y compris à l'intérieur du Parti socialiste, et que les divers intervenants au service de l'État chilien, placés devant des contradictions et des faits troublants – dont les magistrats appelés à intervenir dans les enquêtes postérieures, à l’exception du juge de la Cour suprême Hugo Dolmestch qui exprima sa dissidence en 2014 – n'ont pas voulu la mettre en doute au nom d'une réconciliation bien illusoire si l'on observe la polarisation qui anime la société chilienne aujourd'hui à propos de l'expérience de l'Unité populaire, de la stature politique d'Allende, du coup d'État 50 ans plus tard, du contenu d’une nouvelle Constitution, etc. Les conflits politiques l’ont emporté durablement sur la quête de la vérité.

* Une version de cet article – sans le segment en italique – a été publiée dans l’édition du 23 septembre 2023 de L’Aut’Journal.

mardi 1 novembre 2022

« Octobre 1962 : la perspective cubaine sur la ‘crise des missiles’»

par Claude Morin

Les éditions Pathfinder m’avaient invité à présenter le 29 octobre deux de leurs titres, consacrés l’un à la crise des missiles, l’autre aux témoignages de quatre généraux cubains. Comme on m’avait demandé de faire un exposé sur la crise des missiles, je me suis documenté parallèlement à d’autres études, en particulier à des articles et ouvrages parus depuis 2002 et à des sources publiées depuis 2012 sur le site du National Security Archive (https://nsarchive.gwu.edu). Ce passé est encore très présent à Cuba. Les États-Unis n'ont pas envahi Cuba, mais ils n'ont cessé de l'agresser de toutes les façons sans égard à l'engagement pris à la fin d'octobre 1962 de ne pas attaquer Cuba. 

Pour les lecteurs qui n'iraient pas au bout de ce long texte, j'en résume ici les principales leçons.

L'origine de la crise se situe à la fois en Europe et à Cuba. D'une part, Khrouchtchev s'inquiétait de la présence en Turquie (et en Italie) des missiles Jupiter équipés d'ogives nucléaires. Ces missiles mettraient 10 min. pour frapper l'URSS alors que les ICBM soviétiques mettraient 25 min. pour frapper les États-Unis. De l'autre, les États-Unis préparaient une opération majeure pour renverser Castro, y compris au moyen d'une nouvelle invasion. L'espionnage soviétique était au courant des objectifs de l'Opération Mangouste. Moscou en avait informé La Havane. D'où l'idée chez Khrouchtchev de proposer aux Cubains d'installer des missiles dans l'île. Khrouchtchev voyait ces missiles comme une force de dissuasion pour la défense de Cuba. Il ne comptait pas en faire usage: voilà pourquoi la mise à feu ne pourrait se faire sans un ordre émanant de Moscou. Il s'en servirait pour créer les conditions d'un compromis avec Washington, chacune des deux puissances devant retirer les missiles placés dans le voisinage de l'autre. Au départ, Fidel ne voulait pas accueillir des missiles et faire apparaître Cuba comme une base militaire soviétique. Il voulait un pacte de défense mutuelle et de coopération. Il en rédigea d'ailleurs les termes. Il accepta au nom de la solidarité socialiste, sensible à l'argument que l'URSS pouvait ainsi améliorer son rapport de force face aux États-Unis. Contre l'idée d'une installation clandestine, il défendait l'idée d'une installation publique. Les Soviétiques étaient d'un autre avis: croyant que l'abondance des palmiers fournirait un couvert propice, ils ne consultèrent pas les Cubains sur la façon de dissimuler ces armes. Le compromis final ayant été gardé secret -- Kennedy ne voulait pas admettre publiquement quelque concession -- , Fidel fut fâché d'apprendre en mai 1963 lors d'une mission en URSS et d'une longue rencontre avec Khrouchtchev (qui lui lut des lettres échangées avec Kennedy) que les missiles installés à Cuba avaient servi de monnaie d'échange et que Cuba avait été un "pion". Les missiles Jupiter venaient alors d'être retirés de Turquie (et d'Italie). En conséquence, si les États-Unis n'avaient pas installé de missiles à proximité de l'URSS et si Cuba n'avait pas été la cible d'agressions multiples et d'un plan d'invasion, des missiles n'auraient pas été installés à Cuba et la crise n'aurait pas eu lieu. 

On ne peut s'empêcher de rapprocher la situation de 1962 avec celle que nous vivons présentement avec le conflit en Ukraine. En 1962 comme en 2022, les États-Unis ont donné dans la provocation. En 1962, ils voulaient en finir avec Castro et avec une révolution dans ce qu'ils considéraient être leur arrière-cour. Et leurs missiles nucléaires menaçaient l'URSS. L’URSS a voulu en installant des missiles à Cuba prévenir une invasion en dissuadant l’envahisseur au moyen de la menace nucléaire et amener Washington à retirer ses missiles de Turquie (et d’Italie). La crise de 2022 a été préparée par l’expansion continue de l’OTAN sur les marges de la Russie, par la transformation de l’Ukraine en satellite US (accélérée depuis Maidan en 2014 par l’installation de gouvernements et de politiques antirusses) et par le refus d’envisager une reconfiguration des paramètres de sécurité en Europe qui tiendrait compte des préoccupations légitimes de la Russie. L’Ukraine s’est prêtée au jeu de la provocation à l’instigation des États-Unis qui rêvaient d'attirer la Russie dans un conflit qui l'affaiblirait et qui pourrait provoquer un changement de régime à Moscou.

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« La crise des missiles à Cuba » comme on la désigne en Occident s’est invitée dans l’actualité en raison moins d’une commémoration qu’en tant que dimension possible du conflit russo-ukrainien. La crainte de la Russie que l’Ukraine n’adhère à l’OTAN et n’accueille sur son territoire des armes nucléaires fut l’un des motifs au lancement de l’opération militaire spéciale. Moscou se trouverait dans ce cas à 5 minutes de tirs de missiles depuis l’Ukraine. La possibilité d’un recours russe à l’arme nucléaire a par la suite agité la noria à nouvelles en Occident au gré des déclarations sibyllines des autorités russes. Le président Biden en a remis une couche en déclarant que le monde risquait une « apocalypse nucléaire » à cause de la guerre en Ukraine, un risque qu’il qualifiait de sans précédent depuis la crise cubaine des missiles.

Des centaines d’ouvrages ont été publiés sur la crise des missiles. La Bibliothèque Kennedy en énumère plus de 225 sous la vedette matière « Cuban Missile Crisis » et cette liste établie en 2002 compte peu de titres dans des langues autres que l’anglais. C’est dire l’impact retentissant qu’a eu cette crise. L’ouvrage de Tomás Diez Acosta qui nous réunit cet après-midi, paru en espagnol et en anglais en 2002, occupe néanmoins une place à part. À la différence des ouvrages publiés aux États-Unis et dans les pays occidentaux, qui se focalisent sur l’affrontement entre Washington et Moscou, October 1962 : The « Missile » Crisis as Seen from Cuba offre une perspective cubaine. La défense de la jeune révolution cubaine et de son projet socialiste, l’affirmation de son indépendance et de sa souveraineté, la mobilisation à la fois spontanée et organisée du peuple cubain en armes, la vision stratégique et politique de Fidel Castro et des dirigeants cubains : telle est la matière de ce récit argumenté avec force sur la base d’une documentation abondante et suivant un plan qui confère un sens à l’enchaînement des faits. L’originalité de cet ouvrage tient à son cadre chronologique. L’accent n’est plus sur ces « 13 jours » (ces Thirteen Days, titre que donnait Robert Kennedy à ses mémoires) qui ont alimenté des chroniques et des films. Le projecteur éclaire ce qui a préparé le paroxysme de ces journées dramatiques où tout semblait pouvoir arriver. Et il révèle que le compromis qu’ont scellé Kennedy et Khrouchtchev n’a rien changé pour les Cubains toujours assiégés soixante ans plus tard par les États-Unis. Voilà pourquoi cet épisode s’appelle à Cuba la « crise d’Octobre » tant il s’inscrit dans une série avec ses suites qui durent jusqu’à nos jours.

Tomás Diez Acosta était bien préparé pour écrire ce livre. Entré dans les Forces armées révolutionnaires (FAR) en 1961 à 15 ans, il a quitté l’active avec le rang de lieutenant-colonel en 1998. Pendant 16 ans il a enseigné l’histoire dans des académies militaires avant de devenir chercheur à l’Institut d’histoire cubaine. Il a participé à ce titre aux conférences tripartites qui se sont tenues sur la crise des missiles à partir de 1989. Il est l’auteur de quatre études qui ont pavé sa route vers l’écriture du présent ouvrage.

On juge de la qualité d’un ouvrage d’histoire à la qualité et à la diversité des sources qu’il exploite. L’auteur recourt ici aux sources officielles émanant des trois protagonistes. Il s’agit pour l’essentiel de sources publiées émanant d’archives qui ne devinrent accessibles qu’une trentaine d’années plus tard à Washington comme à Moscou. Profitant de son statut, Diez Acosta appuie également son analyse sur une documentation provenant des archives militaires cubaines. Il a mené de plus des entrevues avec une douzaine d’officiers soviétiques en poste à Cuba durant le conflit. Il met enfin à notre disposition en une centaine de pages cinq documents issus du gouvernement cubain, dont la transcription des discussions entre le secrétaire général de l’ONU, U Thant, en visite à La Havane, et les dirigeants cubains.

L’originalité de ce livre tient à ce qu’il situe la crise des missiles dans le contexte des plans ourdis par l’administration Kennedy pour détruire la révolution cubaine et renverser, voire assassiner Fidel. Des plans dont nous connaissons aujourd’hui les détails. Dès le 30 novembre 1961, Kennedy charge un groupe spécial élargi au sein du Conseil de sécurité nationale de préparer et d’orchestrer le « Projet Cuba » qui se déclinera en plusieurs volets et phases en parallèle avec l’opération Mangouste qui s’y rattache. Doivent y contribuer l’isolement politique et diplomatique (expulsion de Cuba en janvier 1962), un blocus économique (décrété en février), plus de 5 000 actions subversives dont 700 actes de sabotage entre janvier et août, des complots pour assassiner Fidel et Raúl, la guerre psychologique par le biais des médias et de rumeurs, des exercices navals et militaires dans les Caraïbes. On attend de ces mesures qu’elles amènent la population à se soulever, en prévoyant qu’à défaut d’une insurrection il faudra intervenir militairement. L’administration Kennedy agit en toute urgence. Abattre un gouvernement « communiste » dans son voisinage devient une priorité. Et cette fois, pour ne pas répéter le fiasco de la Baie des Cochons, tous les appareils d’État sont appelés à collaborer de manière coordonnée, la CIA bien sûr, mais surtout le Pentagone. Tout se met en place en vue d’un dénouement prévu pour octobre 1962.

Moscou a eu vent du plan et en informe le gouvernement cubain. Pour défendre Cuba contre une attaque d’envergure, une délégation soviétique venue à La Havane propose l’installation de missiles. Fidel hésite, ne voulant pas que Cuba soit vue comme une base militaire soviétique. Il préférerait un pacte de défense mutuelle par lequel l’URSS reconnaîtrait publiquement qu’une attaque contre Cuba équivaudrait à une attaque contre elle. Il rédigera un projet de protocole à cet effet. Il est d’avis que le transfert des missiles devrait se faire ouvertement. Après tout, Cuba est souveraine et a le droit de se défendre avec les armes adaptées à la menace qu’elle affronte. Les Soviétiques livrent des blindés, des chasseurs, des batteries antiaériennes, mais entendent maintenir le secret sur le transfert des missiles jusqu’à ce qu’ils soient opérationnels. Ce sera l’opération Anadyr, du nom d’une rivière et d’une base du nord-est soviétique. En quelques mois une armada de quelque 80 navires transporteront plus de 40 000 hommes et une variété de missiles avec le matériel pour construire les rampes de lancement. L’URSS avait prévu livrer une soixantaine de missiles. En octobre, Cuba avait reçu 36 missiles R-12 d’une portée de 1 400 milles. Avec les missiles R-13 embarqués sur les sous-marins, cette force capable de frapper les États-Unis représentait une puissance stratégique de 67 mégatonnes.

Dans l’intervalle Cuba s’emploie à réorganiser sa défense et à adapter la gestion gouvernementale à cette mission. Diez Acosta expose en détail l’ampleur de cette réorganisation des structures militaires pour faire des FAR une force diversifiée et intégrée. Plus de 100 000 hommes étaient en uniforme. Les appareils de sécurité durent faire face à l’intensification des actions subversives faites de sabotages, d’infiltrations d’agents et le parachutages d’armes. L’URSS fournissait des armes à des conditions de paiement généreuses, mais la défense de l’île absorbait une part croissante de ressources qui n’étaient plus disponibles pour l’économie civile. C’est dire que Cuba supportait un immense coût pour contrer les attaques qui s’accentuèrent tout au long de 1962.

L’espionnage militaire était une composante essentielle de l’opération Mangouste en vue de préparer l’invasion. Le 29 août, un vol de reconnaissance détecta la présence de missiles sol-air. Il s’ensuivit une multiplication des survols de l’île. Oleg Penkovsky, un colonel au sein du GRU (le renseignement militaire soviétique), avait transmis les plans d’installation des missiles. Le 14 octobre, un avion U-2 photographia les installations de missiles R-12 sur une base de Pinar del Río. Le 16 octobre, une fois effectuée l’analyse des photos, Kennedy réunit un comité de 14 conseillers (ExComm) qui siégera en permanence pendant 13 jours. Quatre options seront analysées : des négociations diplomatiques, un blocus aéronaval, des frappes ponctuelles ou massives, une invasion de grande envergure. Tout se met en place pour exécuter les différentes options en vertu de plans de contingence mis à jour. Ainsi on reconnaît que des frappes contre les sites identifiés présentent le risque que des missiles à moyenne portée ayant échappé au repérage puissent opposer une riposte dévastatrice contre les États-Unis.

Le 22 octobre, Kennedy informe le public dans un discours télévisé. Son intervention a une résonance internationale. Il dénonce la « duperie » des Soviétiques qui ont menti sur la nature des armes livrées à Cuba. Tout missile nucléaire lancé depuis Cuba sera considéré comme une attaque de l’URSS contre les États-Unis et donnera lieu à une riposte contre l’URSS. Il annonce la mise en place d’un blocus naval (qualifiée de « quarantaine ») pour empêcher toute nouvelle livraison d’armes à Cuba. Dans les heures qui suivent, 269 000 hommes, dont 169 000 réservistes, sont mobilisés à travers l’île. Le 23, Fidel s’adresse au peuple cubain dans un discours dont la transcription incluse ici fait plus de 30 pages. Il répond point par point aux affirmations de Kennedy. Il affirme haut et fort que les États-Unis n’ont aucun droit de décider des armes que Cuba devrait ou ne devrait pas avoir. Les armes qu’emploiera Cuba sont défensives. Cuba étant souveraine, elle n’autorisera personne à inspecter son territoire y compris par des survols. L’alerte de combat a été donnée. Le peuple est prêt à résister et à faire payer cher toute agression. Fidel appelle au désarmement, mais cela doit s’appliquer aussi aux agresseurs. Cuba demeure disposée à résoudre ses différends avec les États-Unis, mais sur un pied d’égalité. Cela demeurera la ligne de conduite de Cuba jusqu’à aujourd’hui.

Le 22 commence la phase la plus dangereuse du conflit. L’administration Kennedy communique avec les principaux chefs d’État de l’OTAN. Certains expriment des réserves. Le premier ministre canadien John Diefenbaker, le dernier consulté, se montre au premier abord réfractaire. Les troupes US à l’échelle mondiale sont mises en état d’alerte (DEFCON-3), puis en alerte de combat (DEFCON-2) à partir du 24, quand le blocus entre en vigueur. Durant la crise, la marine US mobilisera 85 000 hommes, dont 40 000 marines et 183 navires de guerre dont huit porte-avions. L’aviation ne sera pas en reste : 2 142 avions seront utilisés. Elle totalisera 115 000 heures de vol. Pendant deux semaines, le quart des B-52 avec leurs armes nucléaires resteront en permanence en vol. L’armée mobilisera pour sa part 100 000 hommes. Cette démonstration de force était de nature à impressionner les Soviétiques.

Khrouchtchev ne cède pas à la panique : il ne décrète pas une alerte. Il entreprend toutefois de correspondre avec Kennedy. Il fait part de son soutien inconditionnel à Cuba. Le blocus naval étant illégal, il n’en tiendra pas compte. Le 23, le conflit est porté devant le Conseil de sécurité. L’ambassadeur Adlai Stevenson y accuse Cuba d’héberger des armes stratégiques. Le représentant cubain répondra que ce sont les agressions répétées des États-Unis qui forcent Cuba à s’armer et que la Charte de l’ONU oblige ses membres à régler leurs différends par des négociations avant d’en venir à ces mesures extrêmes. Le 25 se produit le débat le plus acrimonieux. Stevenson justifie les mesures militaires prises en invoquant une résolution de l’OÉA. Devant le refus de l’ambasssadeur Valerian Zorin de reconnaître la présence d’armes offensives à Cuba, il présente les photos aériennes attestant du déploiement de missiles. Conscients du danger d’une conflagration, des représentants de 45 nations, en majorité des membres du Mouvement des non-alignés, pressent le secrétaire-général U Thant d’agir comme médiateur.

Le 26, Kennedy informe l’ExComm qu’il croit que seule une invasion pourrait en finir avec la menace que posent les missiles. Il ordonne de multiplier les survols de l’île à basse altitude et de former un gouvernement civil en prévision d’une invasion. Il ne dissimule pas ses plans de façon à ce que les espions soviétiques les transmettent à Moscou. Khrouchtchev prend alors la mesure du danger que les frappes contre Cuba représentent. Il exprime à Kennedy son ouverture à un compromis. Il ordonne aux navires de rester à l’écart du périmètre fixé par le blocus. Or ces navires transportaient les missiles R-14 (d’une portée de 2 800 milles) et venaient escortés par des sous-marins. Une tentative de les arraisonner aurait eu de graves conséquences. Et surtout il envoie un message encodé à Kennedy par l’entremise de son ambassade à Washington. Il propose de retirer les missiles en échange de la levée du blocus et d’assurances à l’effet que les États-Unis n’envahiront pas Cuba. En l’absence d’invasion, ces missiles n’auraient plus d’objet. L’ambassadeur Dobrynin rappellera à Robert Kennedy que les États-Unis ont installé des missiles Jupiter en Turquie en bordure de l’URSS. Kennedy répondit favorablement au message de Khrouchtchev, mais en exigeant de vérifier le retrait à Cuba même.

Le même jour, le 26, croyant à l’imminence d’une invasion, Fidel envoie un télégramme à Khrouchtchev. Il propose qu’en cas d’attaque venant des États-Unis l’ordre soit donné pour une riposte nucléaire. Fidel donne aussi l’ordre d’abattre tous les avions qui violeront l’espace aérien cubain. Theodore Sorensen, un membre de l’ExComm, écrira que ces vols ne servaient pas seulement à la reconnaissance, mais étaient un moyen de harceler les Russes et d’humilier Castro. Ils pouvaient servir en outre à faciliter au moment opportun le lancement d’une attaque surprise. Les commandements cubain et soviétique avaient acquis la conviction que les États-Unis effectueraient une attaque aérienne entre le 27 et le 29. Fidel reçoit la confirmation que toutes les unités soviétiques sont prêtes au combat, y compris les unités de missiles.

Le lendemain, un U-2 en mission de reconnaissance sera abattu par un missile sol-air et son pilote périra. D’autres avions essuieront des tirs. La tension atteindra son comble, car Washington y voyait un acte de guerre auquel il fallait répondre par une attaque. Le 27 fut la journée la plus dangereuse.* Une série d’incidents et d’erreurs faillit mener à des tirs d’armes nucléaires. Un sous-marin soviétique B-59 en plongée au large de Cuba fut pris pour cible par la marine US. Le capitaine pensa que la guerre avait débuté et voulut lancer une torpille nucléaire, mais Vasily Arkhipov, le chef de la flotille qui se trouvait à bord, s’opposa. Kennedy, de son côté, comprenant que l’ordre d’abattre le U-2 n’émanait pas de Moscou, mais d’un officier sur place, décida de retarder la riposte. Les chefs d’état-major en vinrent à lui proposer l’exécution au plus tard le 29 de l’OPLAN 312 (le plan prévoyant les frappes aériennes) suivie de l’invasion (OPLAN 316). Mais Kennedy hésitait sur la marche à suivre. Il gardait à l’esprit la recommandation formulée dès le 17 par Adlai Stevenson en faveur d’un règlement diplomatique qui comporterait un compromis, terminant par une formule choc : « Blackmail and intimidation never; negociation and sanity always. ». Kennedy s’inquiétait également de ce que les Soviétiques pourraient faire contre Berlin en guise de représailles.

Les communications entre Kennedy et Khrouchtchev avaient été difficiles. Kennedy jouait sur deux tableaux – la menace d’une attaque contre Cuba et la diplomatie – alors que Khrouchtchev ne voulait pas renoncer aux missiles à Cuba sans que les États-Unis retirent leurs missiles de la Turquie. Khrouchtchev comprend le 27 qu’il ne contrôle pas la situation à Cuba. Les tirs contre les avions n’avaient pas été autorisés par Moscou. Il sait que 162 ogives nucléaires sont à Cuba et que les officiers soviétiques pourraient les utiliser en cas d’invasion. Il prend conscience du danger. Il voulait la dissuasion nucléaire, mais pas la guerre nucléaire. Son arsenal nucléaire pas plus que ses vecteurs n’avaient rien de comparable avec ceux dont disposaient les États-Unis. Conscient du risque que la situation pose, il rédige les termes d’une entente, sans même consulter le Politburo. Le 28, Radio Moscou en fait la diffusion : les États-Unis s’engageraient à ne pas envahir Cuba et l’URSS y démantèlerait les missiles et les rapatrierait en Union soviétique. Des représentants de l’ONU en vérifieraient le retrait. Kennedy donnera son accord, mais refusera de s’engager par écrit au retrait des missiles Jupiter en Turquie et en Italie. Dans ses tractations avec Dobrynin, Robert Kennedy dira que ce compromis ne peut faire partie de l’entente. L’existence de ce compromis restera secret pendant plus de 30 ans, supposément parce que le retrait aurait nécessité l’accord de l’OTAN. La promesse de non-invasion (« no-invasion pledge ») ne donna pas lieu non plus à la signature d’un pacte formel.**

Les autorités cubaines apprennent l’existence de l’accord par Radio Moscou. Elles n’ont pas été consultées ni informées. Elles se sentent trahies. Fidel écrit à Khrouchtchev : il ne veut pas nuire aux négociations, aussi demandera-t-il à la DCA cubaine ne ne pas tirer, mais sans renoncer au droit de défendre l’espace aérien. Il l’informe qu’il s’opposera en vertu de la souveraineté de Cuba à autoriser une inspection du territoire. Le jour même des fonctionnaires du State Department tentent de convaincre U Thant d’ordonner l’inspection immédiate des sites de missiles. U Thant considère qu’il n’en a pas l’autorité. Khrouchtchev justifiera sa conduite : l’entente était une nécessité si l’on voulait éviter un holocauste mondial et la destruction de la Révolution cubaine. Il reproche à Fidel d’avoir proposé une première frappe. Fidel s’en défendra : cette frappe n’aurait pu intervenir qu’une fois commencée l’agression.

Le 28, Fidel fait connaître publiquement les cinq points qui définiraient un engagement de non-agression : 1- la cessation d’un blocus économique; 2- la cessation de toutes les activités subversives; 3- la cessation des actes de piraterie depuis les États-Unis et Porto Rico; 4- la cessation des violations de l’espace aérien et maritime; 5- la rétrocession de la base de Guantánamo. Jamais les États-Unis voudront donner satisfaction sur aucun de ces points. Voilà pourquoi Fidel dira qu’on a évité la guerre, mais qu’on n’a pas édifié la paix. Il considéra que Khrouchtchev avait trahi ses engagements et négocié à rabais.

Lors de ses discussions avec U Thant venu à La Havane, les 30 et 31 octobre, Fidel défendra le droit souverain de Cuba de refuser l’inspection sur son territoire. De la même manière il dénoncera les survols de l’île. Dans les deux cas, il n’y voit que des mesures pour humilier Cuba. Il réitère sa définition en 5 points d’un accord de non-agression. Fidel ne se satisfait pas d’une solution à court terme qui ne réglerait pas le problème à long terme. U Thant en convient, mais il ne peut l’imposer au Conseil de sécurité où les États-Unis ont un droit de véto. De retour à New York, U Thant obtiendra que la vérification se fasse en mer.

Le 2 novembre, Kennedy pouvait annoncer le démontage des 42 missiles R-12. Les huit navires les transportant allaient quitter Cuba entre le 5 et le 9. L’aviation US procéda à une vérification visuelle alors que les navires franchissaient la ligne du blocus. Cela acquis, l’administration Kennedy demanda le rapatriement des bombardiers IL-28 qu’elle considérait être des armes offensives. Moscou voulait les laisser à Cuba et n’acceptait de les retirer que si Cuba y consentait. Une campagne médiatique accusa les dirigeants cubains de faire obstacle à la résolution de la crise d’autant plus qu’ils s’opposaient aux survols qu’un fonctionnaire de la Défense considérait « un droit » des États-Unis. Des négociations furent nécessaires pour assurer le rapatriement des bombardiers le 6 décembre. Le blocus naval ne fut levé que le 20 novembre après un accord sur cette question. Les missiles nucléaires tactiques – une centaine – ne faisaient pas partie de l’entente parce que les États-Unis ignoraient leur présence à Cuba. Khrouchtchev avait d’abord pensé les laisser aux Cubains comme une garantie additionnelle. Son envoyé spécial, le vice-premier ministre Anastas Mikoyan, venu à La Havane pour tenter d’adoucir l’amertume des Cubains, constatant l’humeur de Fidel, considéra qu’on ne pouvait les laisser à Cuba. Il eut fort à faire pour convaincre Fidel de renoncer à cette force de dissuasion. Ces derniers missiles quittèrent Cuba en décembre sans que les États-Unis n’aient été informés de leur existence.***

La crise des missiles était terminée pour les deux puissances. La crise mondiale prenait fin. D’une part, les États-Unis avaient ignoré que les ogives nucléaires étaient arrivés à Cuba depuis plusieurs semaines. D’autre part, les missiles à plus longue portée (les R-14) n’avaient pas été livrés. De plus, en aucun moment durant la crise, les ogives nucléaires ne furent montées sur les missiles et le carburant pour les propulser n’avait pas été injecté. Les missiles ne pouvaient être lancés que sur ordre de Moscou. Les Cubains n’en eurent jamais le contrôle. Fidel considéra que ce fut une erreur politique de Khrouchtchev d’avoir transféré les missiles en secret et d’avoir menti à Kennedy en les qualifiant d’armes défensives. Pour Kennedy les missiles étaient des armes offensives puisqu’ils pouvaient porter des têtes nucléaires sur une partie des États-Unis. Il parla de la « duperie » des Soviétiques et cela lui conféra une supériorité morale. Khrouchtchev n’avait pas pensé les utiliser pour attaquer les États-Unis. Il les voyait comme une force de dissuasion afin de protéger Cuba d’une agression et comme un élément pour diminuer l’écart de puissance : leur installation à Cuba pouvait compenser l’imposant déficit en vecteurs intercontinentaux. Les deux rivaux allaient en 1963 installer une ligne rouge pour accélérer les communications et entreprendraient plus tard des négociations pour le contrôle des armes nucléaires.

Mais pour les Cubains, rien n’était réglé. La crise d’Octobre ne fut pour eux qu’un épisode, le plus dramatique certes, d’un affrontement qui dure toujours. Fidel avait raison : la solution ne fut que momentanée. Je crois néanmoins que la crise des missiles a pu prévenir une invasion de Cuba. Elle éclata en octobre en ce mois que le Projet Cuba avait fixé pour le dénouement de l’opération Mangouste. Il était devenu patent en septembre que le peuple cubain n’allait pas se soulever contre son gouvernement et offrir aux États-Unis les conditions pour un « changement de régime ». Les sabotages et les groupes infiltrés avaient échoué à faire naître une opposition crédible et efficace capable d’engendrer un tel mouvement. Confrontés à cette réalité, les États-Unis, s’ils persistaient à vouloir en finir avec Castro et le communisme, allaient devoir envahir Cuba. La crise des missiles scella le sort de l’opération Mangouste. On en discuta dans le cadre des réunions de l’ExComm. L’entente avec Khrouchtchev mit fin à l’option de l’invasion et l’opération Mangouste fut définitivement annulée en janvier 1963.

Contrairement à ce que le Projet Cuba envisageait en lançant toutes ces attaques contre Cuba qui justifièrent l’installation des missiles, la Révolution survécut. Comme cela s’était produit avec Playa Girón, elle sortit même renforcée de la crise des missiles. Fidel qui n’avait que 36 ans démontra une logique infaillible dans l’exposé des principes qui guidaient ses décisions. Il défendit avec brio et pugnacité la souveraineté de la nation. On s’en convainc à la lecture des longues discussions qu’il eut avec U Thant, de son discours au peuple cubain du 23 octobre, de ses messages à Khrouchtchev, puis de ses réflexions sur la crise lors de la troisième Conférence tripartite qui se tint à La Havane en janvier 1992. L’administration Kennedy avait travaillé à se débarrasser de Fidel. Elle chercha pendant la crise à l’humilier. L’État cubain fut tenu à l’écart des négociations entre les États-Unis et l’URSS, entre Kennedy et Khrouchtchev. Il était hors de question pour Kennedy d’interagir avec Fidel, « our enemy », et de l’inclure dans les négociations.

Je terminerai en invoquant le rôle que le peuple cubain joua dans cette crise. Les peuples états-unien et soviétique ne furent que des spectateurs. Les premiers vécurent leur angoisse en stockant des provisions. Le peuple cubain fut appelé en revanche à se mobiliser et il le fit. Comme l’écrit l’essayiste argentino-mexicain Adolfo Gilly, « Octobre fut vécu par les Cubains comme un moment culminant de leur lutte pour leur indépendance, pour leur révolution et pour leur manifestation comme nation souveraine. [...] Le gouvernement cubain appela tout le peuple à prendre les armes, déclara l’alerte de combat et convertit la crise en une mobilisation de la nation dans un moment de danger suprême : la disparition de l’île sous le feu nucléaire. Cette expérience unique donna à Cuba son sens à la crise d’Octobre : être un des grands moments constitutifs de la nation. » En octobre 1962, alors que le gouvernement US menaçait d’envahir Cuba, le peuple cubain devint le protagoniste d’un modèle de sérénité, de détermination et de bravoure qui fera partie de ses traditions révolutionnaires et de son esprit de combat. C’est cette attitude que le commandant Ernesto Guevara exaltera le 7 décembre 1962 devant le monument à Antonio Maceo, à Santiago, en commémoration de l’anniversaire de sa mort au combat en 1896: « Tout notre peuple fut un Maceo, tout notre peuple se disputa la première ligne de défense dans une bataille pour laquelle les lignes n’étaient peut-être pas nettes, dans une bataille où le front était partout et où nous serions attaqués depuis les airs, depuis la mer et sur terre, remplissant notre rôle d’avant-garde du monde socialiste en ce moment et en ce lieu précis de la bataille ».

Je signale en terminant que Tomás Diez Acosta a collaboré avec un chercheur suédois, Håkan Karlsson, à un nouvel ouvrage en 2019. The Missile Crisis from a Cuban Perspective : Historical, Archaeological and Anthropological Reflections (Routledge). La première partie condense (en 68 p.) dans ses grandes lignes la structure de l’ouvrage de 2002. La seconde partie (61 p.) est une enquête de terrain sur ce qu’il reste de cet épisode dans la mémoire des gens et dans les artefacts matériels et sur la façon de valoriser ce patrimoine tant matériel que mémoriel et humain. Les deux auteurs ont poursuivi leur collaboration et publié à ce jour, également chez Routledge, quatre autres ouvrages sur la politique cubaine des administrations Kennedy, Johnson, Nixon et Ford. Ce sont là, en plus de mille pages, la meilleure synthèse sur les méandres de cette politique d’hostilité faite d’agressions multiformes destinées à saigner la révolution cubaine et à renverser le « régime » à La Havane. +

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* Voir les documents publiés par le NSA.

** Le NSA a rassemblé des documents sur le secret entourant le compromis. Kennedy reconnaissait que les missiles Jupiter étaient désuets à l’heure où l’on armait les sous-marins dans la Méditerranée de missiles Polaris. On les retira de Turquie en avril 1963. Concernant le « non-invasion pledge », la correspondance entre Kennedy et Khrouchtchev publiée en 1992 montre que Kennedy s’employa à nuancer son engagement et à se ménager une porte de sortie. Une invasion demeurerait toujours possible advenant, par exemple, une attaque sur la base de Guantánamo, une agression, voire des actions subversives, contre des pays d’Amérique latine. Il exploitait également le refus de Castro d’autoriser les inspections et son opposition aux survols. Sans exclure que des armes offensives (nucléaires) puissent être réintroduites, notamment par la Chine. En août 1970, suite à des craintes d'une invasion communiquées aux Soviétiques par les Cubains, Nixon et Kissinger "réaffirmeront" auprès de l'attaché Yuli M. Vorontzov que l'entente Kennedy-Khrouchtchev était toujours valide. 

*** Il est instructif de lire la transcription de deux échanges qu’Anastas Mikoyan eut avec Fidel Castro le 22 novembre et avec Kennedy le 29 novembre. Dans le premier, Mikoyan explique pourquoi l’URSS doit retirer les missiles tactiques alors que Fidel affirme ne pas faire confiance à Kennedy et souhaite poursuive la collaboration militaire avec l’URSS. Il avoue qu'il n'aurait jamais accepté d'accueillir des missiles nucléaires s'il avait su que l'URSS les retirerait dans ces conditions humiliantes pour Cuba. Dans le second, Mikoyan défend la cause de Cuba, alors que Kennedy assortit sa promesse (de ne pas envahir Cuba) de conditions qui lui laisseraient la voie libre. Mikoyan le place devant sa contradiction : “You want to continue subversive work against Cuba and at the same time keep the ‘right’ to attack Cuba should Castro want to respond in kind.” Il importe de constater que la transcription parle de « non-agression », un terme plus englobant de celui de « non-invasion ». Si les États-Unis n’ont pas envahi Cuba, ils ont recouru depuis 1962 à toute la gamme des formes d’agression contre Cuba depuis la guerre économique, les attentats et les sabotages, la guerre biologique, la guerre médiatique, la guerre diplomatique.

+ Ce sont respectivement The Last Year of President Kennedy and the "Multiple Path" Policy Toward Cuba (2019), The Johnson Administration's Cuba Policy : from "Dirty War" to Passive Containment (2021), The Nixon Administration and Cuba : Continuity and Rupture (2021) et The Policy of the Ford Administration Toward Cuba : Carrot and Stick (2022).

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Haciendo historia

Diez Acosta a mis sa formation et son expérience d’officier militaire au service d’une lecture historique de la Révolution. Le second ouvrage dont je dirai quelques mots, Haciendo historia. Entrevistas con cuatro generales de las Fuerzas Revolucionarias de Cuba (Pathfinder, 1998), nous livre les réflexions de quatre généraux cubains qui ont fait l’histoire. Ces quatre généraux, interviewés en 1997, reviennent sur leur expérience au service de la défense d’un projet de société. Tous ont depuis passé l’arme à gauche, mais tous affichent des états de service admirables, une identification avec la Révolution cubaine et une grande modestie. Deux avaient embrassé la carrière militaire avant la révolution. Leur opposition à la dictature de Batista les conduisit en prison. C’est le triomphe de l’armée rebelle qui les libéra. Les deux autres y ont adhéré dans leur jeunesse, devenant des combattants dans des colonnes commandées par Raúl et le Che. Je vous les présente avec leur profils en tirant des éléments de ce livre et d’autres glanés dans les articles que leur consacre EcuRed, l’encyclopédie cubaine en ligne. Et je m’arrête dans chaque cas sur un des points qu’abordent les généraux dans les entrevues.

  • Néstor López Cuba (1938-1999). Né au sein d’une famille paysanne d’Holguín, il rallia le front dirigé par Raúl Castro. À 22 ans, il devint chef du premier bataillon de tanks. Ses actions à Playa Girón lui méritèrent le grade de capitaine. Il devait servir dans des missions en Syrie, en Angola, puis au Nicaragua. Il occupera des fonctions politiques et sera élu au Comité central et à l’Assemblée nationale. Dans l’entrevue, il défend le recours aux mines antipersonnelles dont il dit qu’elles sont l’arme du pauvre.

  • Enrique Carreras (1922-2014). Jeune officier dans l’armée de l’air, formé comme pilote aux États-Unis, opposé au coup d’État de 1952, il refusa de bombarder des unités rebelles de Cienfuegos et fut incarcéré à l’île des Pins. Fidel lui confia la formation des pilotes. C’est à titre de commandant que son escadron s’illustra à Playa Girón. Père de la force aérienne révolutionnaire en qualité d’instructeur et de gestionnaire. Il devait servir par la suite en Angola, y compris dans la bataille de Cuito Cuanavale qui assura la victoire du MPLA contre l’armée sud-africaine. Il servit aussi comme attaché militaire dans plusieurs pays. Carreras livre dans l’entrevue les commentaires les plus riches sur la collaboration étroite entre les officiers soviétiques et cubains durant la crise d’Octobre. Eux aussi s’opposaient aux survols – 386 entre le 22 octobre et le 1er décembre – mais ils se sentaient menottés, car l’ordre de tirer devait venir de Moscou. La destruction du U-2 aurait pu déclencher une attaque US et donc la guerre, mais en raison du risque d’escalade elle ouvrit plutôt la voie à la négociation.

  • José Ramón Fernández (1923-2019). Jeune officier de l’armée, il s’opposa lui aussi au coup d’État de Batista et participa avec d’autres officiers à une rébellion en 1956. C’est de la prison de l’île des Pins qu’il se rallia à l’Armée rebelle. Fidel en fit le directeur de l’école des cadets. Commandant d’opérations à Playa Girón, vice-ministre des FAR, il fut pendant deux décennies ministre de l’Éducation, puis occupa les plus hautes fonctions au sein du gouvernement à titre de vice-président du Conseil des ministres de 1978 à 2012. Il fut parallèlement président du Comité olympique cubain de 1997 à 2018. Il fut assurément l’un des cadres les plus polyvalents, les plus compétents et les plus décorés. Il rappelle dans l’entrevue le concept de base de la défense à Cuba : « la guerre de tout le peuple ». Durant la crise d’Octobre, en comptant les miliciens, ce furent 400 000 hommes qui prirent les armes. Le peuple cubain est la première force de dissuasion qu’affronte l’impérialisme. En 1962, le Pentagone avait estimé qu’une invasion de Cuba, en l’absence d’armes nucléaires, pourrait entraîner 18 500 pertes pour les envahisseurs dans les dix premiers jours. La crise des missiles, en l’absence d’affrontements, coûta au Pentagone 165 millions $, soit plus de 1,4 milliard en $ de 2012. Les Cubains pour leur part estimèrent que Cuba pourrait subir jusqu'à 800 000 pertes.

  • Harry Villegas (1940-2019). Né dans une famille afrocubaine paysanne établie sur les contreforts de la Sierra Maestra, il entra à 14 ans dans la clandestinité, puis fit partie comme combattant de la colonne du Che. Membre de la garde et homme de confiance de Guevara, il l’accompagna au Congo où il reçut le surnom de Pombo (feuille en swahili), puis en Bolivie. Il compte parmi les trois combattants qui survécurent à cette mission. Il devait servir par la suite comme conseiller militaire en Angola et au Nicaragua. Villegas souligne combien à Cuba la formation militaire s’accompagne d’une formation politique. Les forces armées représentent les mêmes intérêts de classe que la majorité du peuple cubain, d’où leur efficacité dans l’intervention lors de désastres naturels dans cet archipel placé sur la route des ouragans.


 

vendredi 7 janvier 2022

Le blocus contre Cuba constitue un crime

par Claude Morin

Note: On trouvera ci-dessous la version longue d'un article paru dans le quotidien Le Devoir (Montréal), le 23 juin 2021, le jour où l'Assemblée générale de l'ONU devait voter une résolution présentée par Cuba réclamant la fin du blocus économique, commercial et financier mis en place par les États-Unis en février 1962. C'était le 29e fois qu'une résolution cubaine à cette fin était mise au vote depuis 1992. Encore une fois les États-Unis se sont retrouvés seuls avec Israël à voter contre, alors que 184 États votaient en faveur de cette résolution. Comme par le passé, les États-Unis opposent une fin de non-recevoir aux nombreux appels de la communauté internationale à renoncer à une politique aussi cruelle qu'immorale, de plus en plus décriée à l'intérieur même de la classe politique et des institutions publiques. En décembre 2021, plus d'une centaine de congressistes (dont les présidents de 18 comités) adressaient une lettre au président Biden pour réclamer la suspension de mesures qui frappent durement et directement la population cubaine et lui demander de reprendre le processus de normalisation engagé en 2014 par l'administration Obama. 

Le présent article a aussi été publié en français et en espagnol sur le portail d'ALAI, une agence latino-américaine qui a son siège à Quito. Il est également accessible en plus de 20 langues (au moyen de la traduction automatique) sur le site de Mondialisation.ca.  

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De tous les obstacles qui se sont dressés devant Cuba sur la voie du développement économique, social et humain, aucun n’a été aussi formidable et n’a eu autant de conséquences néfastes que le blocus imposé par les États-Unis. Sous le terme lénifiant d’« embargo » se cache en effet tout un ensemble de dispositifs économiques unilatéraux et même extraterritoriaux. Dans les faits et en vertu de lois qui se sont ajoutées au fil des décennies, l’embargo a pris la forme d’un blocus, terme employé par Cuba pour désigner un acte de guerre dans une guerre non déclarée, car il concerne non seulement les produits, mais aussi la technologie, le transport, le financement, la monnaie, etc. D’autant plus que Washington a cherché à rendre multilatéral cet ensemble de mesures, à donner à sa législation anticubaine une portée extraterritoriale, en violation du droit international tant humanitaire que commercial.

En octobre 1960, Washington décrétait un embargo contre Cuba. D’abord limité aux exportations, il devait l’étendre à partir de février 1962 aux importations. Il présentait la mesure comme une riposte aux expropriations décrétées par le gouvernement cubain, puis comme représailles face au glissement de Cuba dans le camp socialiste. L’objectif était de provoquer l’asphyxie économique. On croyait que le « castrisme » ne pourrait survivre à cette opération d’étranglement. L’île était en effet au moment de la chute de Batista dépendante du marché états-unien pour les trois quarts de ses exportations et importations. Il fallut instaurer le carnet de rationnement pour assurer une distribution équitable et à prix subventionnés des aliments essentiels. Et trouver un marché pour le principal produit d’exportation, le sucre, et un fournisseur pour le pétrole. Dès ses origines, l’embargo fut utilisé comme un levier pour « faire hurler » l’économie, semer le chaos et affamer le peuple afin de le pousser à se soulever et à renverser le régime. La faim a toujours compté comme arme dans l’arsenal que la Maison- Blanche cherchait à déployer contre Cuba. Cela a donc fait de l’embargo une mesure foncièrement immorale en violation avec l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

À Washington, la chute de l’URSS et la disparition des partenaires est-européens ont ravivé l’espoir dans l’efficacité d’une mesure qui avait fait grand mal, sans parvenir toutefois à dresser le peuple contre son gouvernement. L’effondrement et la reconversion du commerce ont désorganisé l’économie, entraînant des pénuries de toutes sortes, une chute de la production faute de pétrole, de matières premières ou de pièces de rechange. La population cubaine connut alors ses pires privations de la période révolutionnaire. Deux lois vinrent renforcer l’embargo à partir de 1992 et de 1996. La seconde prétendait donner aux mesures une portée extraterritoriale et surtout faisait du Congrès une instance incontournable de tout processus d’abrogation, retirant à l’exécutif des prérogatives qu’il détenait jusqu’alors.

Le blocus a atteint son paroxysme sous l’administration Trump qui édicta plus de 240 mesures contre Cuba, dont beaucoup annulaient les assouplissements adoptés à la fin de la présidence Obama. Ces mesures visaient à priver Cuba de revenus venant du tourisme (interdiction des croisières, réduction des vols au seul aéroport de La Havane, interdiction des voyages favorisant les contacts people-to-people), à réduire les transferts monétaires en faveur des familles, à bloquer les livraisons du pétrole vénézuélien, à gêner les investissements étrangers (par l’application du chapitre III de la loi Helms-Burton). Interdiction fut faite de faire affaire avec des sociétés cubaines liées aux forces armées ou au parti communiste. Conscient que Cuba vendait des services médicaux et en tirait à la fois des revenus et un prestige, on a mené une campagne de dénigrement contre l’internationalisme médical et de pressions sur des pays pour qu’ils résilient des contrats les liant au ministère de la Santé cubaine.

Les États-Unis ont cherché à profiter de la pandémie pour resserrer le garrot. Les mesures financières et commerciales ont rendu plus difficile l’achat d’équipements médicaux et sanitaires, tels les masques, les visières, les tests de diagnostic, les blouses. Des équipements médicaux donnés à Cuba par la firme Alibaba n’ont pu être livrés parce qu’elle en avait confié le transport à une ligne colombienne rachetée par une ligne états-unienne. La société Medicuba a appris qu’en vertu du blocus elle ne pourrait se procurer des respirateurs de ses deux fournisseurs européens, IMT Medical AG et Acutronic, qui venaient d’être acquis par Vyaire Medical Inc. (Illinois). BioCubaFarma qui fabriquait 359 médicaments a dû suspendre la production de 120 médicaments en 2020 faute de pouvoir se procurer des intrants chimiques et des appareils nécessaires. Cuba a développé quatre vaccins contre la Covid-19, mais a dû mal à se procurer les flacons pour leur conditionnement et les seringues.

Cet ensemble de mesures coercitives unilatérales participe du crime de génocide, selon la Convention de Genève de 1948, et du crime de lèse-humanité, selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il constitue une violation systématique du droit à l’autodétermination du peuple cubain, du principe de l’égalité souveraine des États, de la liberté de commerce.

Il n’y a pas de famille cubaine ni de secteur qui n’aient pas souffert des effets du blocus : au niveau de la santé, de l’alimentation, des services, du prix des produits, des relations familiales, etc. 80 % des Cubains ont vécu depuis leur naissance sous le blocus. Jamais un peuple n’aura été soumis à un aussi long blocus. Il aura occasionné des préjudices qui s’élèvent, depuis son instauration, à près de 150 milliards en dollars. Entre avril 2019 et décembre 2020, il aura entraîné des pertes de neuf milliards. Les coûts qu’il occasionne en 12 heures équivalent à toute l’insuline que requièrent les 60 000 patients en une année.

Ce 23 juin, Cuba reviendra à la charge devant l’ONU avec une résolution réclamant la levée du blocus. Les États-Unis seront à nouveau sur la sellette, pour la 29e fois, et encore une fois ils seront isolés, impuissants à justifier une politique aussi ignoble. Pour les accompagner dans leur déroute, ils n’auront comme d’habitude qu’Israël et sans doute à nouveau le Brésil de Bolsonaro. Cette année, une campagne inédite aura mobilisé la société civile à travers le monde pour dénoncer le blocus. Des caravanes d’autos, de vélos et de piétons ont circulé dans les capitales et plusieurs villes, y compris aux États-Unis et au Canada, mais également en Europe et en Asie. Le vote de cette année prend un relief particulier du fait que des brigades médicales cubaines ont été actives pour combattre la pandémie dans une quarantaine d’États sur quatre continents.

L’administration Biden n’a encore posé aucun geste pour abroger les décrets de son prédécesseur et reprendre le processus de normalisation des relations avec Cuba engagé sous Obama. Les pressions se multplient et viennent de tous les bords. Le Center for Democracy in the Americas (CDA) et le Washington Office on Latin America (WOLA) ont déposé en décembre 2020 un document pour une politique de rapprochement qui, au bout de deux ans, aboutirait à la levée de l’embargo. Une des idées phares qui anime la proposition est que le rapprochement (engagement) est une stratégie plus efficace pour faire avancer la cause des droits de la personne, des libertés politiques et de la réforme économique. Des élus au Congrès réclament la levée des mesures touchant le commerce. Le sénateur Ron Wyden, président du Comité des finances, a qualifié récemment l’embargo de « vestige des années 1960 ». Plus de 19 conseils municipaux ont adopté des résolutions en vue de son retrait. C’est un débat qui fait mal paraître les États-Unis dans la mesure où le blocus répond à une finalité contraire au droit international et à la morale, une violation systématique de droits fondamentaux qui, comble de cynisme, a échoué en 60 ans à contrer l’orientation de Cuba au plan économique et politique.

L’administration Biden et l’Amérique latine : continuités et changements

par Claude Morin (claude.morin@umontreal.ca)

Note (7 janvier 2022): 

La version ci-dessous date du 19 avril 2021. Les considérations que j'y expose tiennent toujours pour l'ensemble du texte. Sur deux points cependant j'ai péché par optimisme. 

Je croyais à l'époque que l'administration Biden entreprendrait un rapprochement avec Cuba en abrogeant au moins certaines mesures adoptées par l'administration Trump. Cela figurait parmi les promesses de Biden lors de sa campagne à la présidence. Or il n'en fut rien. Loin d'avoir assoupli le blocus, Biden a ajouté de nouvelles mesures au nom de la défense des droits de la personne, de la promotion des libertés et de la démocratie. L'obsession électoraliste en prévision des élections de mi-mandat (en novembre 2022) et la perspective de possibles gains républicains aux deux chambres jouent un rôle. Mais y contribue également un calcul cynique en vue d'un gain en politique étrangère. Chercher à profiter de la pandémie et des pénuries qu’elle aggrave pour susciter la désespérance et la révolte dans l’île en téléguidant les opérations de ses agents comme ce fut le cas le 11 juillet dernier. Et à nouveau le 15 novembre lorsque des "artistes"-mercenaires prétendaient tenir une manifestation "pacifique" dans plusieurs villes. Les autorités cubaines leur coupèrent l'herbe sous le pied en déclarant la manifestation illégale parce qu'elle attentait à des articles de la Constitution et qu'elle visait à troubler la paix sociale. Pour Washington la stratégie subversive est toujours à l'ordre du jour. Les fonds et les espoirs portent désormais sur l'affrontement culturel et l'opposition d'artistes qu'on recrute et qu'on finance. On en fait les agents pour rallier la jeune génération. Les médias sociaux sont les vecteurs. La Maison-Blanche fait preuve de cynisme lorsqu’elle demande au gouvernement cubain – qu’elle qualifie d’« autoritaire » – d’écouter les protestataires. Alors que c’est elle qui est responsable de la souffrance que connaissent les Cubains et qu’elle prétend utiliser de façon opportuniste la pandémie pour orienter le cours des événements à Cuba. Comme si Cuba était un fruit mûr prêt à revenir dans le giron états-unien.

L'administration Biden n'a pas modifié non plus sa position face au Venezuela. Tout au plus a-t-on cessé d'ajouter aux mesures coercitives mises en place par Trump. L'industrie pétrolière peut ainsi reprendre du mieux et apporter des devises à une économie autrement exsangue. La situation a également évolué sur le terrain politique. Le gros de l'opposition a accepté, après des discussions avec les émissaires de Maduro à Mexico, d'abandonner l'abstentionnisme et de participer aux élections régionales de décembre dernier. Plusieurs de ses dirigeants ont même désavoué la ligne défendue par Juan Guaidó, la jugeant destructrice et sans avenir. Pourtant Washington reconnaît toujours ce dernier comme "président en exercice", alors que le soutien international se réduit désormais à 16 États au lieu des 50 qui le soutenaient en 2019. Le Groupe de Lima a perdu des membres et n'apparaît plus pertinent pour sa mission d'appui à un "changement de régime" à Caracas. Le gouvernement canadien aura fait fausse route en s'engageant à fond dans des manoeuvres visant à renverser le gouvernement Maduro (en pilotant la création du Groupe de Lima, en s'acoquinant avec Guaidó, en créant des sanctions de son crû), bref, en faisant cause commune avec l'impérialisme états-unien.

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 L’administration Trump, on en conviendra, a été calamiteuse pour tous les pays d’Amérique latine depuis le Mexique jusqu’au Brésil. Elle l’a surtout été pour les forces progressistes. Elle l’a été particulièrement pour Cuba, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. Et cela vaut aussi pour Haïti. Ces pays et leurs populations ont ainsi souffert de deux virus, du virus Trump d’abord à partir de 2017 (et de ses variants tels Jair Bolsonaro et Lenín Moreno qui se sont inféodés à Trump, adoptant ses politiques néolibérales et ses propos agressifs à l’endroit de groupes sociaux et de nations), puis de la Covid-19 à partir de mars 2020.

Trump n’a eu que mépris pour l’Amérique latine : en témoignent ses propos sur les Mexicains (« narcos » et « violeurs »), les immigrants (« criminels » et « terroristes ») et sur Haïti (identifié parmi les « shithole countries »). Il n’a pas daigné y mettre les pieds pendant son mandat. Sa présidence s’est caractérisée par une rhétorique agressive, des discours de haine, un recours débridé aux sanctions, des menaces d’intervenir (« toutes les options sont sur la table », à propos du Venezuela). Il a ciblé des ennemis. John Bolton, son conseiller à la sécurité nationale, l’a invité à affronter la « troika of tyranny » : Cuba, Venezuela, Nicaragua. Il a fait du regime change son objectif. Contre Cuba, il a adopté plus de 240 mesures coercitives pour compléter l’arsenal du blocus en place depuis près de 60 ans. Contre le Venezuela, il s’est attaqué à sa jugulaire, la pétrolière PDVSA, afin d’étrangler l’économie et de priver le gouvernement de moyens dans un pays qui tire 95 % de ses revenus de la vente du pétrole. Il a saisi la filiale Citgo opérant aux États-Unis et utilisé les recettes pour financer la construction de sections de « son mur » sur la frontière avec le Mexique.

Trump a échoué sur toute la ligne. Il n’a réalisé aucun de ses objectifs : il n’a pu renverser Nicolás Maduro; la révolution cubaine maintient le cap résistant comme elle l’a fait depuis six décennies; Daniel Ortega a survécu à un mouvement de contestation animé par Washington en 2018. Le coup d’État en Bolivie a été renversé par des élections qui ont remis le MAS solidement au pouvoir face à une droite discréditée. En juillet 2018, le Mexique a élu le gouvernement le plus progressiste de son histoire, un gouvernement qui avait annoncé en campagne qu’il ne serait pas la « piñata »de personne et qu’il défendrait la souveraineté du pays.

Que peut attendre l’Amérique latine de l’administration Biden? D’un président qui a eu la plus forte exposition à la région? Comme sénateur et vice-président, Biden y aurait fait 16 visites. Sa longue expérience d’homme politique et sa personnalité chaleureuse devraient le disposer à la négociation et au compromis. Le changement le plus visible, après quatre années de Trump, en sera un de style et de forme. On doit attendre un retour à la diplomatie et au multilatéralisme. Le choix d’Antony Blinken comme secrétaire d’État en témoigne, rompu qu’il est aux arcanes de la diplomatie depuis l’ère Clinton. Mike Pompeo, en revanche, était à l’image de Trump, une brute, un cosaque, porté à l’intimidation.

On ne saurait toutefois entretenir des illusions. Les États-Unis demeureront eux-mêmes sans égard à qui contrôle la présidence et le sénat. En politique étrangère, les démocrates sont plus internationalistes et prétendument idéalistes et les républicains plus isolationnistes et pragmatiques, mais tous deux ont une vue impériale des intérêts de leur pays dans le monde. Les administrations républicaines (Eisenhower, Nixon, Reagan, Bush) comme démocrates (Kennedy, Obama) ont dirigé des interventions militaires ou ont organisé des coups d’État en Amérique latine. Il leur est commun de considérer la région comme leur arrière-cour, d’y combattre les forces réformistes et nationalistes comme des menaces à leur hégémonie dans leur « hémisphère » ainsi qu’à leur crédibilité comme leader mondial. D’y voir un marché privilégié pour leurs produits et une source librement accessible de matières premières, d’y promouvoir les intérêts de leurs multinationales, de tenter de circonscrire l'intervention et le dirigisme des États dans l'économie, de promouvoir l’entreprise privée, l’investissement étranger et les prêts, de faire de l’assistance un canal pour l’ingérence dans les priorités de ces gouvernements et pour la cooptation des forces de sécurité à leur vision du monde.

Depuis 1945, pourtant, l'Amérique latine n'a jamais figuré comme un espace prioritaire, sauf lorsqu’une crise la plaçait sur l’avant-scène (Cuba, Chili). Sa position subalterne a évolué en fonction des défis qui se posaient à l'échelle planétaire. Pendant un demi-siècle, ce fut la Guerre froide, dans le conflit qui opposait les États-Unis à l’URSS, au communisme. Aujourd’hui, c’est le conflit avec la Chine, à la fois commercial, pour l’accès aux ressources, et géopolitique, découlant des communications et des infrastructures liées à la nouvelle route de la soie (au projet « Une ceinture, une route »).

L’administration Trump a invoqué la « doctrine Monroe » en vue d’affirmer le contrôle géopolitique sur la région. Biden n’en fera pas sans doute pas mention, tant c’est une invocation éminemment offensante pour la sensibilité latino-américaine. Pendant près de deux siècles, elle a servi à justifier des invasions, des soutiens aux dictatures militaires, le financement de forces de sécurité impliquées dans des violations massives des droits de la personne, le chantage et le sabotage économiques (pensons au cuivre chilien sous Allende, à la spéculation contre le bolivar sous Maduro), le soutien à des coups d’État pour renverser des gouvernements dûment élus. Obama n’a pas invoqué la doctrine Monroe, mais cela ne l’a pas empêché d’accompagner des coups d’État d’un genre nouveau au Honduras (2009), au Paraguay (2012), au Brésil (2016), menés par des frondes parlementaires, judiciaires et médiatiques. C’est aussi Obama qui a décrété en mars 2015 que le Venezuela constituait une « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère », ouvrant la voie juridique à l’adoption de mesures coercitives contre ce pays. C’était le même Obama qui prenant acte de l’échec d’une politique agressive contre Cuba a entrepris une « normalisation » des relations en décembre 2014. Sa démarche, saluée en Occident comme un virage « historique », reposait sur un calcul non dépourvu d’arrière-pensées subversives : en appeler au soft power pour tenter de séduire et de ramener au capitalisme un pays socialiste.

Biden traine de l’époque où il était un sénateur engagé en politique étrangère un passif qui lui est propre. N’a-t-il pas justifié son choix comme coéquipier par le fait qu’Obama « manquait d’expérience en politique étrangère »? Biden s’est toujours retrouvé parmi les partisans des aventures militaires, y compris quand il fallut justifier la guerre en Irak par le mensonge sur les armes de destruction massive qu’aurait détenues Saddam Hussein. Concernant l’Amérique latine, il s’est dit fier d’avoir piloté au Sénat le plan Colombie. “I’m the guy who put together Plan Colombia » a-t-il dit en campagne au Des Moines Register. Or le plan Colombie était une réponse militaire à une crise politique et sociale. Sous le couvert de combattre le narcotrafic et les mouvements de guérilla, il a renforcé la mainmise d’Álvaro Uribe sur la politique colombienne, a corrompu les militaires, a entraîné un désastre écologique (par les fumigations au glyphosate de deux millions d’hectares), a créé plus de trois millions de déplacés, fait des dizaines de milliers de victimes, dont plus de 6 000 morts (les « faux positifs » quand l’armée colombienne assassinait des civils pour gonfler ses statistiques et toucher des primes). Le plan Colombie a été un échec en matière de politique anti-drogue. La Colombie fournit 90 % de la cocaïne importée aux États-Unis. Ce n’aura été qu’un prétexte. Washington aura englouti 10 milliards de dollars dans l’équipement et la formation de l’armée colombienne en vue d’en faire une force supplétive au service de ses interventions en Amérique du Sud, particulièrement contre le Venezuela, et de son admission en 2018 comme partenaire mondial de l’OTAN. Le plan Colombie aura amplifié et porté à son paroxysme les violations des droits de la personne. Les massacres et les assassinats de leaders sociaux et d’ex-guérilleros n’ont fait qu’augmenter depuis la signature des accords de paix en 2016. L’Instituto de Estudios para el Desarrollo y la Paz, en un peu plus de 12 mois depuis 2020, a dénombré 110 massacres (446 victimes), l’assassinat de 342 leaders sociaux et défenseurs des droits, de 12 membres de leurs familles et de 74 signataires des accords de paix. Un passif que Biden voudrait ignorer!

Biden appartient à cette école qui veut bien ignorer la corruption et la violation des droits de la personne en échange de résultats à court terme, qui favorise les prêts de banques de développement en les conditionnant à des mesures d’austérité et qui défend des projets liés à l’extraction des ressources naturelles au profit des sociétés états-uniennes. Dans son esprit, le développement passe par le secteur privé et l’investissement étranger. Le rôle des gouvernements est de créer les conditions propices pour ces deux piliers. Trump a imposé en fin de mandat l’élection de Mauricio Claver-Carone, un ultra-néolibéral, un ennemi des gouvernements progressistes, à la présidence du Banco Interamericano de Desarrollo (BID), un poste qui avait toujours été détenu par un Latino-Américain. Les démocrates et plusieurs pays latino-américains s’opposaient à ce candidat clivant et demandaient le report de l’élection. Il est peu probable que Biden accompagne un mouvement visant à le remplacer.

Quelle pourrait être la politique de l’administration Biden à l’égard de ces pays qui ont le plus souffert de l’animosité de l’administration Trump, une animosité que Trump a portée à son paroxysme en raison de calculs électoraux ou parce qu’il appliquait aux relations bilatérales une façon de faire qu’il a pratiquée comme homme d’affaires, soit négocier en usant de l’intimidation.

Cuba – Biden va-t-il restaurer la situation qui prévalait en janvier 2017, un Obama-redux?

Je rappelle que Trump a mis en place 240 mesures destinées à durcir le blocus instauré en février 1962. Ces mesures visaient à priver Cuba de revenus venant du tourisme (interdiction des croisières, réduction des vols au seul aéroport de La Havane, interdiction des voyages favorisant les contacts people-to-people), à réduire les transferts monétaires (par le biais de Western Union), à bloquer les livraisons du pétrole vénézuélien (en sanctionnant l’entreprise Cubametales), à gêner les investissements étrangers (par l’application du chapitre III de la loi Helms-Burton). Interdiction fut faite de faire affaire avec des sociétés cubaines liées aux forces armées ou au parti communiste. À défaut de fermer l’ambassade à La Havane, on retira presque tout le personnel sous prétexte qu’il était victime d’une attaque mystérieuse. Conscient que Cuba vendait des services médicaux et en tirait à la fois des revenus et un prestige, on a mené une campagne de dénigrement contre l’internationalisme médical et de pressions sur des pays pour qu’ils résilient des contrats les liant au ministère de la Santé cubaine. Les États-Unis ont cherché à profiter de la pandémie pour resserrer le garrot. Le blocus a fait que des équipements médicaux donnés à Cuba par la firme Alibaba n’ont pu être livrés parce qu’elle en avait confié le transport à une ligne colombienne rachetée par une ligne états-unienne. En avril, la société Medicuba a appris qu’en vertu du blocus elle ne pourrait se procurer des respirateurs de ses deux fournisseurs européens, IMT Medical AG et Acutronic, qui venaient d’être acquis par Vyaire Medical Inc. (Illinois). Et Pompeo de réinscrire Cuba sur la liste des pays soutenant le terrorisme afin de compliquer encore plus le démantèlement de ces mesures, une liste sur laquelle Cuba avait figuré de 1982 à 2015.

Biden posera assurément – mais suivant quel calendrier? – des gestes pour détendre la relation. Il l’a annoncé dans sa campagne. À la différence de Trump, il n’a pas à satisfaire un électorat spécifique : la Floride semble devenue un territoire perdu pour les démocrates. Mais tout indique que le dossier cubain ne sera pas prioritaire. Il voudra d’abord mener le combat contre la pandémie, relancer l’économie et recoudre les alliances en vue de mieux faire face aux défis qui se posent à l’échelle internationale au Moyen Orient face à l’Iran et mondialement face à la Chine. Tout accord du Sénat concernant Cuba l’obligera en outre à traiter avec le sénateur Robert Menendez (D-NJ), d’origine cubaine, revenu à la présidence du Comité des relations étrangères. Menendez voudra livrer bataille contre un revirement de politique à l’endroit de Cuba et du Venezuela. Simple sénateur au moment de l’ouverture d’Obama, il avait affiché son opposition au rapprochement avec La Havane.

Comme Trump a imposé la majorité des sanctions par décrets présidentiels, Biden pourrait les abroger de la même façon. Je crois qu’il va procéder à la pièce. Sans doute annulera-t-il les mesures les plus agressives : celles touchant les transferts monétaires, les vols et croisières. Il voudra favoriser les exportations agricoles et stimuler, comme Obama, le développement du secteur privé dans l’île.

Comme le retrait de Cuba de la liste des pays parrainant le terrorisme doit passer par le Congrès, il devra entreprendre les démarches préparatoires y menant car l’inscription sur cette liste interdit les transactions bancaires et financières.

Il devrait aussi retourner le personnel à l’ambassade de La Havane et autoriser le retour du personnel cubain à l’ambassade à Washington. Biden s’est engagé en campagne à fermer la prison de Guantánamo qui renferme encore 40 prisonniers, en libérant certains prisonniers et en transférant d’autres à des pays qui les accepteront. Le problème est que les congressistes se sont toujours opposés à leur transfert aux États-Unis pour y être jugés et incarcérés.

Son seul acte concernant Cuba a consisté à reconduire le 24 février un décret de Clinton datant de mars 1996 déclarant une « urgence nationale » et interdisant l’entrée dans les eaux cubaines de tout vaisseau immatriculé aux États-Unis, une mesure qui prétendait à l’époque prévenir un exode massif.

Il cherchera des contreparties dans le domaine des droits de la personne, suivant la conception qu’on s’en fait aux États-Unis. Il voudra poursuivre la bataille entreprise sur le front culturel en finançant des groupes d’opposants à même les budgets significatifs attribués à la subversion par l’entremise des radios et les médias sociaux. En deux décennies, les administrations ont consacré 250 millions de dollars à des programmes de subversion contre Cuba. Ce financement n’a pas faibli sous Obama. Récemment les États-Unis ont payé des prétendus artistes cubains pour qu’ils organisent des actes de protestation contre le ministère de la Culture et contre des symboles cubains.

Pense-t-il à poser des conditions préalables ou à exiger des concessions? Cela n’a jamais fonctionné avec Cuba qui considère avec raison qu’elle n’a jamais menacé les États-Unis ni appliqué des sanctions. Cuba a toujours été la cible, la victime, et les États-Unis, l’agresseur. Le socialisme n’est pas négociable pas plus que le statut de parti unique pour le Parti communiste. Il en va de la souveraineté nationale. Une contrepartie serait de tenter d’enrôler Cuba dans une opération visant à obtenir le départ de Nicolás Maduro que Washington diabolise depuis 2013 comme il le faisant auparavant pour Chávez. Cela fait plus de cinq ans que Washington lie les dossiers cubain et vénézuélien. Cuba a été un intermédiaire essentiel dans le rapprochement entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), menant à un traité de paix en 2016. La Havane accueille les combattants de l’Armée de libération nationale (ELN), l’autre organisation des rebelles colombiens, pour la même raison. La collaboration de Cuba avec la révolution bolivarienne est d’une autre nature et Cuba entend demeurer un allié indéfectible.

Agir sur Cuba rapporterait à l’administration Biden des dividendes politiques à l’échelle internationale, tant la politique cubaine de Washington a été décriée. Depuis près de 30 ans, les États-Unis se sont retrouvés seuls avec Israël et parfois un troisième pays à s’opposer à l’ONU à une résolution réclamant la levée de l’embargo, du « blocus » comme l’appellent les Cubains.

 Préjudices accumulés résultant du blocus (1962-mars 2018)

Pourrait-elle aller au-delà et s’engager à la levée de l’embargo? Le sénateur Ron Wyden (D-Oregon), président du Comité des finances, a proposé le 6 février un projet de loi pour mettre fin au blocus. « The U.S.-Cuba Trade Act of 2021 would repeal the major statutes that codify sanctions against Cuba, including the Helms-Burton Act and the Cuban Democracy Act, as well as other provisions that affect trade, investment, and travel with Cuba. It would also establish normal trade relations with the country », a expliqué le sénateur dans un communiqué. Wyden reconnaît que le blocus constitue « un vestige des années 1960 »; « to continue this outdated, harmful policy of isolation would be a failure of American leadership », a-t-il ajouté. La loi éliminerait toute interdiction limitant les transferts de fonds, autoriserait tous les citoyens à visiter Cuba, retirerait les restrictions touchant au commerce et autres relations avec Cuba et légaliserait les services de communications entre les deux nations. Le blocus aurait coûté à l’économie cubaine suivant les calculs conservateurs plus de 140 milliards de dollars depuis son instauration en 1962.

Nous sommes encore loin de ce pas essentiel en route vers une normalisation des relations avec Cuba. Mais des organismes s’y activent. Le Center for Democracy in the Americas (CDA) et le Washington Office on Latin America (WOLA) ont déposé en décembre 2020 un document pour une politique de rapprochement qui, au bout de deux ans, aboutirait à la levée de l’embargo. Le document fait état de 22 accords ou protocoles d’entente signés entre 2015 et 2017. Une des idées phares qui anime la proposition est que le rapprochement (engagement) est une stratégie plus efficace pour faire avancer la cause des droits de la personne, des libertés politiques et de la réforme économique. Déjà plus de 15 villes des États-Unis, dont Chicago, réclament la normalisation des relations avec Cuba. Le 2 mars, 80 congressistes démocrates ont écrit une lettre au président Biden pour le presser à reprendre le chemin de la détente avec Cuba. Les signataires sont des membres influents au sein de comités de la Chambre.

En juin 2021, Cuba reviendra à la charge devant l’ONU avec une résolution réclamant la levée du blocus. Les États-Unis seront à nouveau sur la sellette, pour la 29e fois, et devront justifier leur position. Chaque fois ils virent dans cette résolution une atteinte à leur droit souverain de décider avec qui ils veulent commercer et s’activèrent pour mobiliser des appuis et des abstentions. À l’automne 2016, ils avaient choisi de s’abstenir. Va-t-on assister à une répétition de ce scénario en 2021?

Venezuela – Biden retirera-t-il des sanctions?

L’administration Trump s’est attaquée à Cuba, mais sa priorité régionale a été d’orchestrer un changement de régime au Venezuela. Cuba représente un défi idéologique : les États-Unis qui en avaient fait un satellite n’ont jamais accepté qu’elle s’extirpe de son orbite et choisisse la voie socialiste avec les alliances qu’impliquait ce choix. Le Venezuela constitue un défi géopolitique : les États-Unis veulent un accès libre et privilégié aux immenses ressources énergétiques (pétrole et gaz) et minières, alors même que la révolution bolivarienne a compris qu’elle devait pour progresser et survivre développer des alliances avec la Russie, la Chine, l’Iran et d’autres pays.

L’administration Trump n’a pas inventé cet objectif de ramener le Venezuela dans le giron. Les États-Unis y travaillent depuis vingt ans. Ils ont cherché à contenir Hugo Chávez élu en décembre 1998. Ils ont encouragé et reconnu le coup d’État d’avril 2002, même s’il a duré moins de 48 heures. Ils ont financé, conseillé et protégé l’opposition antichaviste. Ils l’ont encouragée à boycotter les scrutins dans une tentative pour délégitimer les victoires du chavisme. Ils ont formé de jeunes leaders pour attaquer les institutions. Ils ont accueilli les opposants, dont beaucoup étaient poursuivis pour des actes de violence ayant causé des morts ou étaient des déserteurs des forces de sécurité. Ils ont peut-être eu un rôle à jouer dans le cancer qui a emporté Chávez en 2013 : son aide-de-camp Leamsy Salazar bénéficie de la protection dans son exil aux États-Unis. Ils ont vu une opportunité avec Nicolás Maduro, un dirigeant qui n’avait ni le charisme ni l’habileté de Chávez. Ils ont dirigé la contestation des élections. Ils ont lancé une guerre économique contre le pétrole et la monnaie. Cette guerre a été portée à son paroxysme sous Trump par le biais des « sanctions ». L’objectif était de priver le gouvernement de moyens pour importer la nourriture et financer les programmes sociaux en vue de retourner la population contre le chavisme. C’était une variante du scénario appliqué contre Cuba depuis 1960. Or le chavisme a remporté tous les scrutins (sauf deux) depuis 1998, soit plus de vingt au total.

L’autoproclamation de Juan Guaidó, orchestrée par leurs soins, avec la collaboration du Canada, représentait l’amorce d’un gouvernement parallèle, une solution de rechange pendant que les États-Unis se chargeaient d’accélérer la dégradation des conditions de vie des Vénézuéliens. Washington a imposé cette voie à leurs alliés (Canada, Groupe de Lima, Union européenne). Maduro personnalisait la cible, mais le véritable objectif était d’en finir avec  la révolution bolivarienne et de porter au pouvoir, si possible par la voie des élections, un gouvernement ami, voire fantoche. Washington espérait grâce aux sanctions briser l’unité entre les forces armées et Maduro, provoquer des défections et rallier une partie déterminante de la FANB au camp de Guaidó.

Il y eut certes des défections. Mais l’unité n’a pas été brisée. Guaidó a échoué à rallier la population, promettant beaucoup plus qu’il ne pouvait réaliser, démontrant son incompétence et sombrant dans la corruption au point qu’une partie croissante de l’opposition a fini par l’abandonner et s’est ralliée à une solution politique passant par la participation au dialogue interne et aux élections conformément à la constitution.

L’option Guaidó se retrouve depuis des mois dans un cul-de-sac. Elle n’a plus aucune base juridique, car l’Assemblée nationale dont il était l’émanation a terminé son mandat en janvier 2021. Une nouvelle Assemblée s’est mise en place. Une opposition en fait partie, celle qui a accepté de jouer la carte constitutionnelle, donc de reconnaître la validité des élections du 6 décembre. L’UE ne reconnaît plus Guaidó comme « président intérimaire », mais refuse de reconnaître la nouvelle Assemblée. Elle maintient des sanctions et vient de les étendre à 19 fonctionnaires du Conseil électoral et du Tribunal suprême. Un rapport demandé par Gregory Meeks, président du Comité des affaires étrangères de la Chambre, reconnaît que les sanctions ont eu un coût humain considérable, aggravé par l’ineptie de Maduro et par la pandémie. Une experte de lONU, Alena Douhan, au terme d’un séjour au Venezuela en février dernier, a dénoncé les sanctions parce qu’elles visent à asphyxier l’économie et qu’elles constituent une violation flagrante du droit international, voire un « génocide ». L’agression viole le principe d’égalité souveraine des États et constitue une intervention dans les affaires internes du Venezuela en plus d’affecter ses relations régionales. Biden qui prétend défendre l’État de droit, la démocratie et les droits de la personne ne peut, s’il prétend à la cohérence, justifier le maintien d’une telle politique. Gregory Meeks a demandé à Biden de se distancer de la politique suivie par Trump, laquelle est un échec, et de travailler avec le Groupe de Lima et l’UE à une approche multilatérale plus efficace pour résoudre les crises multiples qui assaillent le Venezuela.

Or l’opposition de Washington au Venezuela chaviste est bipartisane. Elle a reposé sur un consensus. Mais la version Trump s’est révélée inefficiente. Cela a été reconnu en Chambre. Biden doit envisager un recalibrage. Maduro a toujours été ouvert à une négociation. Il a même dit en décembre qu’il accepterait de se soumettre à un referendum révocatoire à mi-mandat (donc à l’automne 2021) comme le permet la constitution. La Norvège qui œuvre depuis deux ans à rapprocher le gouvernement et l’opposition (celle qui dépend de Washington a maintes fois boudé les rencontres) a réalisé une mission en janvier pour évaluer l’ouverture au dialogue entre les parties. Toute négociation suppose une phase de mise en confiance des intervenants. Les États-Unis doivent être disposés à jeter du lest, à retirer des sanctions, notamment celles qui frappent le secteur énergétique et celles qui affectent directement la population.

Rien n’indique que Biden rebattra les cartes à court terme. Il vient de renouveler pour une autre année le décret signé par Obama en mars 2015 et de prolonger de 18 mois le statut TPS des quelque 200 000 immigrants vénézuéliens et le permis de travail afférent. Ses déclarations attestent que l’objectif n’a pas changé : obtenir une transition « démocratique » par le biais de nouvelles élections parlementaires et présidentielles. Ned Price, porte-parole du State Department, le 4 février, a qualifié Maduro de « dictateur » et Guaidó de « président intérimaire ». Tout au plus a-t-il déclaré que la Maison-Blanche privilégiait le dialogue et la négociation par l’entremise de tiers, alors que Trump répétait que « toutes les options étaient sur la table ».

La déclaration du secrétaire d'État Antony Blinken, le 3 mars, à l'effet que les États-Unis ne chercheraient plus à « promouvoir la démocratie par des interventions militaires coûteuses et à tenter de renverser des régimes autoritaires par la force » a déstabilisé l'opposition radicale (autour de Guaidó) qui réclamait une intervention militaire sous Trump, l'obligeant à envisager un retour à la voie politique et électorale pour tenter de reprendre le pouvoir. Une redéfinition est en cours au sein de l'opposition. Mais Blinken n'a rien dit du recours aux sanctions qui participent d'une guerre économique avec son coût humain élevé au Venezuela (à Cuba, en Iran et ailleurs). Pas plus qu’il n’a remis en question la légalité et la moralité de mesures coercitives unilatérales comme instrument de politique. Le Venezuela vient de déposer une plainte devant l’Organisation mondiale du commerce pour dénoncer les MCU comme contraires aux normes et principes de l’OMC.

Washington n’a plus d’ambassade à Caracas depuis 2019, gérant ses intérêts depuis Bogotá. La Colombie et le président Duque servent de base et de mercenaire contre le chavisme. C’est en sol colombien qu’a été préparée l’opération Gédéon qui visait à faire débarquer un commando sur les côtes vénézuéliennes en vue de capturer (ou même d’assassiner) Nicolás Maduro. Les envahisseurs ont vite été capturés en mai 2020. Carlos Vecchio, un ancien avocat pour Exxon et représentant de Guaidó aux États-Unis, a même été invité à l’investiture de Biden. Le scandale est qu’il a été accusé d’avoir incité à l’attaque contre le siège du Procureur général à Caracas en 2014 qui a été incendié et a fait deux morts. Il a été un protagoniste des guarimbas, ces violences de rue qui firent 49 morts et 10 milliards $ de dommages la même année. Il a échappé à la justice en s’enfuyant aux États-Unis. Il aurait donc participé à une opération de même nature que l’attaque contre le Capitole le 6 janvier dernier.

Bolivie – l’échec d’un coup d’État et le retour d’un gouvernement progressiste

Nul doute que les États-Unis ont joué le rôle de chef d’orchestre dans le coup d’État en novembre 2019, en collaboration avec le secrétaire-général de l’OÉA. La marche vers le coup d’État correspondait à un plan : dénoncer la victoire de Morales comme frauduleuse, inciter aux manifestations violentes, retourner les forces de sécurité et l’armée et pousser Morales à la démission, puis former un gouvernement de transition. Des armes et des fonds ont été introduits dès le mois d’août par le territoire argentin. Trump a salué la démission de Morales comme « un moment significatif pour la démocratie dans l’hémisphère occidental ». Pour ensuite exprimer tout son soutien à l’équipe des putschistes dont le mandat était d’organiser des élections transparentes. Or celle-ci a outrepassé son mandat en déconstruisant les acquis populaires pour leur substituer des mesures inspirées du néolibéralisme et en s’attaquant au MAS comme si elle dirigeait une vendetta. Elle a rompu avec Cuba, le Venezuela et s’est alignée sur Washington et ses alliés. Le gouvernement Áñez a fait preuve de népotisme, de corruption, d’incompétence, puis d’irresponsabilité dans sa gestion de la pandémie. Ce coup d'État avait aussi une composante géopolitique : accéder aux immenses réserves de lithium afin de les exploiter au profit des transnationales. Tesla et Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs. Or des minières chinoises travaillaient à un partenariat avec la société d'État YLB dans le but de produire des batteries en Bolivie même. Les États-Unis ne pouvaient supporter que la Chine ait accès à cette ressource stratégique. Rappelons le tweet d’Elon Musk : « We will coup whoever we want. Deal with it. »

La population n’a pas été dupe de la campagne de dénigrement, des poursuites, des fausses accusations contre le gouvernement du MAS, ses dirigeants et ses fonctionnaires. L'électorat a chassé sans équivoque les putschistes  répressifs, incompétents et corrompus et confié le  pouvoir à un gouvernement digne de sa confiance dirigé par Luis Arce Catacora et David Choquehuanca. L’économiste Arce fut l’architecte du programme économique sous les administrations Morales (2006-2019). Choquehuanca, un intellectuel aymara, occupa les fonctions de chancelier. Une équipe ministérielle compétente assume la direction des affaires. Le MAS détient à nouveau la majorité du pouvoir législatif. La Bolivie contrôlera ses ressources et a vite remboursé un prêt du FMI afin d’échapper aux conditions onéreuses acceptées par les putschistes. Le gouvernement Arce a annulé leurs décisions et repris sa marche vers un développement conçu pour un État plurinational. Sous Morales, tous les Boliviens avaient profité de la croissance de la richesse collective, les pauvres et les autochtones plus que les autres groupes eu égard à leur situation antérieure et aux diverses formes d’exclusion qui les frappaient.

Washington a dû prendre acte de sa défaite. À court terme, sa priorité sera de défendre les droits de ses collaborateurs dans les procès qui sont annoncés contre les crimes (dont 30 assassinats de manifestants, des centaines d’arrestations arbitraires, des refus d’honorer des saufconduits, des détournements de fonds) qu'ils ont commis pendant l'année où ils ont exercé un pouvoir de façon vindicative et malhonnête. Et d’assimiler les détentions à des actes de « persécution politique ». Les États-Unis accueillent déjà les anciens ministres de l’Intérieur et de la Défense, les deux titulaires les plus compromis dans la répression, qui se sont enfuis avant même l’investiture des nouvelles autorités. Le 27 mars, Antony Blinken twittait : « We are deeply concerned by growing signs of anti-democratic behavior and politicization of the legal system in Bolivia. The Bolivian government should release detained former officials, pending an independent and transparent inquiry into human rights and due process concerns. » Sachant que les États-Unis ont encouragé la persécution judiciaire en Amérique latine y compris sous Obama et ne l’ont jamais condamnée quand la droite en faisait grand usage – pensons au montage judiciaire contre Lula da Silva et à son emprisonnement avant même qu’il ait épuisé tous ses recours – , on ne peut que relever l’hypocrisie que cache cette déclaration. Sans compter que les États-Unis hébergent depuis près de 20 ans l’ex-président Gonzalo Sánchez de Lozada et son ministre de Défense Carlos Sánchez Berzaín responsables d’assassinats extrajudiciaires en octobre 2003 dans lesquels moururent 58 civils. À deux reprises, en 2008 et en 2013, la justice bolivienne a réclamé en vain leur extradition. C’est d’ailleurs pour prévenir la fuite aux États-Unis qu’Áñez et ses acolytes sont détenus en attente de leur procès.

Équateur – empêcher l’élection d’un gouvernement progressiste?

Un autre dossier chaud a récemment eu l’Équateur comme théâtre. Des élections étaient prévues en février 2021. Le contexte semblait favorable à l’élection d’un gouvernement progressiste. Une victoire qui devait modifier l’équilibre des forces en Amérique du Sud, renforçant l’aile gauche et redonnant vie à l’Union des nations sud-américaines qui avait son siège à Quito. Et surtout une victoire qui mettrait fin à une parenthèse inattendue quand Lenín Moreno, ancien vice-président et héritier apparent de Rafael Correa, a trahi le programme qu’il avait annoncé et les électeurs qui l'avaient porté au pouvoir en 2017. Sitôt élu, Moreno a pactisé avec les ennemis de Correa, a changé les titulaires de nombreux postes, a organisé un plébiscite afin, entre autres, de faire interdire tout futur mandat présidentiel pour Correa. Il a entrepris une persécution juridique contre l’ancien président et ses principaux fonctionnaires au nom d’une lutte contre la corruption plus fantasmée que réelle. Il s’est employé à défaire les avancées démocratiques réalisées sous la présidence de Correa. Chambardant les alliances bâties par son devancier, il récupéra le bâtiment qui abritait le siège d’UNASUR. Il expulsa Julian Assange, pourtant citoyen équatorien, de l'ambassade à Londres pour satisfaire aux demandes des États-Unis et leur rendit la base aérienne de Manta. L'OÉA et les gouvernements qui veulent abattre Maduro et la révolution bolivarienne n’ont rien trouvé à redire contre cet assaut porté contre les institutions équatoriennes. Des mesures néolibérales ont réduit les ressources fiscales de l’État, le conduisant à réclamer un prêt de 4 milliards de dollars du FMI qui a imposé ses conditions. Moreno a échoué lamentablement dans la gestion de la pandémie. Faute de pouvoir être traités dans les hôpitaux de Guayaquil, les malades mouraient à la maison et leurs cadavres jonchaient des rues dans l’attente de leur transport aux cimetières.

Désavoué par la population, Moreno a renoncé à briguer un second mandat. Il a cherché à organiser des élections qui ne ramèneraient pas le corréisme au pouvoir. Le Conseil national électoral qu’il avait désigné a bien tenté de bloquer la candidature de l’UNES (Union pour l’espoir) mené par Andrés Arauz que les sondages plaçaient largement en tête. Moreno s’est rendu à Washington en janvier pour prendre des instructions. Le 7 février, Arauz a fini en tête avec 32,7 % devant le banquier Guillermo Lasso, le candidat de droite, crédité de 19,7 %.

L’autre candidat que semblait soutenir Washington, Yaku Pérez, à la tête de Pachacutic, a fini troisième, à 32 000 voix de Lasso. Il prétendait défendre une option « écosocialiste ». Il s’est fait connaître pour son opposition à Correa et à ses projets extractionnistes. Partisan d’un indigénisme ethnique, il n’avait pas le soutien de plusieurs militants et organisations qui défendent un indigénisme de classe en alliance avec d’autres mouvements sociaux. Il a tout fait pour gagner le soutien de l’ambassade yankee, qualifiant Correa de « dictateur », dénonçant Evo Morales et Maduro. Sa conjointe franco-brésilienne, Manuela Picq, universitaire au service d’ONG, est une critique acerbe des gouvernements de gauche. Criant à la fraude, il a tenté d’arracher un recomptage des votes. Washington a soutenu sa démarche, applaudissant ce qui s’annonçait comme un pacte entre Lasso et Pérez, mais le candidat Lasso a fait marche arrière. La candidature de Pérez aura néanmoins fait son œuvre : elle aura servi à diviser le vote indigène, à capter des votes des jeunes sensibles à la cause écologiste et à empêcher Arauz d’obtenir ces 40 % qui lui auraient accordé la victoire dès le premier tour.

Le deuxième tour était annoncé pour le 11 avril. Il allait donc opposer Arauz à Lasso. Arauz paraissait disposer d’un avantage. Il défendait un programme qui aurait dû séduire la majorité des Équatoriens. Non seulement s’engageait-il pour une vaccination équitable et gratuite, mais aussi pour un bon de 1000 $ aux catégories les plus pauvres et les plus affectées par la pandémie. L’État équatorien retrouverait avec lui le chemin des mesures redistributives pour combattre le chômage, redresser les systèmes de santé et d’éducation mis à mal par les coupures effectuées sous Moreno, favoriser les jeunes et combattre l’évasion fiscale dont Lasso et Moreno avaient profité. Lasso avait contre lui d’être le propriétaire du Banco de Guayaquil, de s’être enrichi à la faveur de la crise financière de 1999 et de posséder de nombreux comptes dans les paradis fiscaux au mépris des lois équatoriennes. Il n’avait rien d’autre à offrir que les vieilles potions néolibérales. Mais il disposait de beaucoup d’argent et de l’appui du patronat et des grands médias. Les médias de tout acabit se sont employés à discréditer Arauz. La procureure générale, une protégée de Moreno à qui elle doit sa nomination controversée – elle est affublée du sobriquet « Fiscal 10/20 » pour la note obtenue à l’examen écrit – a ordonné la saisie d’une base de données en vue d’une vérification qui ne relèvait pas de sa compétence. Diana Salazar a même reçu des mains de son vis-à-vis colombien des documents saisis sur les appareils que possédait Uriel abattu par l’armée colombienne le 25 octobre dernier. Le commandant de la guérilla ELN y parlerait d’un prêt consenti à la campagne d’UNES. Le bruit a couru que Salazar pourrait exclure le parti UNES du ballotage sur la foi de documents fabriqués par le renseignement colombien comme cela s’était produit en 2008 quand l’armée avait abattu un chef des FARC, Raúl Reyes, et avait tenté avec le même type de sources d’impliquer Correa et Cuba.

Le 23 février, le secrétariat d’État a fait de Diana Salazar une des « champions de la lutte anti-corruption ». On aurait pu craindre dans les circonstances que l’administration Biden ne participe à une opération visant à exclure Arauz et l’UNES du ballotage. La complicité de la Colombie était évidente. C’est Semana, un hebdomadaire colombien appartenant à un magnat de la droite qui a publié le reportage reliant l’ELN à Arauz. La fabrication et la diffusion médiatique de faux est une spécialité de la CIA. Et la Colombie est la plaque tournante dans la région pour la stratégie d’agressions contre le Venezuela et contre toute autre menace représentée par une gauche. Iván Duque y poursuit l’œuvre de son parrain, Álvaro Uribe, d’être le relais et le pivot régional au service des intérêts de Washington qu’il identifie aux siens. La proscription d’Arauz aurait fait scandale. L’ambassadeur Michael Fitzpatrick n’a pas manqué de prodiguer ses conseils au gouvernement Moreno sur les moyens de peser contre l’élection d’Arauz au second tour. À moins de deux semaines du 11 avril, Moreno a proclamé l’état d’exception pour 30 jours dans la majeure partie du pays.

L’élection a eu lieu le 11 avril. Contre toute attente, Guillermo Lasso l’a emporté avec un avantage de 5 points, soit une différence de 400 000 voix. Profitant de l’effet Lenín, il a rallié tous les anti-corréistes à sa suite. Et surtout près de deux millions d’électeurs, faute de pouvoir voter pour lui, ont choisi d’adhérer à la consigne du « vote nul idéologique » lancée par la CONAIE (Confédération des peuples autochtones) ou de voter blanc. Se présentant comme le dauphin de Correa, Arauz a écopé du ressentiment accumulé par Correa chez les autochtones et auprès des secteurs moyens. À la dichotomie corréisme/anticorréisme proposée par ses adversaires il n’a pu construire sa campagne opposant des solutions populaires au néolibéralisme. À la politique de confrontation qui avait caractérisé les deux présidences de Correa, Lasso annonçait lui substituer le « dialogue » et l’unité des Équatoriens. L’opposition viendra de l’Assemblée et de la CONAIE. Élu, Lasso a rapidement affiché son alignement en annonçant qu’il inviterait Juan Guaidó, le « président légitime » du Venezuela à son investiture. Pour le moment, l’Équateur semble ancré à droite dans le camp des États-Unis.

Haïti – les braises d’une révolte qui couve

Je ne peux conclure sans évoquer un autre dossier chaud qui appelle à un changement de politique. Celle suivie envers Haïti par le Core Group (formé des ambassadeurs de plusieurs pays dont ceux des États-Unis et du Canada) est en nette contradiction dans les faits avec les principes de promotion de l'État de droit, de la démocratie, des droits de la personne, de la stabilité et de la lutte contre la corruption et le narcotrafic. Voilà autant de causes qui sont invoquées pour justifier sans fondement la politique de sanctions appliquée contre le Venezuela. Je ne vois pas comment Jovenel Moïse pourrait conserver un pouvoir qui n’a plus aucune base légale alors que lui et son devancier n’ont jamais disposé d’une légitimité, étant à l’évidence des fantoches mis en place par les nations tutélaires au moyen d’élections truquées et boudées par le peuple haïtien. L’usurpation patronnée de l’extérieur devra prendre fin. Elle n’a servi qu’à installer et à maintenir des dirigeants incompétents, corrompus et répressifs. « Les États-Unis ne sont pas les seuls à s’inquiéter de l’érosion continue de la démocratie en Haïti, de l’absence d’élections législatives et de la gouvernance par décrets », a affirmé, le 14 décembre 2020, dans un tweet, Michael Kozak, secrétaire adjoint par intérim du Bureau des affaires de l’hémisphère occidental du Département d’État. Six premiers ministres se sont succédé à ce jour sous la présidence de Moïse. Une inquiétude qui n’est exprimée que lorsque le risque d’une insurrection menace d’emporter un régime qui n’a cessé d’opprimer un peuple avec la complicité intéressée de ses élites et de leurs maîtres internationaux.

Conclusions

« America is back. Diplomacy is back at the center of our foreign policy », de déclarer Joe Biden dans son premier discours consacré à la politique étrangère le 4 février dernier. Après quatre années à entendre les propos du président Trump, à lire ses tweets et à le voir en action, on pouvait apprécier de lire la transcription de ce discours de Biden. L’essentiel de ses propos lénifiants participait d’une rhétorique à l’apparence progressiste. La politique intérieure et la politique étrangère forment un couple. Les valeurs qui déterminent la première doivent s’appliquer à l’autre. Biden croit au devoir et à la capacité des États-Unis d’agir dans le monde par l’exercice d’un leadership que les alliés leur reconnaîtraient. Le retour au multilatéralisme est la voie dont il célèbre les vertus. La défense des droits de la personne sera la bannière sous laquelle les États-Unis entendent diriger une nouvelle croisade contre l’« autoritarisme ». L’autoritarisme remplace le communisme comme épouvantail. La Chine et la Russie sont dans le collimateur. Biden refuse d’adapter sa politique étrangère à un monde devenu multipolaire. Mais avec une ouverture à discuter avec elles d’autres dossiers d’intérêt mutuel tels ceux de l’environnement et du contrôle des armes stratégiques.

Biden, comme ses devanciers, considère que les États-Unis sont justifiés d’exercer la double fonction de juge et de gendarme planétaires. Il croit au mythe de la « nation indispensable » (Madeleine Albright). C’est un attribut dérivé de l’exceptionnalisme, un dogme profondément ancré dans l’identité et la culture politique états-uniennes, et fondé avant tout sur leur puissance militaire. Un rôle que plusieurs gouvernements sont prêts à leur reconnaître comme par délégation non sans parfois faire valoir des intérêts divergents. Ainsi le gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne est devenu un enjeu important à la veille de son parachèvement au point que les États-Unis menacent de sanctionner les constructeurs. Washington croit encore détenir un pouvoir quasi impérial fondé sur une hégémonie mondiale acceptée par ses alliés.

Il ne fait pas de doute que l’autorité morale des États-Unis à juger de situations étrangères et à intervenir est affectée par les défauts qu’ils affichent dans leur propre fonctionnement interne. Le racisme systémique corrode la société et la justice. Le pays abrite la plus forte population carcérale avec une surreprésentation des non-Blancs. Des mesures vicieuses cherchent à bloquer le vote des gens de couleur, des latinos, des ex-détenus. Les campagnes électorales coûtent de plus en plus cher. Les législations sont soumises aux pressions des lobbys et des puissants qui sont les principaux donateurs. Les inégalités se sont accrues avec des réformes fiscales qui avantagent scandaleusement les nantis. Près de trente millions d’habitants n’ont pas accès à des soins de santé. Et l’on pourrait allonger la liste. Ce sont autant de démentis à l’existence d’une démocratie qui ne satisfait même pas aux critères de la démocratie procédurale, encore moins à ceux d’une démocratie sociale.

Le recours aux sanctions est également un instrument dont abuse Washington. L’appel aux sanctions contre les militaires birmans peut être bien accueilli. C’est ignorer que l’application de sanctions par Washington obéit à une géométrie variable. Elles frappent les régimes qu’il condamne, mais épargnent les régimes alliés qu’il tolère. L’Arabie saoudite ne peut être traité comme un État « paria » en dépit de son oppression des femmes et de sa conduite au Yémen. Mohammed ben Salmane échappe aux conséquences du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi. Les sanctions décidées par les États-Unis, même si d’autres pays les appliquent sous la pression de Washington, contreviennent souvent au droit international parce qu’elles frappent en réalité tout un peuple et particulièrement les classes les plus vulnérables. On a beau prétendre qu’elles sont ciblées. Dans les faits, les gouvernants et les élites peuvent plus facilement les contourner, leur résister et en atténuer l’impact, alors que le peuple subit de plein fouet le chômage, les pénuries alimentaires et l’hyperinflation. L’objectif secret est de prendre le peuple en otage pour que le gouvernement cède aux pressions ou qu’une « révolution de couleur » renverse le gouvernement dans le cadre d’une « guerre hybride ».

Richard Nephew que Biden vient de nommer émissaire adjoint pour l’Iran fut le coordinateur des sanctions contre l’Iran sous Obama. Dans son ouvrage The Art of Sanctions : A View from the Field, il livre la clé du succès. Infliger des souffrances aux secteurs les plus vulnérables afin de briser la détermination sociale et politique d’un État et le pousser à se soumettre aux demandes de Washington. Veut-on des exemples de pressions efficaces : par des attaques contre la monnaie faire grimper le prix du poulet ou rendre les médicaments hors de portée des gagnepetits tout en facilitant l’accès aux communications pour que les gens puissent échanger sur leurs conditions déplorables et en imputer la faute au « régime »? Bref, faire crier l’économie et utiliser la population affligée comme levier contre le gouvernement cible.

C’est une politique semblable qui est appliquée depuis plusieurs années contre le Venezuela. Contrairement à ce que voulaient faire croire les concepteurs, la population a souffert et continue de souffrir. Pourtant seule une minorité est descendue dans la rue pour protester contre le gouvernement Maduro. Quelques millions ont choisi d’émigrer ou de bouder les élections. Les mobilisations massives ont été avant tout le fait des chavistes, en appui au gouvernement. Celui-ci tient bon grâce à la solidité de l’union civico-militaire, aux efforts considérables pour atténuer les crises, à sa gestion de la pandémie – la meilleure performance des grands États d’Amérique du Sud – et à l’aide venue d’alliés, soit la Russie, la Chine, Cuba et l’Iran. Les sanctions font très mal, voire tue, mais le Venezuela résiste.

L’invention d’un « président intérimaire » a été un pétard mouillé. L’expédient n’avait aucune base juridique. Selon Jost Delbrück, expert allemand en droit public international, ce qui détermine la légitimité d’un gouvernement, c’est sa conformité avec sa constitution. Or Juan Guaidó, à la différence de Nicolás Maduro, ne tire pas sa légitimité de la constitution. La présidence n’était pas vacante et il n’était pas de surcroît en tête de liste pour la succession. De plus, il n’a jamais disposé d’un pouvoir effectif à l’intérieur du pays. Il s’était proclamé « président » en tant que président temporaire d’une Assemblée nationale qui se trouvait en infraction aux règles de fonctionnement depuis 2016. L’ingérence étrangère et la reconnaissance internationale n'y changeaient rien. Au contraire, elles constituaient une violation contre le pouvoir étatique légitime. Il faudra bien qu’un jour Washington rompe avec cette fiction.

Pour conclure, l’Amérique latine peut espérer tout au plus bénéficier d’une plus grande autonomie sous l’administration Biden. Elle le devra plus à la personnalité de Biden qu’à une mutation au sein des structures de pouvoir. Biden pourrait être le plus progressiste des présidents, celui que les origines, les drames personnels et les expériences de la vie politique auraient préparé à exercer le pouvoir avec compassion, du moins à l’endroit de ses concitoyens. Pourra-t-il ou saura-t-il faire de même en politique étrangère? Il est permis d’en douter. La politique étrangère résulte de l’interaction de plusieurs facteurs et agents depuis la bureaucratie dans les différents appareils, les lobbys, les experts au sein des think tanks, etc. L’État profond n’est pas qu’une invention des complotistes. Le Bureau ovale prend la décision finale, mais le chemin qui y mène est soumis à plusieurs évaluations et avis, ainsi qu’à des pressions et donc à des contradictions. Le discours qu’a prononcé le secrétaire d’État Antony Blinken le 3 mars définit un plan en huit points d’une politique étrangère fondée sur la primauté de la diplomatie. C’est à peine s’il réserve une place à l’usage de la force militaire. Pourtant rien n’indique que le Pentagone connaîtra une réduction de son budget. La Maison-Blanche demandera une majoration. Comme les États-Unis annoncent de nouvelles sanctions contre la Russie et la Chine, on peut craindre que les sanctions deviennent l’instrument majeur de la diplomatie Biden et du retour au « multilatéralisme ». Or les sanctions sont une forme de guerre, servant moins à la prévenir qu’à la préparer. On peut s’attendre aussi comme par le passé que la défense des droits de la personne ne soit qu’un prétexte pour attaquer des adversaires et justifier des sanctions. Et qu’elle soit à géométrie variable. Vladimir Poutine est qualifié d’« assassin », mais pas Mohammed ben Salman. La campagne internationale en faveur des Ouïgours devient une pièce de l’arsenal dans le conflit avec la Chine.

Les démocrates aiment draper leurs interventions à l’étranger dans des oripeaux moraux. Ils sont plus enclins à inventer des menaces pour justifier l’usage de la force. Ils ont fait grand cas d’une possible interférence russe dans les élections de 2016. Sans égard au fait que les États-Unis ont pratiqué ce type d’interférences à répétition en Russie, en Europe, en Amérique latine et ailleurs. Les républicains sont plus réalistes ou cyniques. À Bill O’Reilly qui demandait à Trump en février 2017 si Putin était un « assassin », Trump avait répondu avec franchise : « There are a lot of killers. We’ve got a lot of killers. Well, do you think our country is so innocent? ».

Pour m’en tenir à deux des pays visés par cet article, aux deux principales victimes des agressions états-uniennes, je crois que la conjoncture est propice pour que Cuba profite d’une certaine détente et que le Venezuela bénéficie d’une accalmie dans l’application des sanctions. Ne serait-ce que parce que d’autres dossiers plus brûlants accapareront l’attention d’une puissance qui ne dispose plus des mêmes moyens d’intervention ni de la même crédibilité internationale. Et que ces deux nations et peuples ont démontré une pugnacité digne d’admiration.

19 avril 2021

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Ce texte a fait l'objet d'une présentation le 19 avril 2021 lors d'une table ronde organisée par la Fondation Salvador Allende de Montréal. On trouvera sur son site la version PDF ainsi qu'un résumé de 4 pages. 

Des versions antérieures plus courtes avaient été publiées sur deux sites: