Par Claude Morin
Allocution présentée
au Cabaret historico-littéraire, organisé par l’Union nationale des écrivains du
Québec et LatinArte, dans le cadre des 20e Journées de la culture.
Hôtel de Ville,
Montréal
30 septembre 2016
1.
José Martí, une
vie d’une exceptionnelle intensité
La
mort frappa José Martí à 42 ans. Peu d’hommes auront accompli autant en si peu
d’années et n’auront laissé un héritage qui transcende autant leur époque et
acquiert une valeur universelle. Martí fut à la fois un homme d’action aussi
ardent que généreux et un écrivain prolifique. Il fut tout entier l’homme d’un projet,
celui de la libération d’un peuple et de la construction d’une nation. « Je ne
peux rien dire ni faire qui n'ait pour but la libération de ma patrie. Elle est
ma raison de vivre. » Il consacra toute sa vie adulte, passée majoritairement
en exil, loin de son île et de sa famille, à promouvoir inlassablement la cause
de l’indépendance de Cuba par ses écrits, ses discours et ses déplacements au
sein de la diaspora cubaine. De son vivant, Martí n’a publié aucun livre,
seulement quelques opuscules politiques et deux recueils de poésie. Et
pourtant, à sa mort, il laissait une œuvre qui, rassemblée en une édition
critique, s’étale en 25 volumes. Une œuvre d’une grande diversité faite de
chroniques, de lettres, de discours, de manifestes, de nouvelles, de drames et
de poèmes. Cela fait de Martí l’un des écrivains hispano-américains les plus
prolifiques en même temps qu’il fut le plus novateur de son époque.
José
Martí est né à La Havane en 1853 dans une famille d’immigrants espagnols. Son
père, originaire de Valence, était un fonctionnaire de police et sa mère venait
des Canaries. Élève brillant, mais pauvre, il eut comme maître et protecteur
Rafael María Mendive, un fervent patriote. Cuba était alors avec Porto Rico le
dernier bastion de l’empire espagnol en Amérique. Les anciens territoires sur
le continent s’étaient émancipés et étaient devenus des républiques entre 1816
et 1821. Les troupes espagnoles assuraient l’ordre et la loyauté dans une île
dont la prospérité dépendait du sucre et du travail esclave. Si le statut
colonial représentait une protection pour les planteurs, les marchands et les
négriers, confrontés à des révoltes d’esclaves, il était contesté par des
couches de la société cubaine. Des débats opposaient réformistes,
annexionnistes et indépendantistes auxquels l’Espagne répondait par
l’immobilisme ou par la répression selon le cas.
En
1868, éclate le premier acte de trente ans de luttes pour l’indépendance. José Martí
s’identifiera corps et âme à cette cause. À 15 ans, il signe un sonnet
patriotique, puis une œuvre dramatique (Abdala).
Une lettre jugée subversive par les autorités coloniales lui vaudra une
condamnation à six ans de travaux forcés, bientôt commuée en exil en Espagne. Martí
a la précocité du génie : il n’a pas vingt ans qu’il est déjà construit,
muri prématurément au contact d’un maître influent et par sa condamnation au
bagne.
Après
des études de droit et de lettres en Espagne d’où il suit de près les
événements à Cuba en contact avec des immigrés cubains, il s’embarque pour le
Mexique. C’est dans ce pays qu’il entreprend sa carrière journalistique. Il
séjournera aussi au Guatemala et au Venezuela qu’il abandonnera par opposition
aux dictateurs locaux. Ses séjours lui font découvrir les problèmes de
l’Amérique latine et inspireront son programme pour Cuba. Ils feront qu’il s’identifie
à une patrie plus large : « Je suis fils de l’Amérique : c’est à
elle que je me dois. » Rentré en 1878 à La Havane, où il espérait
pratiquer le droit, ce que les autorités lui refusent, il s’affirme comme l’un
des premiers orateurs politiques et pourfendeurs de l’autonomisme, ce qui lui
vaudra d’être arrêté et déporté à nouveau en Espagne. Échappant au contrôle de
la police, il gagne New York via Paris où il rencontre Victor Hugo qu’il
traduira. Il y vivra près de 15 ans, s’adonnant à divers emplois pour assurer
sa subsistance et celle de sa famille. Il sera un observateur perspicace et de
plus en plus critique de la société états-unienne. Son séjour contribuera à la
radicalisation d’une pensée révolutionnaire dont le principal ressort fut
toujours moins les lectures que l’expérience vécue, la relation personnelle,
engagée, avec les événements et le mouvement social. Ses articles paraissent
dans une vingtaine de périodiques, en anglais et en espagnol. Il fait des
traductions, écrit un roman, publie Ismaelillo
dédié à son fils, puis Versos sencillos.
Des pays du Cône Sud le nomment consul, ce qui témoigne de sa stature
continentale. Élu président de plusieurs comités politiques et de sociétés
culturelles, Martí enchaîne les discours, électrisant les auditeurs. Il se
dépense sans compter à la promotion de l’indépendance. Il entretient une
correspondance avec les généraux vétérans de la Guerre de Dix Ans, Máximo Gómez
et Antonio Maceo, n’hésitant pas à exprimer
ses réserves face à un parti militaire.
À
partir de l’automne 1891, Martí mettra en veilleuse ses projets littéraires
pour se consacrer à la préparation de la guerre d’indépendance, démontrant ses
talents d’organisateur et de propagandiste. Il multiplie les déplacements en
Floride et dans les Antilles pour s’adresser à la diaspora, ramasser des fonds,
s’entretenir avec Máximo Gómez et d’autres dirigeants. D’une trentaine de clubs
d’exilés dispersés et hétérogènes, il forme le Parti révolutionnaire cubain dont
il rédige les statuts et qui l’élira Delegado,
le titre que Martí réserve au chef pour bien marquer qu’il s’agit d’un mandat
émanant de la base. Après avoir rédigé avec Gómez le Manifeste de Montecristi, lequel expose les raisons de la lutte, il
débarque à Cuba le 11 avril 1895 rejoignant l’insurrection déclenchée deux mois
plus tôt à Baire. Nommé major-général par Gómez, Martí est tué le 19 mai, à Dos
Ríos, lors d’un accrochage avec l’armée espagnole. Chef civil, Martí meurt le
revolver au poing dans un affrontement qui met un point d’orgue à une vie de
sacrifices.
2.
José
Martí, un écrivain visionnaire
Homme
d’action, Martí pratiqua avant tout une littérature utilitaire. Son œuvre
dessine un véritable projet de société pour la future république de Cuba. Ses
idées politiques et sociales, bien qu’elles soient éparpillées sous diverses
formes, possèdent une puissante cohérence. L’essentiel de sa pensée tient en
effet à sa détermination à transformer les Cubains. Pour Martí, la
restructuration de l'économie, de la politique et de la société cubaines
passait par la création d'un homme nouveau, fier d'être cubain, épris du
travail, dévoué aux intérêts collectifs. Martí est avant tout un humaniste : il
fait du travail et de l'honnêteté les valeurs premières. L’éthique est au cœur
de sa vision comme homme d’action. La politique s'y présente comme un
sacerdoce. « La patrie requiert des sacrifices. C’est un autel et non un
piédestal. » Le Parti révolutionnaire cubain qu'il créa en 1892 ne visait
pas qu'à libérer Cuba; il se voulait un instrument pour transformer radicalement
la société au profit de toutes les classes. « Tous ensemble et pour le
bien de tous ». Ce n'est pas que Martí ignorait les luttes des classes —
il les avait découvertes dans toute leur violence aux États-Unis — mais il
voulait qu'elles n'eussent pas cours à Cuba, parce qu'il croyait en la
possibilité de les dépasser – de la même manière qu'il entendait éliminer les
différences raciales – et parce qu’il craignait que les divisions sociales ne
favorisent les ambitions du « monstre » du Nord.
La
démocratie ne devait pas consister en un jeu de recettes à importer. Elle
devait être différente de la démocratie européenne et de cette démocratie
résiduelle, dénuée de justice et d'amour, en vigueur aux États-Unis. De sa
conscience sociale et de sa pensée radicalement étrangère au racisme, au
caudillisme, au militarisme et au cléricalisme, il tira une conception
démocratique de la république totalement nouvelle dans cette Amérique. Martí
refusait en effet de considérer comme « civilisées » des institutions et des
coutumes propres à d'autres territoires, à d'autres réalités et qu'il faudrait
imposer à Cuba par le feu et le sang. Il était très critique des gouvernements
qui n'étaient que des imitations de modèles étrangers. « [Nous] ne voulons
pas de gouvernements artificiels taillés avec des ciseaux et fondés sur un
mannequin étranger ». « Le gouvernement doit être réconcilié avec les
composantes essentielles du pays. Le gouvernement n'est rien d'autre que
l'équilibrage des éléments naturels du pays. » « Faisons du vin avec
des bananes; s'il tourne aigre, ce sera au moins notre vin. » La
démocratie n'allait pas non plus se mettre en place d'un seul coup, car sa
réalisation supposait des efforts incessants, faits d'avancées et de reculs.
Ses
idées en matière économique passaient par le même prisme moral. S'il dénonçait
le pillage et le pouvoir corrupteur de l'argent, il acceptait le « profit
honnête ». Partisan des organisations ouvrières, sans adhérer au marxisme,
il souhaitait un partage équitable des profits entre capitalistes et
travailleurs. La richesse exclusive était injuste.
Ayant
vécu aux États-Unis, Martí exprima son opposition catégorique à toute
participation de l'Amérique du Nord à la bataille pour l'indépendance, car «
une fois les États-Unis à Cuba, qui les en sortira ? ». Il refusa pour les
peuples de « notre Amérique » toute forme d'aide et fit l'inventaire des
ambitions annexionnistes des États-Unis, dont il prédit qu'elles s'étendraient
au-delà du continent hispano-américain. Il s'opposa à toute convention de
réciprocité commerciale. Comme l’écrit Roberto Fernández Retamar, Martí «
termine l'œuvre du XIXe siècle et il prépare celle du XXe.
Il parachève la sécession dans l'ordre politique et il l'annonce dans l'ordre
économique ».
Une
comparaison avec ce qui était la norme en Amérique latine en cette fin du XIXe
siècle fait ressortir l’exceptionnelle vision de Martí, nourrie du rapport
entre un homme hors du commun et une situation politique spéciale, celle de la
libération d’un bastion colonial à l’heure où une nation – les États-Unis – dévorée
par le capitalisme sauvage affichait ses ambitions impérialistes. À une époque
où les autres « penseurs » latino-américains se cherchaient des
modèles tout faits ou se réfugiaient dans le passé d’une domination patriarcale,
Martí invente un projet de société en dehors de tous les dogmes, mu par sa foi
en l’homme, en communion avec divers courants tellement fondus en une lecture
propre de la réalité qu’il est impossible de dénouer les fils de ses emprunts.
Il faut lire les propos qu’il tient sur les formes de gouvernement, l’éducation
populaire, la religion, les investissements étrangers, la dépendance
commerciale. On y découvre un rejet du mimétisme et l’exaltation de l’homme
comme fin de tout développement.
3.
La postérité de José
Martí
Le
26 juillet 1953, dans son discours à ses camarades, avant de se lancer à l’assaut
de la caserne Moncada à Santiago, Fidel Castro les interpella ainsi :
« Jeunes du Centenaire de l’Apôtre! Comme en 68 et en 95, ici en Orient
nous lançons le premier cri de LIBERTÉ OU MORT! ». Lors du procès que lui
fit la dictature de Batista, après l'échec de l'attaque, Fidel allait déclarer
dans son plaidoyer que José Martí était l’« auteur intellectuel » de cette
attaque. « Il vit, il n'est pas mort, son peuple est rebelle, son peuple est
digne, son peuple est fidèle à son souvenir... Cuba, que deviendrais-tu si tu
avais laissé mourir ton apôtre ! » (L'histoire m'acquittera). Le programme du Mouvement du 26 juillet,
fer de lance de la lutte contre Batista, multipliait les références à la pensée
de Martí. Ses membres représentaient la « génération du centenaire », celle qui
avait marqué la commémoration de sa naissance et fournit l’occasion à des réunions
et à des réflexions sur la pensée et l’héritage de l’« Apôtre ».
Martí
est aujourd’hui omniprésent à Cuba. Presque toutes les villes lui dédient un
parc qui accueille sa statue. Des rues et avenues portent son nom. Son buste se
dresse devant toutes les écoles. C’est sous son mémorial géant au milieu de la
Plaza de la Revolución que le peuple s’assemble pour les grandes commémorations
ou les discours importants. Héros national, considéré comme le père de la
nation cubaine, il a inspiré la Révolution cubaine. Le poète Nicolás Guillén
écrira : « Fidel a accompli / ce que Martí avait promis ». Que de fois Fidel a invoqué l’exemple de Martí,
citer les mots de Martí pour inspirer ses concitoyens dans la construction de
la nouvelle Cuba. Homme de réflexion autant que d’action, Fidel a beaucoup
fréquenté l’œuvre de Martí et appris de Martí.
Fréquenter
Martí aide à mieux comprendre la Révolution cubaine qui fut d'abord martienne
avant de se proclamer en avril 1961 « socialiste ». L'éthique du
travail, l'idéal égalitaire, la liberté responsable, la place centrale de
l'éducation dans la création de l’« homme nouveau », citoyen engagé et patriote
ardent, voilà autant de clés du message martien et du discours castriste. Pour
Martí aussi, l'exercice de la liberté était assujetti aux besoins collectifs
essentiels. Le Parti révolutionnaire cubain pratiquait également le centralisme
démocratique, la décision finale incombant au Delegado, tenu de rendre des comptes à ses commettants comme le
font les élus cubains. La Révolution cubaine a des racines idéologiques
insulaires – aussi cubaines que les palmiers royaux – et profondément
américaines, celles de « Notre Amérique », si différente de l'« autre
Amérique », les États-Unis.
L'humanité
n'a pas de frontières, et la patrie pour Martí n'en était qu'une partie. «
Patrie, autant dire Humanité », a écrit ce patriote qui annonçait l’internationalisme
qui caractérisera la Révolution cubaine, laquelle participa d’abord aux luttes
pour la libération nationale dans le tiers-monde, puis proposera aux pays du
Sud les services de ses médecins et de ses éducateurs. Depuis 1994, le Prix
international José Martí est l’un des six prix Unesco. Georges Anglade, un universitaire
haïtiano-québécois, disparu tragiquement en Haïti en 2010, a reçu en 1999 la
mention d’honneur. L’Ordre José Martí est, comme de juste, la plus haute
distinction cubaine. Cette renommée de Martí justifie la présence de son
effigie dans de nombreuses villes de par le monde.
Martí
avait su mobiliser les Cubains de l’exil et de l’intérieur en vue d’organiser
la guerre de libération. La Révolution a divisé les Cubains et suscité un
nouvel exil. Les Cubains de la diaspora revendiquent également Martí, mais
c’est un Martí tronqué, travesti en apôtre de l’harmonie sociale, en admirateur
des États-Unis, un Martí dépecé, sorti de son contexte. Que les États-Unis
aient choisi de faire de Radio Martí et de TV Martí les porte-étendards de
transmissions hostiles vers l’île constitue plus qu’un détournement symbolique,
c’est une supercherie cynique. Le vrai Martí n’a-t-il pas écrit au soir de sa vie :
« J’ai vécu à l’intérieur du monstre et connais ses entrailles : – et
ma fronde est celle de David. »? Dans cette même lettre à son ami mexicain
Manuel Mercado, il faisait de l’indépendance de Cuba un rempart contre
l’expansion des États-Unis dans les Antilles et ailleurs en Amérique latine. Il
élevait cette cause au rang de « devoir ». Martí fut le premier à
instruire le procès du panaméricanisme dont « rien de pratique ne peut sortir
qui ne soit ce qui convient aux intérêts nord-américains, qui ne sont pas bien
entendu les nôtres ». L’histoire lui aura malheureusement donné raison, non
seulement en ce qui s’applique à Cuba, mais en qui concerne « notre
Amérique », celle de San Martín, de Bolívar, de Juárez, de Sandino, de Guevara,
de Bosch, de Chávez.
Mention
de quelques sources :
·
Pour
une introduction à José Martí en français, Notre
Amérique. Anthologie présentée par Roberto Fernández Retamar (Paris, F. Maspéro,
1968).
La
meilleure étude sur la pensée sociopolitique de Martí est celle de Paul Estrade.
JoséMarti
ou les fondements de la démocratie en Amérique
Latine (Paris, Editions Caribéennes, 1987).
·
Une
autre étude sur la pensée sociopolitique de Martí est celle de John Kirk, José Martí : Mentor of the Cuban Nation
(Tampa, University Presses of Florida, 1983).
·
L’un
des meilleurs connaisseurs de Martí en France, Jean Lamore, a publié récemment José Martí. La liberté de Cuba et de
l’Amérique latine (Paris, Ellipses, 2010).
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