par Claude Morin
historien
Université de Montréal
Texte révisé d'une intervention à la table ronde « En hommage à Fidel Castro pour ses 90 ans », organisée par la Table de concertation de solidarité Québec-Cuba, tenue à Montréal, le 12 août 2016, dans le cadre du Forum Social Mondial (Montréal), 9-14 août 2016.
Ce 13 août 2016, Fidel célèbre 90 ans d’une vie qu’il a assumée
comme peu d’hommes sur cette planète. Sa stature de champion du développement
humain et de la solidarité internationale a fait de Cuba un acteur significatif
sur la scène mondiale. Sa longévité en a fait le dirigeant le plus expérimenté
de la planète, un combattant infatigable pour toutes ces causes qui ont valeur
universelle (pour l’éducation, la santé, la paix, la solidarité, la justice,
l’environnement; contre l’hégémonisme, le pillage, le néolibéralisme). Fidel
compte assurément parmi les hommes d’exception. Cet anniversaire nous invite à
explorer certains aspects de son œuvre et de sa personnalité.
D’entrée de jeu j’avoue
ma très grande admiration pour Fidel. Je le considère comme un être d’exception.
Pour vous éviter de déconsidérer d’emblée mon propos comme s’il émanait d’un porteur
de valise, je vous dirai que mon jugement se fonde sur une longue pratique et
observation de l’histoire cubaine ainsi que de l’histoire des autres pays
d’Amérique latine. Mon exposé devrait vous permettre de comprendre pourquoi je
porte ce jugement riche en superlatifs.
Je n’ignore pas que
Fidel Castro comme tous les grands hommes a ses détracteurs. Cela est encore
plus vrai pour les révolutionnaires. Une révolution fait toujours des perdants,
à commencer par ceux qui sont déplacés par le nouveau pouvoir, puis ceux qui, pour
diverses raisons, parmi les vainqueurs du moment, retournent leur veste et
passent dans l’opposition. Fidel a aussi contre lui d’avoir occupé
l’avant-scène pendant plus d’un demi-siècle, le temps d’accumuler nombre de
réussites, mais aussi de commettre quelques erreurs. Mais il a surtout contre
lui d’avoir dirigé une révolution en dépit de l’hostilité des États-Unis, à la
barbe de la superpuissance, dans le Bassin des Caraïbes, dans ce qu’elle
considère sa quatrième frontière, son glacis en somme. Cuba, sous la direction
de Fidel, a tenu tête à neuf ou dix administrations. Fidel a été une obsession
pour les États-Unis et les anticastristes, un symbole flagrant et humiliant de
leur échec, un douloureux rappel de leur impuissance à imposer leur loi et leurs
valeurs à 150 km de leurs côtes. Aussi ont-ils diabolisé Fidel Castro. La
Maison Blanche et la CIA ont longtemps cru qu’il suffirait d’éliminer Fidel
pour que le « régime » s’écroule. Sans doute aucun dirigeant dans le
monde n’aura été la cible d’autant de projets d’assassinats, plus de 600, dont
plusieurs furent des tentatives déjouées par les appareils de sécurité cubains
alors que la majorité furent des projets avortés. L’influence colossale des
États-Unis, de ses médias, de ses chercheurs a pesé évidement sur l’image que
l’on s’est faite à l’étranger de Cuba et de Fidel.
Mais l’influence ne
fut jamais que négative. La résistance héroïque de ce petit pays face au géant
voisin a aussi coloré la représentation que l’on s’en faisait, surtout en
Amérique latine, mais également dans les autres pays en butte à l’impérialisme
états-unien. Fidel et Cuba sont apparus comme David affrontant Goliath.
Mon introduction a
dessiné un contexte. Venons-en au vrai Fidel et non à la caricature que l’on a
voulu nous servir. J’ai construit mon
exposé autour de trois idées-forces.
1. La
première idée-force est que la puissance effective de Fidel résulte de la relation dialectique qui s’est créée
entre Cuba et Fidel. En termes simples, cela revient à dire que Cuba a fait
Fidel et que Fidel a fait Cuba.
2. La
seconde idée-force est qu’une autre relation dialectique s’est établie très tôt
dans la Révolution entre Fidel et le peuple
cubain. Fidel a pensé un programme, a soulevé des espoirs, a fixé des buts.
Le peuple a projeté ses aspirations de changement en Fidel parce qu’il
reconnaissait en lui le leader capable
de les réaliser.
3. La
troisième idée-force est que ce statut de leader suprême, Fidel le doit à des
qualités exceptionnelles qui fondent son charisme,
soit sa capacité à susciter la foi en lui et à entraîner les autres à le
suivre.
1. Cuba a fait Fidel et Fidel a fait
Cuba
Fidel est le
produit d’une société pétrie par une histoire combative. En moins de trois
quarts de siècle, Cuba a connu trois statuts. Dernière colonie d'Espagne en
Amérique (avec Porto Rico), elle devint à partir de 1898, au terme d'une guerre
d'indépendance et d'une intervention des États-Unis, le principal satellite de
Washington, avant d'ériger le seul État socialiste dans l'hémisphère. Peu de
pays ont connu une histoire aussi comprimée.
La Révolution
cubaine couronne une histoire de luttes unifiées par deux thèmes: justice
sociale et dignité nationale. Au nom de la justice
sociale, des générations de Cubains et Cubaines ont combattu l'esclavage,
la discrimination raciale, l'exclusion et la pauvreté. Elles y ont participé à
titre de travailleurs, de paysans, d'étudiants, de femmes, de gens de couleur. Elles
ont formé des syndicats, des partis, organisé des manifestations, des grèves, occupé
les lieux de travail, pris les armes, affronté la police et l'armée, et
plusieurs milliers ont payé de leur vie. Au nom de la dignité nationale, ces générations ont combattu le colonialisme
espagnol, à coup de séditions et à l'occasion de deux guerres. L'influence des
États-Unis devint ensuite la cible de leurs protestations, de leurs
inquiétudes. À plusieurs reprises, l'intervention du grand voisin fut décisive
pour bloquer des réformes, comme en 1933. Les révolutionnaires, Fidel en tête,
se voyaient comme les héritiers d'une tradition de luttes, poursuivant l'œuvre
des héros tombés au panthéon: Martí, Maceo, Mella, Guiteras. Cuba a une
histoire héroïque.
Fidel a une passion pour l’histoire, laquelle transparaît dans presque
toutes les entrevues qu’il a données. Elle existait avant 1959, elle s’est
consolidée après 1959. À
Frei Betto, il confie: «j’ai été un grand admirateur de l’histoire de notre
pays ». Si l’histoire est d’abord répertoire d’exemples et source
de leçons morales, Fidel s'intéresse aussi au processus. Car, pour lui, lecteur
des classiques marxistes, formé comme autodidacte au marxisme-léninisme,
l'histoire est gouvernée par des lois. De tous les chefs d’État dont je connais
la pensée, Fidel Castro est celui qui me paraît posséder le plus grand sens de
l’histoire en tant que savoir stratégique, un savoir mis au service de l’action
politique.
Fidel s’est nourri
de cette histoire qui, si elle est le patrimoine commun des Cubains, a trouvé
en lui la personne qui pouvait le mieux en apprécier la prégnance et en tirer
les leçons pour l’action. Elle lui a servi de référence constante pour sa
propre gouverne et comme vivier où puiser des exemples de conduites pour ses
concitoyens. La référence au passé est omniprésente dans les discours
de Fidel. Les symboles et les slogans sont cubains et historiques. Ils ne sont
pas que des accessoires. Ils ont une charge affective. Ils sont mobilisateurs.
Le maître mot sera la «lutte». La légitimité repose sur un rappel constant des
luttes passées. La Révolution couronne un «siècle de luttes». Une continuité
existe entre les différentes générations de combattants — celles de 1868, de
1895, de 1933 — et la génération de 1959, qui a pour mission de compléter le
travail commencé par ses devancières. L’histoire est source de modèles à
imiter. Elle inculque le sens du combat, de l’abnégation, du sacrifice. Les
discours du 26 juillet sont remarquables à cet égard. Prenons par exemple celui
de 1978 qui illustre à merveille cette identification des vivants avec les
héros du passé, par delà les générations et l’espace. Fidel déclare: «Le sang
des héros de 68, de 95, de 53, de Céspedes, Martí, Maceo, Abel Santamaría,
Frank País, Camilo, et du Che, des héros de Yara, de Baire, de la Moncada, du
Granma, de la Sierra, de Girón, de la Crise d’octobre et des héros
internationalistes de l’Espagne antifasciste, d’Angola, d’Éthiopie coule dans
nos veines.». En 1991, quand Cuba affronte la « période spéciale »
avec la chute de l’URSS et l’instauration d’un « double blocus », Fidel
invite les Cubains à imiter Maceo et à refuser de se rendre: Cuba doit être un
«éternel Baraguá» en référence au refus de Maceo de déposer les armes en 1878.
Fidel s’est inspiré
de ses devanciers cubains. Chacun a contribué à forger sa personnalité : Antonio
Maceo, le meneur d’hommes au combat; Máximo Gomez, le stratège militaire; Julio
Antonio Mella, le leader étudiant; Antonio Guiteras, l’audace dans l’action; Eduardo
Chibás, l’orateur et l’éthique de l’homme public. Mais c’est José Martí qui fut
le plus grand. En 1953, lors du procès que lui fit la dictature de Batista,
après l'échec de l'attaque contre la Moncada, Fidel Castro déclarait dans son
plaidoyer que José Martí était l’« auteur intellectuel » de cette attaque. Fidel
appartenait à cette génération dit du « centenaire », celui de la
naissance de l’«Apôtre» en 1853. Fidel et ses amis se réunissaient pour étudier
les écrits et la pensée de José Martí. De ces réunions et de ces études Fidel
allait tirer l’inspiration pour lancer le programme insurrectionnel dont le
premier acte était l’attaque contre la caserne Moncada. Dans son discours à ses
camarades, avant l’attaque, il les interpelle : « Jeunes du
Centenaire de l’Apôtre! » Comme en 68 et en 95, ici en Orient nous lançons
le premier cri de LIBERTÉ OU MORT! ».
Raul Castro
rappellera en 1998 comment Fidel a su reprendre pour la Cuba révolutionnaire
les rôles qu’avaient tenus les devanciers : «Fidel est comme le Martí
d’aujourd’hui, le Maceo d’aujourd’hui, le Mella d’aujourd’hui. Je ne me réfère
pas aux personnalités qui sont toujours uniques et irreproductibles, si bien
que les comparaisons n’ont pas de sens; je parle du rôle qu’il lui a été donné
de remplir dans les 50 dernières années. Il a su apprendre de notre histoire et
agir avec autant de talent politique et de capacité organisationnelle que
l’artisan du Parti Révolutionnaire Cubain et de la Guerre Nécessaire; récupérer
pour ces temps, également difficiles, dangereux et complexes, l’intransigeance de
Baraguá et le génie militaire du Titan de Bronze; appliquer aux circonstances
actuelles les idées avancées et le dynamisme du fondateur de la FEU et du
premier parti marxiste-léniniste. »
Le nationalisme
cubain a été l’arme principale qu’a utilisée Fidel pour créer une cohésion
sociale autour de la Révolution. Avec Fidel, Nation et Révolution ne formaient
qu’un. Trahir la Révolution, c’était trahir la patrie. Fidel a proposé une
lecture téléologique des grands
moments qui ont scandé l’histoire de Cuba. Cette lecture consiste à considérer
chaque moment révolutionnaire (1868, 1898, 1933, 1959) à lumière des autres,
non seulement comme dépositaire d’expériences, mais comme destin national et
humanitaire. La leçon majeure que tirera Fidel de sa lecture de l’histoire
cubaine est qu’il faut construire et maintenir l’unité du peuple cubain. Les
divisions ont toujours fait le jeu du colonialisme espagnol comme de
l’impérialisme états-unien. Diviser pour régner a été de tout temps l’arme des
empires.
2. Des
qualités exceptionnelles qui fondent le charisme de Fidel
Le charisme
est « la qualité d'une personne qui séduit, influence, voire fascine, les
autres par ses discours, ses attitudes, son tempérament, ses actions ».
Pour le sociologue Max Weber, le charisme est « la
croyance en la qualité extraordinaire […] d'un personnage, qui est, pour ainsi
dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au
moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des
mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un
exemple, et en conséquence considéré comme un ‘chef’. » En quelques mots,
le charisme désigne « l’autorité,
l’ascendant naturel, le magnétisme qu’exerce une personnalité sur autrui ».
Quelque soient les définitions qu’on adopte, il ne fait aucun
doute que Fidel possède un charisme extraordinaire qui fonde son statut de
leader suprême. Ce charisme découle d’un ensemble de qualités qu’on lui
reconnaît. Je vais en énumérer quelques-unes.
La première qualité
de Fidel est la confiance inébranlable qui l’anime. Il ne doute pas de ses
capacités à vaincre les obstacles. Cette confiance qu’il a en lui, il réussit à
la faire partager. Il faut se rappeler comment il sut communiquer sa
détermination aux 135 camarades qui l’accompagnèrent dans l’attaque contre la
Moncada, une opération dont il n’avait pas caché le caractère risqué. Il en fut
de même pour les 82 combattants qui partirent sur le Granma, un bateau inadapté pour ce transport, mais le seul qui
était disponible. Aux 8 survivants qui se regroupent après un débarquement
désastreux suivi d’affrontements avec l’armée de Batista, Fidel s’exclame :
« Maintenant oui nous allons gagner la guerre ! ». Il a une
volonté capable de déplacer les montagnes. Motivateur hors pair, il donne
l’impulsion initiale pour que l’on se mette en mouvement derrière lui et qu’on
le suive.
La formation du
Mouvement 26 juillet devait être le noyau de la lutte révolutionnaire. Fidel
sut assurer une prééminence du M-26-7, tout en collaborant avec les autres
formations qui ne partageaient pas les mêmes tactiques, tel le Directoire Révolutionnaire.
La lutte contre Batista profita de son talent à rassembler des organisations
qui voulaient en finir avec la dictature, mais qu’opposaient des idéologies
diverses. Ainsi réussit-il à conclure le pacte de Caracas avec la bourgeoisie
en 1958. Ce front allait se disloquer avec le triomphe de la Révolution. Fidel
n’a jamais renoncé à convaincre ses adversaires de la justesse de son point de
vue. Au plan international, il a su construire des amitiés et des alliances
avec des partenaires qui ne partageaient pas toutes ses vues. Je pense ici à
Pierre Eliott Trudeau ou à Michael Manley.
Fidel est un
communicateur doué et efficace devant la caméra, devant une foule, devant des
interlocuteurs. Comme le constatait Gabriel García Márquez, il possède les
ressorts de l’art oratoire par le geste, le regard, l’intonation. Il peut
parler des heures durant sans notes en captivant son auditoire. Comme un
excellent pédagogue, il sait décomposer les problèmes complexes pour en tirer
des vérités simples, à la portée de son public, dans des exposés lumineux,
quelque soient les domaines qu’il aborde.
Lecteur vorace doté
d’une curiosité universelle, pratiquant à la fois les sciences, les biographies
et la littérature, il a cette facilité à assimiler les informations en vue de
répondre à des problèmes précis, à des questions qu’il veut traduire en actions,
en projets. Sa mémoire fabuleuse lui fait retenir les faits, les noms et les
statistiques. Ses discours et ses entrevues révèlent avec quel art et
spontanéité il peut organiser cette matière brute pour soutenir une
argumentation convaincante.
Fidel a toujours eu
une vision prospective, tournée vers l’avenir. En 1960, il déclarait:
« L’avenir de notre patrie doit nécessairement être un avenir d’hommes de
science, d’hommes de pensée ». Dès le début de la Révolution, il a voulu
développé le potentiel scientifique, d’abord pour répondre aux défis de Cuba
dans le domaine agricole (sucre, élevage), mais bientôt il a pensé la science
pour l’humanité. En 30 ans, Cuba a formé près de 10 000 docteurs en sciences.
Le développement des biotechnologies est son principal héritage. Non seulement
a-t-il formé des médecins pour Cuba, il a ouvert une École latino-américaine de
médecine (ELAM) pour y accueillir des candidats étrangers qui s’engagent à
œuvrer auprès des secteurs les plus pauvres de leur pays d’origine. Cuba a
ainsi formé à ses frais plus de 25 000 médecins étrangers. Plus de
50 000 médecins et techniciens de la santé travaillent dans une centaine
de pays. La brigade Henry Reeve répond aux urgences à la suite de désastres
naturels. L’Opération Miracle a redonné la vue à des millions de gens souffrant
de cataractes. Puissance sportive, Cuba a ouvert une faculté pour la formation
d’éducateurs et entraîneurs sportifs venant du Tiers Monde. Cuba a mis au point
une méthode d’alphabétisation – Yo sí
puedo – qui a appris à lire à plus de 2 millions d’analphabètes de par
le monde. L’éducation a été au cœur de la pensée de Fidel. Cuba n’a cessé d’être
une école pour tous, jeunes et adultes. Tous les citoyens sont invités à
apprendre et à se perfectionner.
Les circonstances
ont fait de Fidel un stratège militaire à la fois audacieux et calculateur. Il
a conçu les opérations entre 1956 et 1959, depuis la Sierra Maestra, afin de
défaire l’armée de Batista, malgré un énorme déséquilibre au niveau des
ressources et des effectifs. Il a cherché à user, à disperser, à démoraliser
l’adversaire, se montrant généreux avec les captifs. Pour ménager des vies, il a
engagé le dialogue avec des officiers pour les convaincre de se joindre à l’armée
rebelle. Lors de l’agression de Playa Girón en avril 1961, il s’est déplacé
pour diriger sur le terrain la résistance face aux envahisseurs, négociant par
la suite l’échange des prisonniers contre des tracteurs et des médicaments.
Pendant la guerre en Angola, il devint le commandant à distance, depuis La
Havane, coordonnant les opérations à partir d’une carte d’état-major. Tous les
aspects d’une bataille et d’une campagne l’intéressaient, depuis la stratégie
jusqu’à la tactique.
Mais c’est en
politique que ses qualités de stratège ont trouvé son théâtre de prédilection.
Ayant compris que la Révolution se ferait contre la volonté des États-Unis, il
a évité de se compromettre trop tôt sur la nature « socialiste » de
la Révolution, s’assurant au préalable que le peuple reconnaîtrait que cette
Révolution était la sienne et qu’il serait ainsi disposé à la défendre, ce
qu’il fit en 1961, à l’encontre des prévisions de la CIA. Chaque fois qu’il
s’est retrouvé dans une position embarrassante, il a su retourner la situation.
Accusé après l’échec de la Moncada, il devient accusateur lors de son procès.
En 1980, face à une crise provoquée par la gestion des visas par les
États-Unis, il ouvre les vannes de l’émigration et se débarrasse de
125 000 mécontents et asociaux. En 1994, il met fin à une manifestation
massive sur le Malecón, non pas en envoyant la police, mais en se présentant
devant les manifestants. En avril 2002, il manœuvre habilement pour faire
libérer Chávez, grâce à des appels téléphoniques ciblés et décisifs auprès de
militaires vénézuéliens. C’est sa capacité d’anticipation qui lui a permis de
déjouer les pièges sur sa route. Capable de s’arrêter aux moindres détails, il
ne perd jamais de vue l’ensemble.
Les observateurs se
sont souvent opposés : certains ont voulu voir en Fidel l’idéologue,
d’autres en ont fait un pragmatique. Au fond, Fidel a transcendé cette
dichotomie bipolaire. Homme de principes, il a su se montrer pragmatique sans
sacrifier ses principes. Il a démontré une flexibilité qui a assuré sa survie
et celle de la Révolution. On lui a reproché son aventurisme quand il soutenait
des mouvements de libération dans les années 60 : Cuba n’avait alors rien
à perdre puisqu’elle avait été exclue de l’OÉA et n’avait des relations en
Amérique qu’avec le Mexique et le Canada. Le débat sur les stimulants moraux
était également sensé dans la mesure où l’embargo privait Cuba de biens qui
auraient pu servir à offrir des stimulants matériels. Antidogmatique, Fidel a
accepté les innovations quand il le fallait : ainsi en 1993, quand on
autorisa la possession de dollars, puis quand on autorisa les marchés de denrées
agricoles et le travail autonome. Mais ces ouvertures à l’économie de marché s’accompagnaient
de garde-fous afin de limiter la croissance des inégalités.
Avec Fidel,
l’éthique fait partie de la raison d’État. Il n’a jamais accepté des
compromissions qui auraient entaché la réputation de Cuba, d’où le procès du
général Ochoa, un héros de la guerre d’Angola, accusé d’avoir trempé dans des
trafics et des collaborations avec les cartels de drogue. Il pratique la vérité,
la franchise, informant le peuple, disant ce qu’il pense, préférant se taire au
lieu de mentir, s’il faut préserver des secrets d’État. De même a-t-il refusé
la haine au profit de la rééducation des prisonniers. Il a toujours proclamé
que l’ennemi de Cuba n’était pas le peuple états-unien, mais l’impérialisme. Des
adversaires jugés pour trahison (Huber Matos) ont été condamnés à de lourdes
peines, mais d’autres, coupables d’écarts ont été limogés ou autorisés à partir
en exil. On ne lui connaît pas de fortune et de biens, contrairement à ce que
la revue Forbes a affirmé, en en
faisant, contre tout bon sens, un des hommes les plus riches de la planète. Il
se signale au contraire par sa frugalité. Depuis qu’il a quitté ses fonctions,
on ne le voit plus que vêtu d’une chemise à carreaux ou d’un survêtement
Adidas. Prêchant par l’exemple, il a même cessé de fumer il y a plus de 30
ans.
On connaît d’autres
qualités de Fidel. Cette capacité de travail extraordinaire qui épuise ses assistants;
ses rendez-vous nocturnes pour accorder des entrevues, quelques heures de
sommeil lui suffisant pour récupérer des longues journées passées à multiplier
les activités et les déplacements. Ce dévouement intégral à la chose publique
aux dépens de sa vie personnelle et familiale.
3. La
relation dialectique entre Fidel et le peuple cubain
Une
des sources précoces du charisme de Fidel résulte d’un incident survenu durant
son premier discours au camp Columbia le 8 janvier 1959, au terme de son
périple triomphal qui l’avait mené de Santiago à La Havane. On libère des
colombes : l’une vient se poser sur l’épaule de Fidel. Les Cubains
familiers de la santería, un culte
afrocubain, y voient un signe : Fidel est l’homme d’une mission. Il reçoit
l’onction d’Obbatalá, créateur de la terre et des hommes, dieu de la pureté et
de la justice.
Dès 1959, une
relation dialectique s’est créée entre Fidel et le peuple. Fidel a
soulevé les espoirs par ses discours. Le peuple mobilisé veut des réformes
rapidement. Il attendait un leader : il le trouve en Fidel. Il projette
ses aspirations de changement dans la personne qu’il croit dotée de grands
pouvoirs. Au début, Fidel n’est que le commandant de l’armée rebelle. Bientôt,
devant l’inertie et l’obstruction des dirigeants bourgeois, Fidel devient,
grâce à l’appui du peuple, le premier ministre, l’homme par qui le changement
arrive. Il propose des buts; le peuple réclame des actes. Ainsi le gouvernement
révolutionnaire promulgue 1500 décrets-lois en neuf mois : ceux-ci concernent
le gel des loyers, la réduction du coût des services publics, la réforme
agraire, etc.
Fidel ne perdra
jamais ce contact avec le peuple cubain. Il a pratiqué l’art de la rencontre,
se présentant sur les lieux de travail, prenant la parole lors de grands
rassemblements, se présentant à la télévision. Ses longs discours étaient sa
façon d’informer le peuple, de lui expliquer les problèmes, de le mettre dans
le coup, en toute franchise. Il fallait qu’il se sente en sécurité pour aller
devant le peuple et faire l’analyse de ce qu’avait été l’échec de la zafra des 10 millions, un enjeu majeur
en 1970. Dans les grands moments, quand l’exaltation était à son comble, il n’a
pas cherché à cacher les difficultés à venir. Dans son discours à Santiago le 1er
janvier 1959, il déclare : « La Révolution commence maintenant, la
Révolution ne sera pas une tâche facile, la Révolution sera une entreprise dure
et pleine de périls, surtout à cette étape initiale… ». Fidel n’a jamais
oublié que si les sociétés forgent les leaders, il est une obligation pour les
leaders de guider les sociétés en étant en interaction constante avec le
peuple.
Fidel a été un
rebelle toute sa vie (enfant, étudiant, militant, chef d’État) : contre son
père, contre l’autorité injuste, contre l’oppression sous toutes ses formes,
contre l’injustice, contre le racisme, contre l’impérialisme. Résister a
toujours été son mot d’ordre. Patria o
Muerte! Venceremos! Résister est devenue une valeur collective chez le
peuple cubain. L’hostilité des États-Unis n’a fait qu’amplifier ce sentiment de
résistance. Les dirigeants disposent d’une légitimité parce qu’ils ont su
interpréter, canaliser, accentuer cette volonté populaire de défendre la
souveraineté nationale. Les sanctions imposées par Washington, loin d’affaiblir
cette détermination, l’ont fouettée. C’est David contre Goliath. Que de fois où
l’on a pronostiqué la fin prochaine de Fidel Castro et de la Révolution
cubaine.
Dans une entrevue
en 1986, parlant des qualités des grands leaders, Fidel disait: «Chaque époque,
chaque société, chaque moment historique réclame certaines qualités. [...] Pour
qu’un leader apparaisse, la seule chose dont on a besoin c’est le besoin d’un
leader. » Et de citer nombre d'exemples à travers l'histoire et
l'espace (en France, en Inde, en Amérique latine), ce qui atteste qu’il a
réfléchi à la question. À une autre occasion, il expliquait qu’il faut du temps
pour former un leader et défendait l’idée qu’on doit lui laisser du temps. Il s’est toujours opposé au culte
de la personnalité. À Cuba, seuls les héros morts ont droit à des honneurs.
Aujourd’hui, depuis 2006 en fait, Fidel n’est plus aux commandes. Tout
indique que la majorité des Cubains ont une affection particulière et spontanée
pour Fidel à qui ils s’identifient collectivement sinon individuellement. Il
jouit d’une adhésion populaire qu’on voue à un leader historique. On en
comprend mieux les raisons en lisant l’ouvrage qui rassemble les entretiens de
Fidel avec Ignacio Ramonet (2007).
Conclusion
On a fait de la
Révolution cubaine la révolution de Fidel. C’est excessif. La priorité de Fidel
a toujours été la réalisation de la Révolution, son approfondissement, son
perfectionnement et sa défense. La Révolution est
l’œuvre de millions de Cubains et de Cubaines de plusieurs générations qui ont
construit une société originale par leurs efforts, leurs sacrifices, en
solidarité entre eux et avec le monde. Fidel aura été leur Commandant en chef.
En tant
qu’historien travaillant sur l’Amérique latine, j’ai croisé dans mes lectures
plusieurs grands personnages. Je pense à Simón Bolívar, José Martí. Des hommes
tout dévoués à une cause. De grands esprits, de formidables patriotes, des
hommes d’action. Plus près de nous, Hugo Chávez est immensément grand, d’autant
plus grand quand on considère ses modestes origines. Hors de l’Amérique latine,
mes voyages m’ont incité à lire sur Mustapha Kemal Atatürk, Ho Chi Minh,
Mahatma Gandhi, Nelson Mandela.
Mais je persiste à
croire que Fidel Castro est le plus grand de tous. Ses qualités personnelles
qui en font un homme exceptionnel, il les a mises au service de Cuba, du peuple
cubain. Mais aussi au service des peuples de la terre, tant les combats qu’il a
menés, les causes qu’il a défendues à l’échelle de la planète s’inscrivent dans
les enjeux qui concernent le développement de l’humanité. Je pense à sa
promotion de l’éducation et de l’accès aux soins
pour tous, à sa défense de la paix et pour le désarmement nucléaire, à sa
pratique de la solidarité internationale, à son plaidoyer pour le respect de l’environnement,
à sa dénonciation du pillage, à son combat contre le capitalisme et
l’hégémonisme.
J’espère que le
portrait que j’ai tracé ici de Fidel vous aura convaincus qu’il est un homme exceptionnel, une figure titanesque. Il est à
mes yeux, comme historien, eu égard à tous les défis qu’il a su affronter, à
l’influence qu’il a exercée à Cuba et sur la scène internationale, le plus
grand chef d’État du XXe siècle. Pour résumer mon exposé, je
reprendrais les propos du journaliste mexicain Luis Suárez en 1985: « Le
président cubain Fidel Castro est un conducteur de l’histoire, et surtout un
homme d’État qui a géré la politique et la diplomatie sans jamais s’isoler de
la sagesse populaire. Mon appréciation de Fidel Castro a grandi au fur et à
mesure qu’avançait son leadership. Fidel est un des grands conducteurs de
l’histoire depuis les temps classiques. »
Montréal, 12 août
2016
===================
Complément (décembre 2016)
Le 25 novembre 2016, Fidel mourait. Cela faisait dix ans que sa santé déclinait. On peut croire qu'il a choisi le moment de sa mort. Soixante ans plus tôt, ce jour-là, il s'était embarqué dans un port mexicain sur le Granma avec 81 camarades pour entreprendre la libération de Cuba.
Fidel
est passé à une autre vie : celle de la mémoire. Ses
funérailles ont démontré la grande affection que lui vouait le
people cubain. La reprise de la Caravane de la Liberté lui a permis
de revivre les moments exaltants du triomphe. Les discours ont
rappelé le Fidel confiant dans la victoire en dépit des
adversités : la Sierra Maestra, Playa Girón, la Période
Spéciale, etc. Le
titre de "guérillero" résume bien sa vie : il fut un
combattant toute sa vie, il prit d'abord les armes quand il le fallut
(entre 1953 et 1959), puis mena sans relâche un combat politique,
social, culturel au service de Cuba et de l'humanité, et en 2006, il
devint un "soldat des idées". Homme de pensée et homme
d'action, il appliqua de façon exemplaire l'articulation nécessaire
entre la théorie et la pratique. Fidel était comme Martí, une
figure héroïque, extraordinaire, légendaire. Pour
la majorité des Cubains, Fidel n’a jamais été perçu comme un
« dictateur ». Sa légitimité lui venait non pas
d’élections, mais de son rôle de guide, de conducteur, de leader
historique, de son identification avec José Martí, le héros
national, de son rapport immédiat avec son peuple.
Il repose au
cimetière Santa Ifigenia auprès de Martí et de beaucoup d’autres héros des lutes cubaines. Sa pierre tombale est d'une sobriété et
d'une modestie exemplaires. « Fidel », ce prénom suffit
pour le désigner: une désignation empreinte d'amour, de respect.
Opposé au culte de la personnalité, il aura interdit qu’une fois
mort on lui érige des statues et qu’on nomme des places, des rues,
des édifices en son honneur. N’a-t-il pas souvent cité une phrase
de Martí:
« Toute la gloire du monde tient dans un grain de maïs »?
Nous pouvons croire
que sa vision, ses paroles, son exemple habiteront des générations
de Cubaines et de Cubains, continuant de les inspirer dans la
construction d'une société plus juste, plus fraternelle, plus
solidaire, une société socialiste. Des millions de ses compatriotes
ont aussi adhéré à sa définition de la Révolution, une
définition qu’il a donnée le 1er
mai 2000: « La
Révolution, c’est sentir le moment historique; c’est changer
tout ce qui doit être changé; c’est la pleine égalité et
liberté; c’est être traité et traiter les autres comme des êtres
humains; c’est nous émanciper par nous-mêmes et avec nos propres
forces; c’est défier de puissantes forces dominantes à
l’intérieur et à l’extérieur du milieu social et national;
c’est défendre des valeurs dans lesquelles on croit au prix de
quelque sacrifice que ce soit; c’est la modestie, le désintérêt,
l’altruisme, la solidarité et l’héroïsme; c’est lutter avec
audace, intelligence et réalisme; c’est ne jamais mentir ni violer
des principes éthiques; c’est la conviction profonde qu’il
n’existe pas de force au monde capable d’écraser la force de la
vérité et des idées. La Révolution, c’est l’unité, c’est
lutter pour nos rêves de justice pour Cuba et pour le monde, ce qui
est à la base de notre patriotisme, de notre socialisme et de notre
internationalisme. »
Aucun commentaire:
Publier un commentaire