* Texte publié à l'origine le 2 janvier 2010 sur le blogue latam-morinc
Je reviens d'un court séjour au Chili où j'accompagnais un groupe de touristes québécois. Notre guide local (né vers 1963) a abordé à quelques reprises l'expérience de l'Unité populaire et celle de la dictature. Son interprétation, tout en reconnaissant qu'elle n'était pas partagée par tous les Chiliens, n'était pas favorable à l'Unité populaire. Elle a indisposé quelques voyageurs sensibilisés à la question au moyen, entre autres, des textes qui fuguraient dans le recueil que j'avais préparé et remis avant le voyage. J'ai jugé bon de m'exprimer sur le sujet dans le texte qui suit.
L’épisode du gouvernement de l’Unité populaire (1970-1973) a divisé les Chiliens pendant et encore plus après. Salvador Allende avait été élu avec 36,5 % du vote populaire. Un tiers de l’électorat avait donc voté contre lui, pour le candidat de la droite, Jorge Alessandri. La droite a tenté d’empêcher que le Congrès ne le désigne président, notamment en enlevant un général (Schneider) connu pour ses positions constitutionnalistes.
Les politiques de l’UP ont divisé les Chiliens, mais la réaction à ses politiques a encore fait plus de mal. La réaction visait à déstabiliser le gouvernement et à lui arracher des électeurs aux élections de mi-mandat en mars 1973. Ce fut un échec puisque l’UP améliora sa représentation. Dès lors, le coup d’État devint la seule voie pour le chasser du pouvoir.
Le coup d’État et la dictature ont laissé de profondes cicatrices chez les Chiliens. Plus de 35 ans plus tard, les Chiliens sont divisés sur le passé encore plus que sur le présent. Car une majorité voudrait oublier ce passé au nom d’une « Réconciliation ». D’autres exigent la vérité, des réparations; ils entretiennent la mémoire.
Le Chili actuel est engagé dans un difficile processus de réconciliation nationale. Cela concerne les partis. La Concertation réunit deux partis qui furent des adversaires sous l’UP (le Parti socialiste et la Démocratie chrétienne), mais le Parti communiste n’en fait pas partie.
Toute commémoration rappelle les divisions du passé. En 2003, le gouvernement avait prévu deux cérémonies, le 10 sept. pour évoquer le souvenir d’Allende en tant que défenseur des institutions démocratiques et le 11 sept. pour célébrer les valeurs républicaines.
Mais les anniversaires peuvent fournir l’occasion d’une autocritique. Des dirigeants du MAPU et du PC (qui firent partie de l’UP) ont reconnu des erreurs : avoir tenté une transformation du Chili sans disposer d’une majorité, avoir tenu des discours incendiaires sur la lutte de classes. La droite est plus engoncée. La Marine a reconnu récemment que la torture avait été pratiquée sur le navire-école Esmeralda.
Un documentaire tourné par des étudiants en journalisme, El diario de Agustin, a rappelé le rôle qu’avait tenu le doyen des journaux chiliens C’est une enquête sur les mensonges, les silences complices et la désinformation du quotidien El Mercurio à travers certains épisodes des 40 dernières années : par ex., l’affaire des 119 disparus qu’on a voulu faire passer pour des victimes de règlements de compte au sein des gauchistes, la militante communiste Marta Ugarte transformée en victime d’un meurtre passionnel, dans les deux cas des opérations pour camoufler des assassinats politiques auxquels participèrent des journalistes, agents volontaires et complices des services de sécurité de la dictature (DINA).
Selon les chiffres officiels, divulgués lors d’enquêtes après 1990, 3186 personnes ont été tuées par la dictature, y compris 1197 disparues. Steve Stern cite un autre bilan (Remembering Pinochet’s Chile. 2004, xxi) : entre 3500 et 4500 morts ou disparus, entre 150 000 et 200 000 détenus pour motifs politiques, plus de 400 000 individus torturés.
Deux Chiliens sur cinq croient pourtant que le coup d’État fut une « mission de sauvetage », une attitude que reflétait notre guide chilien qui se déclarait pourtant « apolitique ». Cette attitude n'est pas seulement celle de ceux qui comprennent où se situent leurs intérêts. Elle découle d'un travail effectué par la dictature qui a su susciter une adhésion chez ceux qui ne furent pas les vainqueurs. Il y eut manipulation de la mémoire, en bloquant l’accès à l’information, en effaçant les traces. Le régime Pinochet utilisa des euphémismes, recourut au mensonge, à la propagande. Les médias (tels Mercurio) ont pu servir de relais à l’État, plus puissants encore, car en apparence plus neutres. L’application de la grille binaire a joué son rôle en opposant les bons/les mauvais, la liberté/les subversifs.
Pour l’historien que je suis, il est impossible d’être neutre devant des événements et un processus aussi extrêmes. Chaque camp a commis des erreurs, a contribué au dénouement, mais en fin de compte on doit porter un jugement en fonction de normes fondées sur la justice, le droit, la morale. Or sur ce plan Allende et Pinochet ne peuvent être renvoyés dos à dos, l’Unité populaire ne peut être assimilée à son contraire, la dictature, avec son cortège d’assassinats, ses répressions, ses privatisations. L’Unité populaire a voulu améliorer le sort des plus pauvres, des travailleurs, etc. Si ses politiques n’ont pas atteint leur objectif, ce fut d’abord et avant tout en raison de la réaction égoïste des puissants et de ceux qui les suivirent faute d’avoir compris qu’ils soutenaient des profiteurs, qu'ils défendaient des intérêts étrangers, voire contraires, à long terme tout au moins, aux leurs et à ceux de la majorité.
Depuis le retour à la démocratie (en 1990), une ouverture s’est faite. Les deux premiers gouvernements ont préféré mettre l’accent sur l’économie. Le gouvernement Lagos (2002-2006) déclara : « No hay mañana sin ayer » (pas de demain sans hier). Michelle Bachelet alla plus loin : elle annonça la création du Musée national de la mémoire, dont l’inauguration se fera en 2010. On fournit un support matériel à la mémoire en reconnaissant des « lieux de mémoire ». Parmi les lieux de mémoire, on érigea une statue à Allende sur Plaza de la Constitución aux côtés des statues de Frei, d’Alessandri, de Portales. La droite accepta à condition qu’on érige une statue à Jaime Guzmán, idéologue du régime Pinochet (inaugurée en oct. 2008).
La mort de Pinochet le 11 novembre 2006 (ironiquement, en cette journée des droits de la personne!) vit deux manifestions opposées mais séparées: marche de deuil pour ses fidèles et célébrations de joie pour ses opposants.
La « Réconciliation » est un terme controversé, banni du vocabulaire politique à partir de 2003, au profit de « réparations ». Le déficit de justice est trop grand. Selon les chiffres auxquels l'agence AP a eu accès, 769 agents ont été poursuivis pour assassinat et autres violations des droits de l'Homme pendant ces années. Or au 31 août 2009, il avait eu seulement 276 condamnations. Des conscrits sont disposés à parler en échange de la clémence (suivant le principe de l’« obéissance due »). Ces témoignages aideraient à retrouver les dépouilles des morts et disparus (moins de 8 % ont été retrouvés [moins de 250 sur 3200 disparus selon les organismes].
L’organisation « Hijos » rassemble des enfants d’ex-prisonniers politiques, morts ou disparus. Elle s’opposa par une grève de faim au pacte d’impunité qu’avait offert le prés. Lagos en échange de témoignages. Le groupe Funa se veut une réponse à l’impunité, enquêtant pour démasquer des bourreaux qui vivent dans l’impunité (on affiche la photo du funao sur sa maison ou son lieu de travail avec une description du crime, à l’occasion d’une marche. On vise à le faire ostraciser par ses voisins). La Funa a ainsi démasqué l’assassin de Victor Jara, Edward Dimter Bianchi. Victor Jara, le chanteur engagé qui fut torturé et assassiné par la junte, a reçu une sépulture officielle en décembre 2009, 36 ans après son meurtre.
L’histoire enseignée est souvent un révélateur des problèmes qu’a une société avec sa mémoire et son passé. Au Chili, sous la dictature, le cours d’histoire s’arrêtait en 1969. Or après 1990, le gouvernement a tenté d’accoucher d’une version de la période 1970-1973 qui fasse consensus et qui aide à la cohésion, mais il s’est heurté à la droite, à l’Église et aux forces armées. On n’a pu s’entendre sur un contenu minimal obligatoire. Le manuel de 6e (primaire) propose une version châtrée : il y avait crise, polarisation, il y eut intervention militaire, interruption de la vie démocratique. Et encore là la droite protesta!
Je reviens d'un court séjour au Chili où j'accompagnais un groupe de touristes québécois. Notre guide local (né vers 1963) a abordé à quelques reprises l'expérience de l'Unité populaire et celle de la dictature. Son interprétation, tout en reconnaissant qu'elle n'était pas partagée par tous les Chiliens, n'était pas favorable à l'Unité populaire. Elle a indisposé quelques voyageurs sensibilisés à la question au moyen, entre autres, des textes qui fuguraient dans le recueil que j'avais préparé et remis avant le voyage. J'ai jugé bon de m'exprimer sur le sujet dans le texte qui suit.
(mausolée de S. Allende, Cementerio General, Santiago)
L’épisode du gouvernement de l’Unité populaire (1970-1973) a divisé les Chiliens pendant et encore plus après. Salvador Allende avait été élu avec 36,5 % du vote populaire. Un tiers de l’électorat avait donc voté contre lui, pour le candidat de la droite, Jorge Alessandri. La droite a tenté d’empêcher que le Congrès ne le désigne président, notamment en enlevant un général (Schneider) connu pour ses positions constitutionnalistes.
Les politiques de l’UP ont divisé les Chiliens, mais la réaction à ses politiques a encore fait plus de mal. La réaction visait à déstabiliser le gouvernement et à lui arracher des électeurs aux élections de mi-mandat en mars 1973. Ce fut un échec puisque l’UP améliora sa représentation. Dès lors, le coup d’État devint la seule voie pour le chasser du pouvoir.
Le coup d’État et la dictature ont laissé de profondes cicatrices chez les Chiliens. Plus de 35 ans plus tard, les Chiliens sont divisés sur le passé encore plus que sur le présent. Car une majorité voudrait oublier ce passé au nom d’une « Réconciliation ». D’autres exigent la vérité, des réparations; ils entretiennent la mémoire.
Le Chili actuel est engagé dans un difficile processus de réconciliation nationale. Cela concerne les partis. La Concertation réunit deux partis qui furent des adversaires sous l’UP (le Parti socialiste et la Démocratie chrétienne), mais le Parti communiste n’en fait pas partie.
Toute commémoration rappelle les divisions du passé. En 2003, le gouvernement avait prévu deux cérémonies, le 10 sept. pour évoquer le souvenir d’Allende en tant que défenseur des institutions démocratiques et le 11 sept. pour célébrer les valeurs républicaines.
Mais les anniversaires peuvent fournir l’occasion d’une autocritique. Des dirigeants du MAPU et du PC (qui firent partie de l’UP) ont reconnu des erreurs : avoir tenté une transformation du Chili sans disposer d’une majorité, avoir tenu des discours incendiaires sur la lutte de classes. La droite est plus engoncée. La Marine a reconnu récemment que la torture avait été pratiquée sur le navire-école Esmeralda.
Un documentaire tourné par des étudiants en journalisme, El diario de Agustin, a rappelé le rôle qu’avait tenu le doyen des journaux chiliens C’est une enquête sur les mensonges, les silences complices et la désinformation du quotidien El Mercurio à travers certains épisodes des 40 dernières années : par ex., l’affaire des 119 disparus qu’on a voulu faire passer pour des victimes de règlements de compte au sein des gauchistes, la militante communiste Marta Ugarte transformée en victime d’un meurtre passionnel, dans les deux cas des opérations pour camoufler des assassinats politiques auxquels participèrent des journalistes, agents volontaires et complices des services de sécurité de la dictature (DINA).
Selon les chiffres officiels, divulgués lors d’enquêtes après 1990, 3186 personnes ont été tuées par la dictature, y compris 1197 disparues. Steve Stern cite un autre bilan (Remembering Pinochet’s Chile. 2004, xxi) : entre 3500 et 4500 morts ou disparus, entre 150 000 et 200 000 détenus pour motifs politiques, plus de 400 000 individus torturés.
Deux Chiliens sur cinq croient pourtant que le coup d’État fut une « mission de sauvetage », une attitude que reflétait notre guide chilien qui se déclarait pourtant « apolitique ». Cette attitude n'est pas seulement celle de ceux qui comprennent où se situent leurs intérêts. Elle découle d'un travail effectué par la dictature qui a su susciter une adhésion chez ceux qui ne furent pas les vainqueurs. Il y eut manipulation de la mémoire, en bloquant l’accès à l’information, en effaçant les traces. Le régime Pinochet utilisa des euphémismes, recourut au mensonge, à la propagande. Les médias (tels Mercurio) ont pu servir de relais à l’État, plus puissants encore, car en apparence plus neutres. L’application de la grille binaire a joué son rôle en opposant les bons/les mauvais, la liberté/les subversifs.
Pour l’historien que je suis, il est impossible d’être neutre devant des événements et un processus aussi extrêmes. Chaque camp a commis des erreurs, a contribué au dénouement, mais en fin de compte on doit porter un jugement en fonction de normes fondées sur la justice, le droit, la morale. Or sur ce plan Allende et Pinochet ne peuvent être renvoyés dos à dos, l’Unité populaire ne peut être assimilée à son contraire, la dictature, avec son cortège d’assassinats, ses répressions, ses privatisations. L’Unité populaire a voulu améliorer le sort des plus pauvres, des travailleurs, etc. Si ses politiques n’ont pas atteint leur objectif, ce fut d’abord et avant tout en raison de la réaction égoïste des puissants et de ceux qui les suivirent faute d’avoir compris qu’ils soutenaient des profiteurs, qu'ils défendaient des intérêts étrangers, voire contraires, à long terme tout au moins, aux leurs et à ceux de la majorité.
Depuis le retour à la démocratie (en 1990), une ouverture s’est faite. Les deux premiers gouvernements ont préféré mettre l’accent sur l’économie. Le gouvernement Lagos (2002-2006) déclara : « No hay mañana sin ayer » (pas de demain sans hier). Michelle Bachelet alla plus loin : elle annonça la création du Musée national de la mémoire, dont l’inauguration se fera en 2010. On fournit un support matériel à la mémoire en reconnaissant des « lieux de mémoire ». Parmi les lieux de mémoire, on érigea une statue à Allende sur Plaza de la Constitución aux côtés des statues de Frei, d’Alessandri, de Portales. La droite accepta à condition qu’on érige une statue à Jaime Guzmán, idéologue du régime Pinochet (inaugurée en oct. 2008).
La mort de Pinochet le 11 novembre 2006 (ironiquement, en cette journée des droits de la personne!) vit deux manifestions opposées mais séparées: marche de deuil pour ses fidèles et célébrations de joie pour ses opposants.
La « Réconciliation » est un terme controversé, banni du vocabulaire politique à partir de 2003, au profit de « réparations ». Le déficit de justice est trop grand. Selon les chiffres auxquels l'agence AP a eu accès, 769 agents ont été poursuivis pour assassinat et autres violations des droits de l'Homme pendant ces années. Or au 31 août 2009, il avait eu seulement 276 condamnations. Des conscrits sont disposés à parler en échange de la clémence (suivant le principe de l’« obéissance due »). Ces témoignages aideraient à retrouver les dépouilles des morts et disparus (moins de 8 % ont été retrouvés [moins de 250 sur 3200 disparus selon les organismes].
L’organisation « Hijos » rassemble des enfants d’ex-prisonniers politiques, morts ou disparus. Elle s’opposa par une grève de faim au pacte d’impunité qu’avait offert le prés. Lagos en échange de témoignages. Le groupe Funa se veut une réponse à l’impunité, enquêtant pour démasquer des bourreaux qui vivent dans l’impunité (on affiche la photo du funao sur sa maison ou son lieu de travail avec une description du crime, à l’occasion d’une marche. On vise à le faire ostraciser par ses voisins). La Funa a ainsi démasqué l’assassin de Victor Jara, Edward Dimter Bianchi. Victor Jara, le chanteur engagé qui fut torturé et assassiné par la junte, a reçu une sépulture officielle en décembre 2009, 36 ans après son meurtre.
L’histoire enseignée est souvent un révélateur des problèmes qu’a une société avec sa mémoire et son passé. Au Chili, sous la dictature, le cours d’histoire s’arrêtait en 1969. Or après 1990, le gouvernement a tenté d’accoucher d’une version de la période 1970-1973 qui fasse consensus et qui aide à la cohésion, mais il s’est heurté à la droite, à l’Église et aux forces armées. On n’a pu s’entendre sur un contenu minimal obligatoire. Le manuel de 6e (primaire) propose une version châtrée : il y avait crise, polarisation, il y eut intervention militaire, interruption de la vie démocratique. Et encore là la droite protesta!
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