par Claude Morin
Les zapatistes assistant à la rencontre "ConCiencias" |
Même si elle n’est plus sous les feux de
la rampe, la rébellion zapatiste au Chiapas continue d'inspirer de nouvelles
formes de démocratie. Voilà que les zapatistes annonçaient récemment qu’ils proposeraient
la candidature d’une femme indigène aux élections présidentielles de 2018.
Un retour sur le contexte de leur irruption dans l’histoire s’impose. Le
1er janvier 1994, le jour même de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA,
l’Armée zapatiste de libération nationale occupait militairement sept chefs-lieux
dans l’État du Chiapas et émettait son manifeste, la Première déclaration de la forêt lacandone. « Basta! » (Assez)
proclamait-elle, avant de faire le procès de tous ces gouvernements usurpateurs
et réclamer l’application de la Constitution mexicaine de 1917 pour que règnent
enfin la justice et la démocratie. Cette entrée en action signait de façon
spectaculaire une rébellion préparée de longue date. Les combats ne durèrent
que quelques jours. Le gouvernement mexicain ne pouvait se permettre d’écraser
militairement une rébellion qui, malgré les apparences, n’entendait pas prendre
le pouvoir, encore moins par les armes. L’affrontement se transporta donc sur
le terrain politique et prit une autre forme, fondée sur la communication, un
registre que les zapatistes allaient maîtriser avec grande efficacité. Il
convient, vingt-trois ans plus tard, de faire le point sur cette expérience.
À l’intérieur, le soulèvement chiapanèque a servi de
« révélateur » de la profonde crise de légitimité du Parti
révolutionnaire institutionnel (PRI), identifié à l’État depuis sa fondation en
1929, et du gouvernement Salinas en particulier, issu de la fraude électorale
de 1988 et l’architecte du « pari nord-américain ». Le Chiapas était
la région où se superposaient toutes les contradictions. Dans cet État le plus
pauvre et à forte proportion autochtone, les grandes propriétés jouxtaient des
communautés fragilisées par le manque de terres et les migrations, alors que
les caciques assuraient la suprématie du PRI par divers subterfuges.
À l’extérieur, la rébellion apparut comme le premier cri d’une révolte
organisée contre le néolibéralisme. Le génie du sous-commandant Marcos fut
d’inscrire d’emblée ce combat particulier dans le cadre d'une remise en question globale du
« nouvel ordre mondial », au nom de la «défense de l'humanité et
contre le néolibéralisme ». À l’été 1996, la « Rencontre intercontinentale
pour l’humanité et contre le néolibéralisme » sera vue comme un antécédent
important du mouvement altermondialiste. Les zapatistes ont ainsi donné une impulsion
décisive à l'émergence de ce qui deviendra le «nouvel internationalisme des
résistances», lequel aura son heure de gloire à partir de la mobilisation de
Seattle en novembre 1999 contre le sommet de l'Organisation mondiale du
commerce.
Le mouvement zapatiste connut des moments de gloire médiatique, amplifiés par le talent littéraire et la parole insolite de
Marcos. La « Marche de la couleur de la Terre », en mars 2001,
sillonna le pays jusqu'à la tribune du Congrès national à Mexico. Puis les
projecteurs s’éteignirent et les zapatistes perdirent leur visibilité. L’avènement
de gouvernements de gauche en Amérique latine canalisait désormais l’attention
internationale.
Pourtant, les communautés zapatistes sont bien vivantes et continuent de mettre en œuvre un projet original, soit la construction d’un autogouvernement
rebelle sur un territoire grand comme la Belgique et concernant 250 000
Mexicains. En 2003, les 27 municipes autonomes s’organisent en cinq escargots (caracoles), chacun disposant d’un
Conseil du bon gouvernement, afin de construire un réseau d’infrastructures
communes en éducation, en santé, en écoagriculture, en communication, le tout
en marge des institutions étatiques et en dehors du marché. Les membres des
conseils autonomes (élus pour des mandats de trois ans, révocables à tout
moment, sans rémunération) inventent une forme inédite de gouvernement, une
autre manière d’organiser la vie sociale et de rendre la justice. Les
zapatistes ont mis sur pied plus de 500 écoles, deux banques, cinq hôpitaux
équipés de salles de chirurgie, des dizaines de coopératives. Depuis près de quinze ans, l’EZLN se limite à des tâches de défense, n’occupant aucun poste
politique. La fonction de défense demeure une nécessité pour faire face au harcèlement permanent
que font subir des détachements militaires et des groupes armés et financés par
le gouvernement qui cherche à provoquer des conflits entre les communautés
zapatistes et les autres.
Le matin du 21 décembre 2012, le jour où certains attendaient la « fin
du monde » qu’annonçait une lecture ésotérique d’une inscription maya,
40 000 zapatistes défilèrent en silence et masqués dans cinq grandes localités,
démontrant que le mouvement disposait encore d’une formidable capacité de
mobilisation. Les zapatistes sont devenus au Mexique et à l’étranger une
référence permanente. Ils sont la preuve que le pays peut fonctionner autrement,
sans la corruption qui le gangrène et qu’alimentent les institutions, les
partis, la classe politique. Des militants viennent d’Europe et d’Amérique
latine pour observer, soutenir et apprendre des zapatistes. Plusieurs
organisations populaires, y compris aux États-Unis, se réclament de leur
exemple dans la construction d’une démocratie interne, s’inspirent de leur
logique organisationnelle et reprennent leurs tactiques de communication.
En octobre 2016, les zapatistes ont été l’hôte au Chiapas du Ve
Congrès national indigène : 350 délégués de tout le pays y ont participé. Chaque
groupe ethnique a exposé les agressions dont leurs territoires sont l’objet au
mépris de leurs droits et du bien-être de la Terre. Le couple CNI-EZLN a
annoncé récemment qu’il désignera en mai prochain une femme indigène, sans
doute zapatiste, comme candidate indépendante aux élections présidentielles de
l’été 2018. L’annonce a suscité une polémique. Le parti Morena lui a reproché
de faire le jeu du gouvernement en divisant les forces d’opposition. Il y a
plus de dix ans que l’EZLN a rompu avec la classe politique et les partis
mexicains. Mais il n’a jamais prôné l’abstention, pas plus qu’il n’a cessé de faire
de la politique. Cette fois, il entend s’engager dans la voie électorale afin de
placer la problématique indigène dans le débat national et d'y défendre une option
anticapitaliste. L’enregistrement de cette candidature devant l’Institut national
électoral exigera toutefois un énorme travail de mobilisation afin de réunir,
entre autres conditions, au moins un million de signatures dans 17 des 32 États
de la Fédération mexicaine, une opération impossible sans l’alliance avec le CNI.
Une expérience récente témoigne de la créativité des zapatistes et de
leur ouverture critique à la science moderne, une science mise au service de l’humanité,
de la libération des peuples, et non une science pour le profit et contre la nature.
Pendant une semaine (du 26 décembre au 4 janvier 2017) s’est tenue à San
Cristóbal de las Casas une rencontre ayant pour titre « ConSciences pour
l’humanité ». Soixante-seize scientifiques en provenance de onze pays ont
répondu à l’invitation des zapatistes de venir discuter avec eux d’une variété
de sujets et de questions. Les exposés et les échanges ont porté sur la
biologie, la génétique, l’écologie, la physique, la médecine et autres
disciplines. Des thèmes généraux relevant de la méthodologie, de
l’épistémologie ont également été abordés. Tous les exposés ont été enregistrés
et sont disponibles en version audio sur un site radiophonique : http://radiozapatista.org/?tag=conciencias.
Une centaine de femmes choisies par leurs communautés auront pour tâche de
diffuser les connaissances acquises dans leur milieu en vue d’aider leurs concitoyens
à concevoir des solutions à des problèmes concrets. Les sous-commandants Moíses
et Galeano (ex-Marcos**) ont enrichi les débats de leurs propos politiques, philosophiques,
éthiques et poétiques. Les zapatistes continuent de faire preuve de leur originalité
dans la réflexion et la pratique politique. Ils conservent, à n’en pas
douter, une remarquable audience internationale.
* Ce texte constitue une révision et une mise à jour d’un article paru
dans la revue Relations, Montréal
(mars-avril 2014).
** Le "Subcomandante insurgente Marcos" est mort le 24 mai
2014 afin de renaître sous le nom de "Subcomandante insurgente
Galeano", le nom de guerre de Jose Luis Solís López “Galeano”, un
enseignant et un sous-commandant de l'EZLN abattu le 2 mai 2014 par un groupe
paramilitaire. Rafael Sebastián Guillén Vicente a voulu par ce geste "tuer" un
personnage (Marcos) et honorer un camarade assassiné. Il a aussi marqué une
césure -- la fin de Marcos comme porte-parole de l'ELZN -- et le passage à une
autre étape, voulant ainsi dépersonnaliser l'ELZN au profit d'une personnalité collective.
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