par Claude Morin, professeur retraité
Département d'histoire, Université de Montréal
La
présidence Bolsonaro s’annonce désastreuse pour les Brésiliens
et Brésiliennes. Et dans tous les domaines depuis l’économie
(l’emploi, les salaires, les pensions), les rapports sociaux
(exacerbés par la haine, le mépris, l’exclusion), l’insécurité
(le port d’armes), les institutions (l’éducation, la justice, la
vie parlementaire), la culture (porteuse d’une protestation),
l’environnement (en Amazonie particulièrement), la souveraineté
nationale (un alignement éhonté sur les politiques états-uniennes),
la position du Brésil dans les forums régionaux et mondiaux. En
d’autres mots, elle marque des ruptures sur plusieurs fronts. Elle
annonce une série de reculs dramatiques. Mais en tant qu’historien
je m’intéresserai ici davantage aux continuités pour signaler que
l’avènement de Bolsonaro est davantage le produit de problèmes
non résolus qu’une
création spontanée. Et je laisserai à mes collègues le soin de
détailler l’ampleur des ruptures et d’exposer sur les voies pour
y faire obstacle et renverser la situation dramatique qui se profile
sous cette présidence hors norme. Nous aborderons cette
problématique en nous concentrant sur une liste de problèmes non
résolus, qui sont à l’origine de ces continuités à la source de
la crise actuelle.
L’injustice
agraire
Le
Brésil affiche la distribution la plus inégalitaire de la terre
d’Amérique latine. Les propriétés de plus de 2000 ha occupent 42
% des terres cultivées. À l’inverse, 34 % des propriétés ont en
moyenne 4,7 ha et n’occupent que 1,4 % des surfaces en culture.
L’agriculture familiale représente 84 % des exploitations et 74 %
de la main-d’œuvre, mais seulement 24 % des surfaces cultivées et
38 % de la valeur de la production agricole. En
1997, 35 083 grands domaines occupaient 153 millions d’hectares,
une superficie équivalente à la France, l’Espagne, l’Allemagne,
la Suisse et l’Autriche, laquelle correspondait à la moitié des
superficies agricoles du Brésil, un pays qui comptait 4 millions de
paysans sans terre. Fondé en 1984, le Mouvement des travailleurs
ruraux sans terre (MST) a multiplié les actions et les occupations.
Entre 2000 et 2012, 458 militants ont été tués. Aucun
gouvernement, même celui de Lula qui a concédé plus de lopins (614
000 familles en ont bénéficié) que ses prédécesseurs, n’a
confronté ce problème et procédé à une réforme agraire
conséquente. L’État
affiche sans vergogne un préjugé favorable pour l’exploitation
commerciale.
L’agrobusiness
(dont les éleveurs) est nettement au pouvoir avec Bolsonaro. La
bancada
ruralista
a désormais une capacité de blocage au parlement. L’Amazonie est
devenue l’enjeu de tous les appétits. La déforestation y avance
au rythme de trois terrains de foot à la minute! Le Brésil devient
un immense Far West où s’impose la loi du plus fort, la
déréglementation tous azimuts.
La
persistance de la pauvreté et sa cascade de maux (la faim,
l’ignorance, la surmortalité)
La
Fondation Abrinq a constaté en 2018 que plus de 40 % (16M) des
enfants et ados de moins de 15 ans vivent dans la pauvreté. De ce
nombre 5,8M (ou 13,5 %) vivent dans la misère (extrême pauvreté).
La faim demeure un problème persistant, particulièrement dans le
Nord-Est et dans les favelas.
Un proverbe brésilien dit : "Le pauvre mange de la
viande quand il se mord la langue." La non-scolarisation des
enfants tout comme la désertion scolaire demeure un problème. Le
travail infantile représente 6 % des travailleurs (2,5M). À la fois
causes et conséquences, les bas salaires, l’emploi précaire, le
chômage, le travail informel ou au noir sont le lot de millions de
Brésiliens. Le Brésil
est affligé par d’énormes écarts de revenus et de fortunes.
Ceux-ci ne sont corrigés
en rien par une fiscalité conséquente, par l’impôt progressif
(sur le capital, les revenus ou la succession). Les impôts qui ont
le plus de poids portent sur les biens et services, sont indirects et
sont donc de type régressif (dont une TVA de 17 à 19 %). Le Brésil
est ainsi l’un des pays les plus inégalitaires de la planète. Les
10 % les plus riches concentrent 50 % des revenus, dont 1 % détient
28 % des richesses. Le coefficient Gini qui mesure l’inégalité
des revenus se situait à 0,61 en 1990, à 0,59 en 2001 et à 0,52 en
2011. Pour le Canada, il s’établit à 0,31.
Le
racisme et la discrimination fondée sur la couleur
Ils
sont un héritage de l’esclavage et du colonialisme. Je citerai une
métaphore. Le sucre a longtemps été la principale ressource
d’exportation. Le Brésil était à l’image du pain de sucre (pão
de açucar).
La société se cristallisait avec les Blancs en haut, les gens au
teint brun étant tenus en moindre estime au milieu, et les esclaves
noirs se retrouvant en bas, comme pour la panela.
Au Brésil, un « travail de noir » est encore un travail
bâclé. Dans les petites annonces, une offre d’emploi qui précise
une « bonne apparence » n’est pas destinée à un Noir.
Une
distance sociale et un mépris pour les gens d’en bas
En
vertu d’une hiérarchie venue de l’époque coloniale et
esclavagiste, le Brésil est le pays du savoir-qui : « Voce
sabe con quem está falando? Le recours à l’intimidation fait
partie du rituel dans les interactions entre le haut et le bas de la
pyramide. Le subalterne subit les affronts des gens bien qui se
croient tout permis. L’usage généralisé des prénoms et des
sobriquets, y compris pour désigner le président, crée l’illusion
d’une proximité. Chacun doit occuper sa place et respecter les
distances. Les élites acceptent mal la discrimination positive dans
l’accès à l’éducation supérieure mise en place sous les
gouvernements pétistes quand les universités publiques ont favorisé
l’admission d’étudiants venus des secteurs pauvres et de
couleur.
La
violence sexuelle
Elle
est d’abord dirigée contre les femmes. Les féminicides et la
criminalisation des avortements en sont la marque. La
violence contre les femmes a doublé en 30 ans, plaçant le Brésil
au 7e
rang mondial. Le Brésil est aussi le pays où l’on tue le plus de
LGTBIQ. Les propos de Bolsonaro et consorts ont conforté les
électeurs des classes moyenne et supérieure dans leur rejet des
politiques PT, les incitant à étaler leur misogynie, leur racisme,
leur homophobie, leurs préjugés envers les plus pauvres. La société
brésilienne est très violente. Bolsonaro a capitalisé sur les
préjugés, les hantises, les ressentiments de ses compatriotes.
Devenu président, il continue à attiser la haine contre la gauche
(les « marxistes », les « rouges »), les
femmes, les LGBT+, les ONG, les délinquants et à encenser les
militaires et les policiers.
Une
citoyenneté limitée
Longtemps,
jusqu’en
1988, les analphabètes furent exclus des scrutins. Le clientélisme
(coronelismo)
fut la norme : le contrôle des électeurs. Les élites n’ont pas
pris au sérieux la constitution de 1988, élaborée au sortir de la
dictature, et qui avait comme objectif la démocratisation du pays.
Je rappelle les propos de Carlos Lacerda, leader de la droite, à
propos de Getúlio Vargas aux élections de 1954 : « Il ne
doit pas être candidat. S’il l’est, il ne doit pas gagner. S’il
gagne, il ne peut assumer. Et s’il assume, nous devons l’empêcher
de gouverner ». Cette recette, la droite l’a appliquée
contre Lula en 2018. Elle a fait en sorte que Lula ne puisse être
candidat. Confronté à l’opposition de la droite, G. Vargas se
suicida, João Goulart fut sans doute assassiné en 1976 par
empoisonnement dans le cadre de l’Opération Condor. Lors de la
dernière campagne, la droite, conseillée par Steve Bannon et
consorts, a appliqué la stratégie électorale des États-Unis qui
consiste à identifier des wedge
issues : mettre
en valeur des questions morales susceptibles de mobiliser les
électeurs (avortement, droits des minorités sexuelles, identité de
genre, prière à l’école). L’équipe Bolsonaro y a ajouté des
tactiques frauduleuses, tel l’envoi de 350M de faux-messages
Whatsapp
expédiés avec des mensonges à des comptes ciblés et, surtout,
l’adoption du modèle de la post-vérité qui lui permet de dire
n’importe quoi sur n’importe quel sujet sans apporter de preuves.
La
corruption bureaucratique et politique
Le
quotidien brésilien connaissait le jeitinho
(offrir un cadeau à un fonctionnaire pour obtenir une faveur ou
accélérer un service ou contourner une loi). Le système politique
a fait naître une autre corruption. D’abord celle pour se faire
élire : les campagnes électorales coûtent de plus en plus
cher. Elles seront financées au moyen des contributions illicites de
sociétés (Caixa
Dois).
Et pourtant le Tribunal suprême fédéral a statué en septembre
2015 que les contributions électorales des sociétés étaient
illégales. Ensuite, la fragmentation du Congrès (près de 30
partis) fait qu’il est impossible d’adopter des lois sans
négocier les votes de députés. Sans distribuer des enveloppes
brunes ou des faveurs (des postes : plus de 20 000
fonctionnaires fédéraux). D’autant plus que les affiliations
partisanes sont très fluides. Bolsonaro a transité par neuf partis
avant d’aboutir au PSL. La campagne contre la corruption a été le
terreau sur lequel s’est développée la campagne anti-pétiste
comme si le PT était le créateur de ce mal systémique. L’Opération
Lava Jato
a révélé que des centaines de politiques ont profité des
contributions. Le
pauliste Paulo Maluf a été le symbole du politicien démagogue et
corrompu. Maire, gouverneur, député, candidat à la présidence, il
a, grâce à la complicité d’entreprises de travaux publics qui
surfacturaient leurs contrats, détourné plus de 93M$ vers des
paradis fiscaux. Le tunnel passant sous le parc Ibirapuera aurait été
le plus dispendieux au monde. Condamné en 2001, il fut néanmoins
réélu député fédéral, y compris en 2010. Il
se vantait de voler mais d’agir (rouba
mas faz).
Le
verbe malufar
a été créé pour signifier détourner, voler.
L’impunité
et l’ignorance du passé
La
dictature militaire (1964-1985) n’engagea le processus de retour à
la démocratie qu’après que la société eût accepté la loi
d’amnistie d’août 1979 qui accordait l’immunité et l’impunité
à tous les auteurs d’enlèvements, viols, tortures et assassinats.
Ce passé demeura exclu de toute évaluation judiciaire. Les
militaires ne pardonnèrent pas à Dilma Rousseff d’avoir créé la
Comissão Nacional da Verdade en 2011. Cette commission remit son
rapport en déc. 2014. Les militaires ne reconnurent pas leur
responsabilité. Ils contestèrent le rapport. Cela permet
aujourd’hui à J. Bolsonaro de maquiller ce passé. Refusant de
parler de « dictature » il use d’un euphémisme :
« période militaire ». Il prétendait commémorer en
mars 2019 le coup d’État de 1964. L’ex-capitaine a célébré le
tortureur Carlos Brilhante Ustra, notamment le 17 avril 2016 lors du
vote de destitution de Dilma. S’adressant à sa veuve, il l’a
même qualifié de « héros national » malgré les 47
enlèvements et homicides qu’on lui attribue.
Le
rôle déterminant de la religion dans un État laïc
La
séparation de l’Église et de l’État il y a plus d’un siècle
n’a pas sorti la religion de l’espace public. Elle a plutôt
débouché sur un pluralisme religieux en mettant fin au monopole
catholique. Les religions afro-brésiliennes en profitèrent, mais le
protestantisme gagna également du terrain. Le Brésil catholique se
distingua dans les années 1960 par le développement des
« communautés ecclésiales de base ». Une Église
progressiste se développa proche des gens. Mais Jean-Paul II
contribua à discréditer et à combattre la « théologie de la
libération ». Ce fut parallèlement le développement des
sectes évangéliques. Celles-ci représentent le nouveau Brésil. Le
tiers des Brésiliens appartiennent aux églises évangéliques :
près de 100 députés en sont membres (sur 513). Un Front
Évangélique s’est constitué au Congrès aux côtés de la
Bancada Ruralista.
Le néopentacôtisme se développe dans les couches pauvres
désorientées par l’impact du néolibéralisme. Il répond au
démantèlement des réseaux de protection sociale et au vide
individualiste en fournissant une sociabilité, un sens de
communauté, une illusion de sécurité, une identité en somme.
C’est un « opium » servi comme remède. À la
« théologie de la libération », il substitue la
« théologie de la prospérité ». Le sociologue
Boaventura Sousa de Santos attribue aux effets sociaux du
néolibéralisme la renaissance des fondamentalismes religieux. Sous
Bolsonaro, l’emprise du religieux sur l’exécutif (Éducation,
Affaires étrangères, Environnement, Famille) est un trait dominant.
Rappelons son slogan de campagne : « Brésil est au-dessus de
tout, Dieu au-dessus de tous ». Ernesto Araújo, le ministre des
Relations Extérieures, considérait, dans un article publié en
janvier 2019 dans la revue états-unienne New
Criterion, que la «
Providence divine » avait participé à l’élection de Bolsonaro.
Il y affirmait que « Dieu sera “dans la diplomatie, dans la
politique, partout” ». Le Dieu des évangéliques est un Dieu
punitif taillé sur mesure pour un État autoritaire.
Une
justice de classe
Les
Brésiliens ne sont pas égaux devant la loi. L’élite a la
capacité de manipuler et d’orienter les lois en sa faveur. Elle
peut se soustraire aux lois. « Pour nos amis, tout; pour nos
ennemis, la loi ». On le voit avec l’injustice qui vaut
l’emprisonnement de Lula, le président qui a fait le plus pour les
pauvres. Ceux qui ont fait le coup d’État contre Dilma Rousseff
ont été de toutes les formes de corruption et pourtant ils ont
presque tous échappé à toute sanction, y compris Michel Temer.
« Para ingrês
ver », disait-on au 19e
s pour expliquer l’écart entre la loi et la pratique. Les lois
existaient pour impressionner les étrangers, les Britanniques, qui
multipliaient les pressions contre la traite négrière. Le Brésil
est un pionnier du « lawfare » et le juge Sérgio Moro en
a été le chef d’orchestre. Dans le lawfare,
sur le modèle du warfare,
le droit est dévoyé pour l’atteinte d'objectifs politiques. On
parle de la « judiciarisation de la politique » ou de la
« politisation du judiciaire ». La justice devient
éminemment politique. Dans les procès auxquels a été soumis Lula,
on n'a pas respecté les règles techniques pour qu'un procès soit
juste. Lula a été victime d'une « condamnation annoncée »
de la part de tous les juges des diverses instances, depuis Lava
Jato. On sait
maintenant que le délateur (récompensé), cadre chez Odebrecht, a
déposé des preuves trafiquées (des documents bancaires,
financiers) afin de fonder sa version à l'effet que Lula aurait reçu
un appartement dans une station de villégiature en récompense pour
l'obtention de contrats de construction de la société étatique
Petrobras. Les
communications échangées entre le juge Sérgio Moro et les
procureurs démontrent que le juge Moro, au mépris du droit
brésilien, faisant fi de son devoir d’impartialité, a
instrumentalisé et orienté l’enquête pour s’assurer que Lula
serait condamné et exclu des élections d’octobre 2018. Comme prix
de sa partialité, il a été nommé ministre de la Justice, un
tremplin pour accéder au Tribunal suprême fédéral. Du Brésil, le
lawfare
a été adopté par d’autres gouvernements de droite (Mauricio
Macri et Lenín Moreno) contre des adversaires progressistes
(Cristina Fernández de Kirchner en Argentine et Rafael Correa en
Équateur) pour tenter de bloquer leur retour au pouvoir.
Une
insécurité omniprésente
Avec
un taux d’homicides de 26 morts pour 100 000 habitants, le
Brésil figure parmi les cinq pays les plus violents au monde. En
2010, les homicides comptent pour 40 % des causes de mort des 15-24
ans contre 23 % en 1980. Selon
le 9e
Annuaire brésilien de
la sécurité publique
que cette ONG publie chaque année, 58 559 personnes ont été
victimes d'homicide volontaire au Brésil en 2014, année où le pays
a accueilli le Mondial de football. Le rapport inclut notamment les
blessures suivies de mort et les meurtres commis lors de vols,
dénombrant au total 3022 homicides de civils par la police et 398
agents tués dans ces opérations. Les forces de sécurité ont été
ainsi responsables de 5 % des meurtres répertoriés par cette ONG.
Non seulement la police exerce la violence, mais elle est corrodée
par la corruption. La
pacification des favelas
et l’incorporation de milices entraînent une dérive mafieuse de
la police locale, perpétrant rackets, extorsions, exécutions
extrajudiciaires, actes de torture et pressions contre les acteurs
locaux. Ce qu’illustre bien le film Tropa
de elite (2007). Les
opérations de nettoyage des favelas
consistent trop souvent à déplacer les criminels. La
verticalisation des immeubles huppés protège grâce à des gardiens
armés. La maison particulière n’est viable qu’à l’intérieur
d’un condominio
fechado, un
lotissement entouré de hauts murs, bardé d’électronique et
gardé. La promesse et la réponse de Bolsonaro fut d’édicter une
loi autorisant les Brésiliens à posséder jusqu’à quatre armes.
Une loi destinée à satisfaire le lobby des armes et de la
répression individualisée, une des composantes de sa « base
dure », constituée des « trois B » (Bíblia,
Boi e Bala).
Le
poids des médias
L’opinion
d’une majorité des Brésiliens est façonnée par des médias
hégémoniques, le groupe Globo,
ses journaux, ses chaînes de nouvelles
et ses telenovelas.
Et par les chaînes de radio et de télévision qui appartiennent aux
Églises évangéliques et qui y distillent leur conservatisme moral
et économique, car ces Églises exploitent la crédulité et
l’insécurité à leur profit extorquant leurs fidèles pauvres.
Les gouvernements PT n’ont pu mettre en place une législation pour
démocratiser les médias. Les grands médias (Globo,
Veja, Folha, etc.) ont
fait de l’anti-pétisme leur cheval de bataille, usant de tous les
moyens pour discréditer Dilma, Lula et le PT. Les médias sociaux se
sont joints à cette campagne. Ils reviendront à la charge en appui
au candidat Bolsonaro. La gauche a mis du temps à construire ses
propres canaux afin de disputer avec efficacité l’espace occupé
par la droite politique et religieuse. Pour Manuel Castells, la
désinformation massive, combinée à un manque d’éducation
politique, constitue le terreau d’un nouveau type de dictature. Les
citoyens n’ont pas les outils pour traiter correctement
l’information « déformée ».
Un
terrain politique miné
Élu
président en 2002, à sa quatrième tentative, Lula a adopté une
stratégie de « négociation » avec les élites qu’il a
voulu rassurer. Il a
réussi l’impossible : donner aux pauvres sans enlever aux riches.
Sa popularité de 80% en fin de second mandat est exceptionnelle.
Mais faute d’avoir entrepris et réalisé des réformes de
structures, il a créé l’illusion que la droite économique allait
continuer à collaborer. Ses
politiques publiques (dont Fome
Zero, Bolsa
Familía) ont certes
permis à 50 millions de Brésiliens de sortir de la pauvreté. Les
gouvernements PT ont favorisé la croissance d'une classe moyenne par
l'accès au consumérisme (au crédit), mais ils n'ont pas travaillé
à développer une conscience politique et de classe chez ceux qu'ils
avaient arrachés à la pauvreté. Faute d’avoir lutté
collectivement au sein d’organisations pour leurs droits, les
anciens pauvres se sont attribué individuellement le mérite et sont
devenus conservateurs quand la crise économique a réduit la
capacité de redistribution du gouvernement PT. Si bien que ces
rescapés étaient disponibles pour la manipulation des médias, des
églises, des élites au nom de la lutte contre la corruption,
l'insécurité et les campagnes contre les droits des LGBT+. Lula
n’était pas Chávez qui sut encourager les organisations à la
base, les communes et les coopératives. Face à l’adversité, les
chavistes ont une attitude combattante. Ils se mobilisent dans la rue
et votent en toute conscience de leurs intérêts. En 2018, des
millions de Brésiliens ont voté contre leurs intérêts, manipulés
par les médias sociaux, les grands médias (l'empire Globo
et l'empire biblique). Et d’autres (20 %) ont exprimé leur
ras-de-bol face à la classe politique en s’abstenant dans un pays
où le vote est théoriquement obligatoire, provoquant l’effondrement
au premier tour du PSDB et du PMDB, les deux principaux partis de
centre-droit et rivaux du PT.
Une
réforme politique qui
n’a pas débouché sur la transformation
Au
moment de son adoption, la Constitution brésilienne était la plus
longue au monde. En 30 ans, elle a subi plusieurs chirurgies
esthétiques sous les coups de bistouri de plusieurs dizaines
d’amendements. Son défaut est qu’elle intègre des normes et des
droits qui auraient dû faire l’objet de lois ou de décrets
spécifiques. La réforme politique devrait passer par une réforme
de la Constitution. Ce qui exige des majorités des trois cinquièmes
et des allers-retours entre le Congrès et le Sénat. On ne peut
réformer le pays sans réformer la Constitution. D’où la
difficulté qui s’ajoute à la résistance des législateurs à
modifier un cadre qui les avantage, des congressistes qui ne passent
que trois jours à Brasília (du mardi matin au jeudi après-midi!).
La capitale est au centre d’un pays-continent mais loin des régions
où se concentrent 90 % de la population. Le Brésil demeure le pays
des grenouilles qui entendent vivre près de la mare, donc de
l’Atlantique!
La
relation spéciale »
avec les États-Unis
Tout
au long du XXe
siècle, le Brésil a prétendu bâtir et entretenir une relation
spéciale avec les États-Unis. Il était le géant du Sud. Il a
participé à la Deuxième Guerre mondiale, envoyant un contingent en
Italie. Il a loué des bases aux États-Unis recevant en retour un
important financement pour lancer la sidérurgie à Volta Redonda. Il
fut l’allié de Washington contre l’Argentine péroniste. Le coup
d’État de 1964 inaugure, avec l’accord de l’administration
Johnson, l’ère des dictatures militaires en Amérique du Sud.
Henry Kissinger voyait dans le Brésil des militaires un partenaire
régional et global, mais les intérêts du Brésil et de Washington
ne coïncidèrent pas toujours. Ainsi le Brésil reconnut le
gouvernement MPLA en Angola. Les États-Unis sabotèrent pour leur
part un accord avec l’Allemagne concernant le nucléaire brésilien.
Sous le PT (2003-2016), le Brésil a souvent indisposé Washington
par ses positions à propos du libre-échange , du Venezuela, du
Moyen-Orient, de l’Iran. Bolsonaro a rompu l’équilibre et
prétend aligner le Brésil sur la politique commerciale et globale
des États-Unis. Au point que Trump voudrait faire du Brésil son
« principal allié hors de l’OTAN ».
Une
diplomatie à la
dérive
Le
Brésil s’est construit plus sur la base de traités que de
guerres. Ce sont des occupations – pensons au rôle des
bandeirantes
– suivies de
négociations et de traités qui lui ont permis de s’étendre vers
l’ouest au-delà de la ligne de Tordesillas aux dépens des
territoires hispano-américains, puis vers le Nord dans le bassin
amazonien. Le ministère des Affaires étrangères a eu à son
service au XXe
siècle des fonctionnaires et diplomates très bien formés.
Itamaraty s’est distingué par la compétence non partisane de son
personnel, des fonctionnaires de carrière, une anomalie au pays de
l’empreguismo
(des postes politiques).
Or Bolsonaro s’est mis en tête de changer toute la politique
étrangère du Brésil et ses agents. D’où ces réalignements et
ces nominations idéologiques, voire loufoques, telle sa prétention
à désigner son incompétent de fils Eduardo (35 ans) comme
ambassadeur à Washington. D’où ses frasques sur la scène
internationale, tel son rendez-vous manqué avec le ministre français
des Affaires étrangères : il lui avait préféré une visite
chez son coiffeur! Son dernier impair, en rupture avec la tradition
de réserve observée par les dirigeants brésiliens lors d’élections
dans les pays voisins, fut de qualifier de « bandidos
de esquerda »
(bandits de gauche) le tandem Alberto Fernández-Cristina Kirchner
vainqueur lors des primaires en Argentine face à son allié Mauricio
Macri en passe de perdre la présidence en octobre prochain. Et de
reprendre à leur propos le néologisme polémique « esquerdalha »,
fusion de « gauche » et « canaille ».
*
Texte pour un exposé au panel-débat « Le Brésil, le régime
Bolsonaro et la lutte pour la démocratie », organisé par le Réseau
solidarité Brésil-Montréal, le 24 août 2019, au 5359, avenue du
Parc, Montréal.
Publié également sur les
sites suivants (avec de légers changements de forme), cette version
étant la dernière :
https://www.mondialisation.ca/le-bresil-sous-bolsonaro-continuites-et-ruptures/5636244
(27 août 2019)
Félicitations pour l'excellent texte, professeur !!!
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