par Claude Morin
Le texte ci-dessous fut publié à l'origine le 9 mars 2019 à l'occasion des premiers 100 jours de la présidence d'Andrés Manuel López Obrador.
https://www.mondialisation.ca/laube-dun-nouveau-mexique/5631818
Six mois plus tard, la popularité d'AMLO demeure forte -- un taux d'approbation de 70 % -- même si l'opposition a multiplié les fronts de résistance et que les grands médias lui cherchent noise. La violence frappe toujours: attentats contre les civils, meurtres de journalistes et de militants continuent d'ensanglanter le Mexique. L'insécurité affecte encore sérieusement plusieurs régions. Elle est une hydre aux têtes multiples. La "4T" demeure à l'ordre du jour, dans le discours, comme une boussole (comme une religion disent certains), mais progresse lentement. La lutte contre la corruption et l'impunité demeure une priorité. AMLO a évité la chasse aux sorcières contre les anciens dirigeants soupçonnés d'actes de grande corruption, laissant le procureur général procéder aux enquêtes: une proche de l'ex-président Peña Nieto a été arrêtée en relation avec la plus grande arnaque du précédent sexennat. Il a dénoncé le néolibéralisme de ses devanciers, déterminé à tourner la page sur 36 ans de politiques publiques néolibérales. Plusieurs programmes sociaux ont vu le jour qui améliorent la vie matérielle des jeunes et des aînés. Il n'empêche que plusieurs de ses grands projets (centrale hydroélectrique au Morelos, train en zone maya) dérangent des communautés et malmènent l'écologie. Les radicaux lui reprochent de ménager ses adversaires. AMLO n'est pas le Chávez qu'annonçaient ses ennemis politiques et les puissants durant la campagne électorale. Il serait plus proche d'un Lula, cherchant à se concilier le patronat nationaliste. Face à Trump, il défend la souveraineté et la dignité mexicaines en évitant toute surenchère dans la rhétorique. En somme, les contradictions ne manquent pas.
Six mois plus tard, la popularité d'AMLO demeure forte -- un taux d'approbation de 70 % -- même si l'opposition a multiplié les fronts de résistance et que les grands médias lui cherchent noise. La violence frappe toujours: attentats contre les civils, meurtres de journalistes et de militants continuent d'ensanglanter le Mexique. L'insécurité affecte encore sérieusement plusieurs régions. Elle est une hydre aux têtes multiples. La "4T" demeure à l'ordre du jour, dans le discours, comme une boussole (comme une religion disent certains), mais progresse lentement. La lutte contre la corruption et l'impunité demeure une priorité. AMLO a évité la chasse aux sorcières contre les anciens dirigeants soupçonnés d'actes de grande corruption, laissant le procureur général procéder aux enquêtes: une proche de l'ex-président Peña Nieto a été arrêtée en relation avec la plus grande arnaque du précédent sexennat. Il a dénoncé le néolibéralisme de ses devanciers, déterminé à tourner la page sur 36 ans de politiques publiques néolibérales. Plusieurs programmes sociaux ont vu le jour qui améliorent la vie matérielle des jeunes et des aînés. Il n'empêche que plusieurs de ses grands projets (centrale hydroélectrique au Morelos, train en zone maya) dérangent des communautés et malmènent l'écologie. Les radicaux lui reprochent de ménager ses adversaires. AMLO n'est pas le Chávez qu'annonçaient ses ennemis politiques et les puissants durant la campagne électorale. Il serait plus proche d'un Lula, cherchant à se concilier le patronat nationaliste. Face à Trump, il défend la souveraineté et la dignité mexicaines en évitant toute surenchère dans la rhétorique. En somme, les contradictions ne manquent pas.
J’ai
appris à aimer le Mexique. Depuis 1969, j’y ai fait 18 séjours
qui totalisent une trentaine de mois. Je lui ai consacré mon mémoire
de maîtrise, ma thèse de doctorat et de nombreux écrits. Je l’ai
parcouru à plusieurs reprises depuis la frontière nord jusqu’au
Yucatán. Je reviens d’un séjour de trois semaines. Ce pays a
occupé une grande place dans ma vie professionnelle. Mais depuis une
trentaine d’années, j’accumulais déceptions et frustrations.
Quatre problèmes accaparaient mon attention : 1- la pauvreté
endémique et majoritaire; 2- la corruption verticale, du haut vers
le bas de la pyramide sociale; 3- la violence systémique
(domestique, patronale, policière, mafieuse); 4- l’impunité
généralisée (une justice qui protégeait les puissants et une
police incompétente et véreuse). La fraude électorale avait de
plus entraîné un abstentionnisme croissant. L’horizon paraissait
bouché.
Le
1er
juillet 2018, 70 % des Mexicains sont allés voter, le meilleur taux
de participation depuis des décennies. Ils ont élu Andrés Manuel
López Obrador (AMLO), l’ancien maire de Mexico (2000-05), âgé de
65 ans, un politique aguerri issu du Tabasco, qui en était à sa
troisième tentative d’arracher la présidence. Face à quatre
autres candidats, il a obtenu une majorité absolue (53 %). Il a su
gagner la confiance d'un peuple. Même les élites qui le redoutaient
comme un dangereux « gauchiste » ou « populiste »
n'ont pu lui opposer la fraude comme elles l’avaient fait en 2006.
Sa popularité était trop grande, sa capacité de mobilisation trop
évidente. Cette fois il a conquis la présidence à la tête d’un
parti-mouvement qu’il a créé (Morena : Mouvement pour la
Régénération Nationale) et d’une coalition (Ensemble
nous ferons l’histoire)
qui lui a assuré une majorité au Congrès. Morena doit son succès
à la construction d’une base territoriale fondée sur des demandes
locales, des mouvements revendicatifs et un tissu de loyautés
traditionnelles ainsi qu’au grand capital de confiance dont AMLO
disposait auprès de nombreux secteurs.
Homme
réfléchi, d’une grande culture, auteur de six livres, modeste et
pragmatique, AMLO a fait campagne au nom d’une « quatrième
transformation » nécessaire. La première (1810-1821) avait
abouti à l’indépendance. La seconde (1858-1861) avait réformé
l’État désormais séparé de l’Église. La troisième
(1910-1920) avait mis fin à la dictature et doté le pays d’une
constitution avancée. La quatrième devrait mettre en place un
véritable État de droit, une « vraie » démocratie et libérer le
pouvoir politique de l’emprise du pouvoir économique. Et AMLO, en
excellent connaisseur de l’histoire mexicaine, de citer ses modèles
d’hommes publics : Juárez, Madero et Cárdenas. Le
président a commandé l’élaboration d’une « Constitution
morale » afin de développer chez ses compatriotes une
conscience éthique comme le proposait Alfonso Reyes dans sa Cartilla
moral
en 1944.
Il
a proclamé l’« austérité républicaine » qu’il
pratiquait déjà à l’époque où il était maire de Mexico,
habitant un cottage de Tlalpan, un quartier de classe moyenne, avec
sa conjointe Beatriz Gutiérrez Müller, historienne et spécialiste
des communications, auteure de plusieurs ouvrages. AMLO a ainsi
réduit de moitié son salaire mensuel, l’abaissant à 5 700
USD. Il a renoncé à la résidence présidentielle (Los
Pinos)
et en a fait un centre culturel au profit des citoyens, installant
ses quartiers au Palais national sur le Zocalo.
Tous les matins, à 7h, il y tient une conférence de presse afin
d’informer les citoyens par l’entremise des journalistes. Il a
mis en vente l’avion présidentiel et voyage sur des vols
commerciaux, se soumettant aux mêmes contrôles que ses
compatriotes. Désormais aucun fonctionnaire ne pourra gagner plus
que lui. Dans les ministères l’écart entre le mieux payé et le
moins payé ne devra pas dépasser un rapport de 12 pour 1, alors que
présentement des cadres peuvent gagner 80 fois ce que gagnent les
salariés les moins bien payés. Les juges ont accepté de s’imposer
une baisse de traitement de 25 % ramenant leurs émoluments mensuels
à 10 000 USD.
Il
s’est engagé à réduire la pauvreté par la hausse du salaire et
la création d’emplois. En vertu d’un pacte avec le patronat, il
a décrété une hausse de 16 % du salaire minimum, la plus forte
hausse en 23 ans. Le salaire minimum est ainsi passé de 88 à 102
pesos par jour (5,11 USD). Mais dans la zone frontalière nord, le
salaire a été porté à 176 pesos (8,79 USD). Une étude du Coneval
a établi que le pouvoir d'achat réel des ménages à faible revenu
avait diminué de 20 % entre 1992 et 2016 et que 53,4 millions de
Mexicains (43,6 % de la population totale) vivaient sous le seuil de
pauvreté, dont 7,6 millions qui vivaient dans l'extrême pauvreté.
La moitié des enfants mexicains – plus de 20 millions – vit dans
la pauvreté. Le gouvernement veut développer l’économie sociale.
Il prévoit doubler la valeur des prestations de retraite et accorder
une pension universelle aux personnes souffrant d’un handicap.
Il
entend améliorer et étendre l’éducation en distribuant 10
millions de bourses (son slogan de campagne était : « Becarios
sí, sicarios no »).
Il parle de créer 100 universités publiques. Soucieux de valoriser
le métier d’enseignant, il a mis fin aux évaluations arbitraires
qu’avait instituées l’administration précédente. La création
de deux millions de postes d’apprentis salariés en entreprise
facilitera l’embauche des jeunes. Les entreprises ont déjà offert
300 000 postes.
L’accès
aux soins de santé sera amélioré pour tous. Actuellement bien des
Mexicains, ceux qui travaillent dans le secteur informel, n’ont pas
accès aux soins ni aux médicaments gratuits réservés aux salariés
qui paient des cotisations rattachées à leur condition de
syndiqués.
Un
combat sans merci sera mené contre la corruption et l’impunité.
Une loi ferait de la corruption un délit grave, ce qui impliquerait
que les membres du gouvernement, y compris le président, perdraient
leur immunité et pourraient être jugés pour un tel délit au cours
de leur mandat. Récemment AMLO s’est attaqué au vol de carburant
qui afflige la rentabilité de Pemex. Ce vol a représenté des
pertes de plus de 3,3 milliards USD en 2018, soit 60 % de ce que
coûtera la hausse des pensions aux retraités! La « traite des
oléoducs » s’est développée depuis 2000 sans que l’État
ni Pemex n’interviennent. Des fortunes sont nées du détournement
de carburant. En 2018, il y aurait eu 12 000 saignées. Les
huachicoleros
sont membres de cartels qui perforent les oléoducs, quitte à ce que
de petites gens se servent ensuite, au risque de périr dans une
explosion comme cela s’est produit dans l’État de Hidalgo. Les
militaires ont été mobilisés pour la surveillance. Des oléoducs
ont été fermés, obligeant Pemex à acheter des centaines de
camions-citernes. Des pénuries de carburant en ont résulté, car le
pays consomme 800 000 barils par jour.
Le
Mexique entend récupérer sa souveraineté. Il ne sera plus une
«piñata »
que les invités rompent pour s’approprier les friandises. Le
Mexique s’est retiré du Groupe de Lima dont la seule fonction
était était d’œuvrer à un changement de gouvernement au
Venezuela pour le compte des États-Unis. AMLO a rappelé le principe
de base de la diplomatie mexicaine : la non-ingérence dans les
affaires des autres pays. Et de prôner la résolution pacifique des
conflits par la médiation.
Le
commerce avec les États-Unis est un volet essentiel de l’économie
mexicaine. Les échanges entre les deux pays totalisent annuellement
600 milliards USD et les investissements directs US dépassent les
100 milliards. Les transferts de fonds (35 milliards) effectués par des Mexicains établis au Nord sont la première source de devises. Plus de 1,2 million d’emplois aux États-Unis
reposent sur les exportations au Mexique. On doit comprendre que la
construction d’un mur sur la frontière gênerait ces échanges. Il
ne saurait être question que la facture soit refilée au Mexique
d’aucune façon. Concernant l’émigration, le Mexique veut par la
création d’emplois mieux rémunérés réduire à la source
l’incitatif à l’émigration transfrontalière. Il a demandé au
voisin du Nord de participer à un programme de développement pour
les pays d’Amérique centrale d’où partent ces caravanes de
migrants qui inquiètent tant Donald Trump et ses partisans.
AMLO
devra s’attaquer à l’insécurité et à la violence, celles qui
sont imputables aux cartels et celles qui proviennent des forces de
sécurité, avec comme bilan plus de 100 000 morts et des
dizaines de milliers de disparus depuis 2006. La disparition forcée
a commencé en 1968 sous la présidence de Díaz Ordaz. D’abord
occasionnelle elle est devenue une pratique courante vers 1974 et
au-delà sous l’empire de la « guerre sale ». Elle a
pris une grande ampleur sous Calderón à la faveur de la guerre
contre les narcotrafiquants, puis a continué de plus belle sous Peña
Nieto. Le nombre de disparus s’établissait en janvier 2019 à
40 180. Selon AMLO, les problèmes de sécurité publique sont
liés à la décomposition des corps policiers et à la corruption
qui les gangrène. Il vient d’obtenir du Congrès et des États
l’aval pour la création d’une Garde nationale composée de
soldats de la marine, de l’armée et de la police fédérale, sous
le commandement du ministère de la Défense. La militarisation de la
sécurité publique a néanmoins soulevé des objections et des
inquiétudes tant il est vrai que les militaires en ont mené large
sous les administrations antérieures. On peut déjà porter au
crédit du gouvernement la libération de prisonniers politiques et
l’annonce d’une révision d’autres détentions sans procès.
Beaucoup des prisonniers libérés étaient des résistants à la
réforme éducationnelle. La détermination à ne pas criminaliser la
protestation sociale est aussi très encourageante. Le gouvernement a
enfin créé une commission d’enquête sur la disparition (donc
l’assassinat) en septembre 2014 des 43 étudiants d’Ayotzinapa et
le rôle qu’a tenu le gouvernement Peña Nieto dans l’exécution
et le camouflage.
Si
la « quatrième transformation » (la 4T) du Mexique peut soulever
espoirs et enthousiasme, la tâche demeure titanesque. AMLO est
pressé d’appliquer son programme, ce qui ouvre la porte à des
improvisations et à des dérapages. Le président est élu pour un
mandat de six ans non renouvelable. S’il n’est pas tout-puissant
comme à l’époque de Porfirio Díaz, il dispose de beaucoup plus
de pouvoir que le président des États-Unis, n’ayant pas à
affronter une séparation des pouvoirs aussi rigide et un système de
poids et de contrepoids. Il entend gouverner avec le peuple et le
consulter au besoin quitte à bousculer les institutions et de gros
intérêts. Déjà il a annulé le projet de construction d’un
nouvel aéroport de Mexico après avoir consulté les citoyens
affectés. Cette décision comme celle de relancer la production et
la distribution d’électricité par l’entreprise d’État créent
des remous et des résistances dans le secteur privé. Les uns en
attendaient de juteux contrats de construction alors que les autres
se sont enrichis de la vente de l’électricité à prix forts. La
connivence entre les hautes sphères du pouvoir et les milieux
d’affaires fut à l’origine d’enrichissements illicites.
Il
est évident qu’AMLO dérange : des médias puissants
deviennent la voix de l’opposition à ses mesures, à ses projets.
Le président se fait de nombreux ennemis, ce qui ne peut
qu’inquiéter son entourage dans un pays où l’assassinat
politique a pris une ampleur dramatique. La dernière campagne
électorale fut la plus mortelle de l’histoire mexicaine. Nombre
d’élus et de militants ont récemment payé de leur vie leur
engagement pour le changement.
Il
n’empêche que la perception du public est toute autre. À près de
100 jours de son entrée en fonction, AMLO peut se targuer d’un
taux d’approbation qui frise les 80 %, une situation totalement
inédite dans le Mexique.
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