Notes pour une intervention pour le Comité Justice mondiale,
Syndicat canadien de la fonction publique, Québec, 4 mai 2015.
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L’annonce, le 17 décembre
dernier, dans des discours parallèles de Barack Obama et de Raúl Castro, que
les États-Unis et Cuba allaient engager un dialogue devant mener à une
normalisation de leurs relations, a été saluée comme un événement
« historique ».
« Historique », a-t-on
dit? On abuse souvent de ce qualificatif. Étant historien, je me désole souvent
qu’on surdimensionne ainsi un événement. On devrait réserver ce terme et ne
l’appliquer qu’à un événement qui marque une « rupture » entre un
« avant » et un « après ». Je pense qu’ici des éléments
militent pour son usage. À condition d’en concevoir aussi les limites et la
portée réelle. C’est ce que je ferai en me fondant sur une certaine
connaissance de l’histoire des relations entre les États-Unis et Cuba, en
prenant en compte le long terme comme le court terme, et en me projetant du
passé au futur. Mon exposé aura deux axes. S’agit-il d’un accord historique?
Pourquoi une « normalisation » s’annonce-t-elle difficile?
Dans ce cas-ci, deux pays qui
n’avaient pas eu de relations diplomatiques, commerciales, financières directes
depuis plus de 50 ans annonçaient leur volonté de rétablir des relations
bilatérales. Et surtout une des parties, la plus puissante, reconnaissait que
la politique suivie à l’égard de l’autre était dépassée, témoin d’une autre
époque. Barack Obama a fait preuve de courage et de réalisme en reconnaissant
que la politique envers Cuba était erronée, en plus de s’être révélée
inefficace, ayant failli à atteindre l’objectif visé. Ce faisant, il a proclamé
la nécessité d’adopter une « nouvelle approche ». Il y a donc
apparence d’une rupture.
Pendant 55 ans, comme l’a
reconnue Obama, la politique suivie par Washington a été de renverser la
Révolution cubaine. Elle se résumait en deux mots qu’il a employés : regime change. Les États-Unis ont
utilisé une panoplie de moyens afin d’induire un changement de régime à La
Havane, depuis la coercition économique jusqu’à des actions militaires. Le
principal levier a évidemment été l’embargo commercial décrété en février 1962
et bientôt étendu à tous les produits, y compris les aliments et les
médicaments. Cuba, avant 1959, importait des États-Unis le tiers de ses aliments
et la presque totalité des biens manufacturés et de l’équipement. Il y trouvait
en contrepartie l’essentiel de son marché pour ses produits, dont le sucre,
ainsi que ses touristes (près de 250 000 en 1957). L’objectif de l’embargo
était de semer le chaos, de prendre le peuple cubain en otage et de l’affamer
afin de le pousser à se soulever contre son gouvernement. Cela a été écrit noir
sur blanc dans les mémos internes justifiant cette mesure foncièrement
immorale. Washington croyait que le régime castriste ne pourrait survivre à
cette opération d’asphyxie. Cette croyance a persisté jusqu’aux années 2000. La
chute de l’URSS a ravivé l’espoir dans l’efficacité de cette mesure, ce qui a
fait que les États-Unis ont renforcé l’application de l’embargo. Dans les
faits, l’embargo a pris la forme d’un blocus,
terme employé par Cuba pour désigner un acte de guerre dans une guerre non
déclarée, car il concerne non seulement les produits, mais aussi la
technologie, le transport, le financement, le crédit, la monnaie, l’accès à
Internet, etc. D’autant plus que Washington a cherché à rendre multilatéral cet
ensemble de mesures, à donner à sa législation anticubaine une portée
extraterritoriale, en violation du droit international tant humanitaire que
commercial. L’embargo a causé des dommages colossaux. La fourchette des
estimations va de plus de 100 milliards à 1000 milliards USD, selon les
variables prises en compte. Les relations avec les Soviétiques ont atténué les
effets, mais ne les ont pas annulés. L’embargo a saigné l’économie cubaine.
Mais le blocus ne fut qu’un des
leviers d’intervention. Nous savons tous que les États-Unis ont organisé
l’invasion de l’île en avril 1961. Le débarquement à la Baie des Cochons est
l’épisode le plus connu et le plus spectaculaire des nombreuses tentatives qu’ils
ont menées pour inverser le cours de l’histoire à Cuba, mettre fin à la
Révolution et installer un gouvernement ami à La Havane. L’opération Zapata,
son nom de code, se solda par un fiasco. Les envahisseurs ne purent libérer un
territoire et en faire une tête de pont pour établir le gouvernement formé et
annoncé depuis Miami. Ce fut pour les États-Unis et l’administration Kennedy un
échec retentissant, une humiliation cuisante. L’assassinat de JFK est
probablement relié à cet échec. Des membres de la CIA et des exilés ne lui
auraient pas pardonné de ne pas avoir engagé l’aviation US en appui au débarquement.
Pour les Cubains, Playa Girón est source de fierté. C’est David affrontant et
terrassant Goliath. Ils ont défait les États-Unis dans l’action d’hostilité la
plus visible. La stature de Fidel Castro en sortit grandie en raison de sa
clairvoyance dans la riposte et de son rôle en première ligne. La victoire a
accéléré le cours de la révolution. Elle a consolidé la Révolution. Faisant
preuve d’ironie, Ernesto "Che" Guevara remerciera le représentant US à Punta del Este pour
l’agression.
D’autres formes d’agression ont
jalonné les cinq dernières décennies. On a dénombré des centaines d’actes de
sabotage contre des installations cubaines, des bateaux, des attentats contre
les missions diplomatiques (y compris à Montréal), contre des hôtels, des
tentatives d’assassinat contre les dirigeants (plus de 600 contre Fidel
lui-même, certaines qui ne furent que des projets, d’autres qui échouèrent en
raison de l’efficacité des appareils de sécurité cubains). Depuis 1959, Cuba aurait subi plus de 700 actes
terroristes qui ont fait plus de 3500 morts et plus de 2000 handicapés
permanents. Ces attaques ont été préparées depuis le territoire états-unien.
Les États-Unis ont même pratiqué une forme de bioterrorisme, introduisant dans
l’île des maladies visant les humains (dengue, neuropathie), les plantes
(rouille de la canne et du tabac), le cheptel (la fièvre porcine). Comble
d’hypocrisie et de cynisme, à partir de 1982, le State Department plaçait Cuba
sur la liste des États soutenant le terrorisme. Aucun acte ne justifia jamais
cette inscription destinée à priver Cuba de ressources, dont l’accès aux
services bancaires pour sa mission aux États-Unis. En avril dernier,
l’administration Obama a réclamé qu’on retire Cuba de cette liste. En 1998, le
FBI arrêtait cinq Cubains qui avaient infiltré des organisations anticubaines
afin de déjouer des attentats conçus depuis le territoire états-unien. Ils
furent condamnés à de longues peines de prison, ce qui leur a valu des
campagnes internationales pour leur libération. Les trois derniers prisonniers
ont été libérés le 17 décembre dans le cadre d’un échange. Les États-Unis
ont orchestré également des actes de propagande
et d’incitation à la désobéissance civile, au sabotage, diffusés depuis des
radios spécialisées, mettant sur pied dans les années 1980 Radio Marti et TV
Marti chargées d’émettre pour Cuba, en contravention avec la législation
internationale sur l’utilisation des fréquences hertziennes.
Les États-Unis ont mené des
campagnes récurrentes de désinformation pour discréditer le gouvernement
cubain. L’angle d’attaque a été la question des droits de la personne. Ils ont
politisé à l’excès cette question, hors de tout contexte, sans égard au fait
qu’ils contribuaient par leurs actions et leur politique à induire et à
entretenir à Cuba une attitude défensive, frileuse, paranoïaque diraient
certains. Dans le contexte d’une
société qui vit le syndrome de l’île assiégée, il n’y avait pas de place pour une
opposition organisée qui ferait figure de « cheval de Troie » ou de
« cinquième colonne » au service de l’impérialisme. En effet, l’antagonisme
US a fourni la meilleure justification pour éliminer toute opposition accusée
de collaborer avec l’ennemi. La réaction des autorités cubaines fut parfois
excessive, mais la menace, elle, était bien réelle. L’Internet a été mis à
contribution, alors même qu’on refusait à Cuba l’accès aux câbles sous-marins
passant au large de ses côtes. Les États-Unis ont ainsi fait de la bloggeuse
Yoani Sánchez une célébrité internationale, lui procurant des canaux pour son
travail de désinformation et lui obtenant des prix et des postes par leurs
interventions auprès d’agences à l’étranger. Ils ont tout fait pour faire
naître, financer et orienter une opposition interne. Ce n’est pas le moindre
des paradoxes que les États-Unis ont été, en raison de leur politique hostile
axée sur l’ingérence continue et la subversion, un obstacle majeur à
l’institutionnalisation du pluralisme à Cuba.
Pendant tout ce temps, Cuba a
opposé une résistance tenace, construisant son socialisme à l’intérieur et
dénonçant à l’extérieur les actions et les visées de l’empire, lui opposant une
morale fondée sur des principes de justice sociale et pratiquant une solidarité
internationale exemplaire. Ses soldats ont combattu dans des guerres
anticoloniales, contribuant en Angola à accélérer la fin de l’apartheid en
Afrique du Sud. Ses médecins et son personnel de santé soignent dans une
soixantaine de pays, ayant engagé le grand contingent de médecins dans la lutte
contre l’épidémie d’Ebola. Plus de 100 000 étudiants étrangers ont été
formés à Cuba dans les sciences de la santé, en éducation physique et dans
d’autres domaines. Des millions de gens ont appris à lire et à écrire grâce à
la méthode « Yo sí puedo ». D’autres millions ont recouvré la vue
grâce à l’opération « Miracle » réalisée dans plusieurs pays par ses
ophtalmologues.
Cuba n’a jamais représenté une
menace militaire pour les USA, sauf à un moment, en 1962, quand furent
installées des vecteurs qui auraient pu porter des ogives nucléaires contre des
cibles aux États-Unis. Cette menace a pris fin en novembre 1962 avec le
démantèlement des missiles et leur rapatriement en URSS. L’installation des
missiles avait pour but de dissuader les États-Unis d’envahir Cuba cette fois
directement et non seulement par le biais de troupes mercenaires. C’était pour
les Cubains un parapluie. Fidel voulait d’ailleurs que les États-Unis
apprennent leur existence une fois que les missiles seraient devenus
opérationnels. Les Soviétiques étaient partisans du secret. Ils retirèrent les
missiles contre l’engagement de JFK de renoncer à envahir Cuba, un engagement
qui ne fut jamais public et que certaines administrations (Nixon, Reagan)
songèrent à violer. La crise des missiles eut pour conséquence d’enrayer des
actions qui étaient prévues pour octobre 1962 dans le cadre de l’opération
Mangouste. Une de ses composantes était l’opération Northwoods, peut-être le
plan le plus immoral conçu par les États-Unis : réaliser une série d’actes
belliqueux, terroristes de la manière à pouvoir les imputer à Cuba et ainsi
justifier une invasion états-unienne au nom d’une riposte légitime. Or les
Soviétiques eurent vent de ce projet et en informèrent Fidel. L’installation
des missiles se voulait justement une réponse dissuasive à une seconde invasion
en préparation.
La Révolution cubaine a
représenté pour les États-Unis un immense défi à leur autorité, un rappel
permanent des limites de leur puissance dans leur propre
« hémisphère », dans ce qu’ils considèrent leur
« arrière-cour ». Cuba a démontré à la face du monde qu’on pouvait
tenir tête à la volonté d’hégémonie, défendre son indépendance, construire une
société aux antipodes de la société états-unienne, un État socialiste, avec des
citoyens mus non pas par le consumérisme mais par des rêves collectifs, une
société qui misait sur la santé, l’éducation, le travail pour tous, la
réduction des écarts entre les classes sociales, les groupes socio-raciaux, les
hommes et les femmes, les villes et les campagnes, avec des valeurs axées sur
la solidarité interne et internationale. Cette société originale se
construisait à 150 km de la Floride, un des grands miroirs aux alouettes du
capitalisme US. Cet exemple d’indépendance et cet autre modèle de développement
dans une Amérique latine tiraillée par des inégalités criantes, soumise à un
capitalisme largement sauvage, dirigée par des élites collaborationnistes
constituaient un défi majeur. Les
États-Unis y répondirent dès 1961 en lançant l’Alliance pour le progrès, puis,
devant l’insuccès dû à la résistance des élites latino-américaines à admettre
tout réformisme, par le soutien aux coups d’État et aux dictatures militaires.
La solution militaire eut un coup énorme (pensons à la « sale
guerre » en Argentine), ouvrant la voie au retour à des gouvernements
civils. Ceux-ci devaient, dans les décennies 1980 et 1990, se régir par le
Consensus de Washington et appliquer des politiques néolibérales. La démocratie
de basse intensité allait succéder à la guerre de basse intensité que les
États-Unis avaient menée dans les années 1980 en Amérique centrale, notamment
au Guatemala, au Salvador et au Nicaragua, faisant des centaines de milliers de
morts et de disparus.
Les États-Unis ont constamment
cherché à isoler Cuba qu’ils percevaient comme un cancer qu’il fallait
éradiquer. Ils n’y sont jamais parvenus, même après avoir manœuvré pour faire
expulser Cuba de l’Organisation des États américains en 1964. Pendant plus de
20 ans, à partir de 1991, ils se sont retrouvés seuls avec Israël et parfois un
petit État-client à voter contre une résolution cubaine à l’ONU réclamant la
levée du blocus.
Entretemps, l’Amérique latine a
changé. Depuis les années 2000, des gouvernements progressistes ont été portés
au pouvoir par un électorat instruit par sa participation à des mouvements
sociaux. L’intégration de l’Amérique latine a avancé sur bien d’autres voies
que le commerce et sans que les États-Unis et le Canada n’aient droit au
chapitre (CELAC, ALBA, UNASUR). L'Amérique latine
construit son intégration dans la diversité. Cuba est dans ce processus un chef
de file, un acteur et un partenaire respecté. Le respect de l'autonomie de
chacun des États est le gage de la paix et peut être source de prospérité. Cuba
et l'Amérique latine réclament que les États-Unis respectent leurs choix en
matière de politiques économiques et de développement social. De quel droit ces
derniers interviendraient-ils dans leurs affaires? Au nom d'un modèle de
développement qui ne fait plus recette, un modèle qui a accru les écarts entre
les plus riches et les plus pauvres, qui transforme tout en marchandise, depuis
l'éducation, la santé, les postes électifs (le coût faramineux des campagnes
électorales)? Les États-Unis sont en raison de la consommation de drogues un
immense marché pour les cartels qui en tirent leurs fortunes et les moyens de
tout corrompre et qui s'y approvisionnent en armes. Le Mexique, par exemple,
est une victime de tous ces trafics orientés Nord-Sud.
Barack
Obama et les États-Unis, en mettant à jour la politique cubaine, cherchent à
éliminer un point de friction et à reprendre l’initiative en Amérique latine afin
de mieux défendre leurs intérêts dans la seule région où ils ont exercé une
réelle hégémonie dans le passé, alors qu’ils enregistrent des échecs ailleurs
dans le monde. Ils considèrent l’Amérique latine comme leur arrière-garde stratégique. Ils ont besoin
de stabilité dans cet espace pour le cas où ils devraient affronter une
troisième guerre mondiale, particulièrement au Moyen-Orient ou face à la Russie
et à la Chine, deux rivaux qui multiplient leurs contacts en Amérique latine
même.
Les États-Unis s’étaient placés depuis un demi-siècle du
mauvais côté de l’histoire. L’administration Obama a eu le courage politique d’engager
ce qui ressemble à une rupture. Le moment était opportun, à un mois de l’entrée
en fonction du nouveau Congrès, dominé encore plus par ses adversaires, à deux
ans de son retrait de la vie publique. Cuba lui fournissait l’occasion
d’amorcer un virage indispensable, voire inéluctable, et de marquer ainsi sa
présidence par un succès à l’étranger.
S’agit-il
d’une rupture profonde? J’en doute.
Mon scepticisme découle d’abord de ce qu’a été l’histoire. L’indépendance
cubaine a toujours été contraire à la façon dont les États-Unis ont défini et
défendu leurs intérêts de sécurité avant et après 1959. Au XIXe
siècle, ils ont appliqué à Cuba la métaphore newtonienne du « fruit
mur ». John Quincy Adams, secrétaire d’État du président Monroe, écrivait
en 1823: « L’annexion de Cuba à notre république fédérale sera
indispensable ». Selon les lois de gravitation politique, Cuba, détachée
de l’Espagne, devait tomber dans le giron des États-Unis de la même manière
qu’un fruit mûr tombe nécessairement au sol. Voilà pourquoi les États-Unis
s’opposèrent au projet du Mexique et de la Colombie de tenter de libérer Cuba
du joug espagnol dans les années 1825-1830. Ils craignaient qu’une émancipation
s’accompagne du soulèvement des esclaves qui aurait eu ses répercussions dans
les États esclavagistes du Sud. La
question de l’esclavage fut ensuite une pomme de discorde entre le Nord et le
Sud, faisant que le Nord ne voulait pas renforcer le Sud par l’annexion de Cuba
où l’esclavage ne fut aboli qu’en 1886. En 1898, alors que les patriotes
cubains allaient l’emporter dans la guerre hispano-cubaine engagée en 1895, les
États-Unis s’invitèrent dans le conflit en envoyant un cuirassé dans le port de
La Havane. L’explosion opportune du Maine
offrit un prétexte à leur entrée en guerre contre l’Espagne. C’est eux qui
signèrent le traité de Paris avec l’Espagne en l’absence des Cubains, acquérant
par la même occasion non seulement Cuba, mais aussi Puerto Rico, Guam et les
Philippines. Les États-Unis occupèrent Cuba et ne se retirèrent qu’une fois que
les Cubains eurent accepté l’amendement Platt à la constitution par lequel
l’occupant se réservait un droit d’intervention. Ils obtinrent en location la
base de Guantánamo où ils sont toujours contre toute raison, en ayant fait un
territoire de « non-droit » pour y garder des prisonniers étrangers
de leur « guerre contre le terrorisme ». La République cubaine est
ainsi née sous tutelle yankee. La situation devait se prolonger jusqu’en 1959.
Pendant plus d’un demi-siècle aucun gouvernement ne put se maintenir sans
l’accord des États-Unis.
Au XXe
siècle, une fois que Cuba se fut libéré de l’Espagne, le conflit entre Cuba et les
États-Unis a toujours eu comme base l’affirmation de la souveraineté par l’un
face à la volonté hégémonique de l’autre, cette volonté de contrôler, de
dominer Cuba, de déterminer ses choix en matière de politiques économiques ou
d’alliances commerciales et diplomatiques. Les relations entre ces deux pays
n’ont jamais été normales, tendues qu’elles furent entre deux pôles, libération/domination, rébellion/soumission.
En
second lieu, mon scepticisme découle aussi des propos mêmes de Barack Obama. Ce
dernier a pris soin d’affirmer que le changement de politique s’adressait au
peuple cubain. Cette précision est essentielle. C’est comme s’il résistait à
reconnaître le rôle de l’État et du gouvernement cubains en tant
qu’interlocuteurs légitimes. Les discours de Barack Obama en décembre et celui
de l’Union en janvier indiquent assez clairement que l’administration, si elle
a prétend avoir renoncé à user du « gros bâton », entend poursuivre
une politique qui lui fourniront des canaux pour s’ingérer et intervenir à
l’intérieur de l’île, de plusieurs façons, toutes orientées à promouvoir sa
vision, ses valeurs, ses intérêts, et en y mettant des moyens.
En
voici certaines manifestations présentes dans les discours :
-
L’insistance sur le
rôle de la société civile et l’appui matériel que lui fourniront les
États-Unis. Par société civile, ils entendent des acteurs indépendants du
gouvernement cubain, voire en opposition au gouvernement. Ils ne reconnaissent
pas les organisations de masse qui sont à Cuba la principale expression de la
société civile pour des raisons qui tiennent à l’histoire et à la géopolitique.
-
L’insistance sur le
secteur privé et sur les mesures aptes à accroître sa prospérité et son poids.
Les États-Unis considèrent le secteur privé comme le fer de lance de leurs
intérêts. Leur politique au XXe siècle a été de coopter des Cubains
qui acceptaient de collaborer avec eux en échange d’avantages (argent,
influence, prestige).
-
L’insistance à
promouvoir la démocratie et les droits de la personne selon l’acception et la
vision qu’ont les États-Unis de ces deux termes. Ceux-ci ne reconnaissent pas
dans le système politique cubain l’expression de la démocratie. Ils n’ont que
faire de la démocratie participative en vigueur à Cuba, laquelle va bien au-delà
du dépôt périodique de bulletins dans
une urne. Des millions de Cubains participent à des consultations et à des
réunions ouvertes aux débats. S’agissant des droits de la personne, les
États-Unis privilégient les droits civiques : pour eux, la liberté d’expression
est celle des médias privés; la liberté d’association passe par des syndicats indépendants, des partis
politiques; la justice s’exprime par une procédure contradictoire, par
l’entremise d’avocats, donc coûteuse, inaccessible à la majorité. Ils ne
prennent pas en considération la couverture donnée aux droits sociaux :
l’accès universel et gratuit à l’éducation, à la santé, la modicité des coûts
du logement, de l’accès aux manifestations culturelles et sportives, etc. Aux
États-Unis, presque tous ces droits sont des marchandises et leur accès se fait
contre paiement.
-
Ils entendent faire
des voyageurs des ambassadeurs des valeurs états-uniennes. Ce rôle incombe pour
le moment aux Cubano-americanos, mais
on doit s’attendre à ce qu’il soit bientôt étendu à tous les Nord-Américains.
Un projet de loi à cet effet a été introduit au Congrès le 30 janvier dernier.
On compte sur l’effet de démonstration qu’auront ces visiteurs portés à étaler
leur richesse dans une société encore largement à l’abri du consumérisme.
-
À court terme, ils
veulent privilégier les investissements dans les télécommunications afin de
favoriser les échanges entre Cubains et Nord-Américains. On veut faire
d’Internet et de la téléphonie mobile un puissant canal pour influencer la jeunesse,
ce que certains programmes de subversion avaient tenté de faire depuis 2009. Le
programme ZunZuneo visait à inciter les jeunes
Cubains à entreprendre des actions de protestation.
-
Les États-Unis
comptent enfin sur des pays amis pour qu’ils enjoignent Cuba à appliquer la
Charte démocratique interaméricaine qui reprend l’acception US de la démocratie
et des droits de l’homme. C’est la ligne que suit le gouvernement Harper :
commercer avec Cuba certes, mais lui faire la leçon en matière de démocratie.
Certains
analystes diront que les références d’Obama aux exigences qui ont justifié dans
le passé les ingérences est sa façon d’amadouer une partie des congressistes
afin de dégager une majorité nécessaire à la levée de l’embargo. Il est
indéniable que la levée de l’embargo ne se fera pas sans le ralliement d’une
majorité qui est loin d’être acquise. Mais, d’après moi, ces exigences font
trop partie du fonds de commerce de la culture politique états-unienne pour
qu’elles ne soient ici que des éléments d’une rhétorique à vocation interne.
Rien n’indique que les États-Unis ont renoncé à la stratégie qui fut la leur
pendant plus d’un demi-siècle. L’objectif plus ou moins affirmé selon les
milieux est toujours d’induire un changement de régime à La Havane. Ils croient
seulement que le soft power pourrait
réussir là où l’usage de la force (le hard
power) a échoué. Ils croient aussi que le temps fera son œuvre. Barack
Obama a reconnu que la « la transformation de la société cubaine » ne
se ferait pas « du jour au lendemain ». On met l’accent sur le
facteur biologique, la relève des générations. La nouvelle politique
d’accompagnement (engagement) devrait
« aider le peuple cubain à s’aider à entrer dans le XXIe
siècle ». D’où cette insistance sur la société civile vue comme le vecteur
des valeurs que les États-Unis veulent diffuser à Cuba. Ils canaliseront des
fonds à cette fin. Des demandes budgétaires pour 11 millions $ ont déjà été
annoncées à la fin de décembre. C’est, à mon avis, la raison qui guide la
nouvelle politique qui tient à un changement de tactique. Washington prétend faire à visage découvert ce
qu’il faisait clandestinement, faute d’avoir été présent par le biais d’une
ambassade, de sociétés, de touristes. La bataille se transporte sur le terrain
idéologique, celui des valeurs.
Il ne fait pas de doute que cette « décision »
ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de Cuba. Dans ce qui s’annonce un
nouveau contexte, la résistance de Cuba à défendre sa voie risque d’être encore
plus difficile, car la défense de la souveraineté perdra la cohésion que lui
assurait la lutte contre un ennemi déclaré. Le peuple cubain n’est cependant
pas naïf. Mes voyages dans l’île et dans une douzaine de pays de la région me
font croire que le peuple cubain est, pris dans son ensemble, le plus éduqué de
toute l’Amérique. Un demi-siècle de résistance et une connaissance sans
pareille de son histoire l’ont préparé à décrypter les intérêts et les dangers
que cache le rapprochement annoncé, à faire une lecture politique de
l’actualité, afin de ne pas succomber au chant des sirènes. N’empêche qu’il
faudra plus que jamais mener à Cuba la « bataille des idées » à
laquelle Fidel Castro conviait ses compatriotes au tournant du XXIe
siècle.
La décision de rétablir des
relations avec Cuba ne sera « historique » que si les États-Unis renoncent à
dicter ou à orienter la conduite des dirigeants et du peuple cubains. Rien
n'indique que la majorité des Cubains aspirent à vivre
sous le système économique et politique états-unien ! Certes, ils aspirent à un
meilleur niveau de vie, mais à l'intérieur d'un socialisme rénové et durable,
ce que l’actuel programme d’actualisation s’emploie à réaliser. La levée du
blocus y contribuerait assurément. La détente et le respect mutuel dans les
relations seraient de nature à promouvoir la prospérité et à favoriser les
libertés. La relation conflictuelle qui a prévalu depuis 1959 a entraîné des
coûts énormes pour les deux parties, des coûts insignifiants pour les
États-Unis, mais qui ont engendré d’immenses souffrances et privations pour les
Cubains. Les libertés ont également souffert du fait que Cuba devait se
prémunir et repousser des actions orientées vers le sabotage et la subversion.
Le processus de
« normalisation » -- si tant est qu’une normalisation authentique est
envisageable au vu des préconceptions -- s’annonce long et contradictoire. Nous
n’en sommes présentement qu’à l’amorce. L’embargo, la pièce maîtresse, ne sera
démantelé, selon moi, qu’à la pièce et sur une période de plusieurs années. Un
lourd contentieux oppose les deux pays : la rétrocession de Guantánamo,
les propriétés confisquées aux Cubano-Americanos
et aux sociétés états-uniennes, les indemnités réclamées par Cuba pour les
dommages causés par l’embargo et les attentats, les privilèges accordés aux
émigrants cubains, etc. Par dessus tout, il y a un principe fondamental :
le respect de la souveraineté cubaine. « Nous devons apprendre l’art de
coexister, de façon civilisée, avec nos différences », déclarait Raúl
Castro le 17 décembre, une formulation qu’il a rappelée à Panama en avril.
Barack Obama et ses successeurs peuvent-ils adopter cette règle essentielle à
une coexistence pacifique ?
À la veille du Sommet des
Amériques, Barack Obama a parlé de la fin des « ingérences »
états-uniennes en Amérique latine. Le décret présidentiel à l’encontre du
Venezuela met à mal cet engagement. Les manœuvres d’ingérence se poursuivent
bel et bien. Les « révolutions de couleur » et les coups d’État
« mous » montrent que les formes d’interventions ont évolué. La
guerre médiatique orchestrée par les puissants groupes et les médias sociaux
ont remplacé les armées, du moins à l’étape de la mobilisation de l’opposition,
mais l’objectif demeure : travailler à renverser un gouvernement qui
dérange les élites locales et leurs alliés dans les pays du Nord. Cette formule
a réussi au Honduras (en 2009) et au Paraguay (en 2012). Elle a échoué jusqu’à
présent au Venezuela, en Bolivie, en Équateur, mais on observe qu’elle
s’applique présentement au Brésil, en Argentine. Dans ces deux pays, les partis
de droite et de puissants groupes médiatiques tentent de mobiliser l’opinion
publique contre les présidentes Rousseff et Fernández, donnant lieu à de grands
rassemblements, à des manifestations de rue. Au Brésil, ils tirent parti du
scandale Petrobras, allant jusqu’à réclamer la destitution de Dilma Rousseff.
La lutte contre la corruption leur fournit une cause. En Argentine, ils
cherchent à imputer la mort du procureur Alberto Nisman au gouvernement de
Cristina Fernández. Ces campagnes ont aussi un volet externe. Aux États-Unis,
des membres du Congrès, des lobbies et des tribunaux collaborent à des
poursuites contre Petrobras, alors que le gouvernement argentin tente de
résister aux actions juridiques engagées par les fonds vautours. L’affaire
Nisman a révélé comment les services secrets (CIA et Mossad) ont manipulé une
enquête afin d’impliquer l’Iran dans deux attentats survenus à Buenos Aires il
y a vingt ans et ont tenté récemment, par l’entremise du procureur Nisman,
d’inculper Cristina Fernández pour diversion.
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